« Si tout le monde en faisait autant ?! », dit le contrôleur au fraudeur. L’impératif moral kantien est spontané. Non qu’il s’agisse d’une contradiction logique, pourrait ajouter le réprimandeur, si chacun se rappelait la leçon philosophique de sa classe terminale ; mais parce que la chose même dont il s’agit à chaque fois – le transport public, ou le stationnement, ou la confiante réciprocité en général – cesserait d’exister, et la « société » s’effondrerait.
« Universalisons la maxime ! » L’impératif « catégorique » enjoint de ne faire que des choses (gestes, dispositions, projets…) compatibles avec la possibilité d’un vivre en commun – « compossibles ». Voilà ce dont il s’agit avec « l’esprit des Lumières », qui n’est pas une phase obsolète de la prépotence européenne, mais la condition de toute émancipation sociale, et donc de la « révolution » libertaire-égalitaire-fraternitaire, ennemie de la corruption, si nous tenons ce mot pour synonyme de la tricherie (avant que le programme de l’incorruptibilité n’inaugure un régime de la terreur, virage épidémique foudroyant sur les « causes » duquel la philosophie politique n’a pas fini de s’interroger).
Maintenant considérons le « si-tout-le-monde », en entendant cette fois par « monde » le monde géopolitique des Nations, de telle façon qu’il ne s’agisse plus des « personnes » ou sujets pensants individués mais des « peuples, ethnies, sociétés, cultures » – de quelque nom qu’on désigne la multiplicité des collectivités relativement homogènes et hostiles entre elles selon le partage amis/ennemis de Carl Schmitt. Les agents s’appellent maintenant USA, UK, France, Chine, Turquie etc.
Chaque État est un « état-voyou », pour reprendre cette fois la formule derridienne. La loi du chacun pour soi (en langue Donald-Trumpienne « America first ») dans la lutte à mort de sa puissance avec toute autre est devenue la loi politique. Projet de guerre perpétuelle au point qu’aujourd’hui chaque surpuissance envisage explicitement et lucidement (sic) la destruction atomique de l’humanité au nom de sa propre « survie » : chaos d’une contradiction non logique mais absolue, pareil à cette contradiction non-sens qu’exposait La Raison pratique : ordre « mondial » apocalyptique, identique à « fin du monde ».
Une Société des Nations, changée en Organisation des Nations-Unies (supérieure, donc, à tout « États-Unis »), qui reposait sur un kantisme des sociétés et sa réplication en OTAN, OMC etc, mute en complot extraterritorial de voyous pareil aux familles mafiosiques contraintes à faire trêve du s’entretuer, à « suspendre » un moment parjure, trahison, extermination pour un « cessez-le-feu ».
Morale et Politique, indissociables pour Rousseau, sont devenues, en âge de Realpolitik ou « réalisme » du réel, exclusives l’une de l’autre.
Comment en sortir ?
Comment sortir du National-Populisme, des Fronts Nationaux refermant sur une identité introuvable (mais, hélas, pas pour la technoscience du retraçable) leur « préférence » emmurée ? Puisqu’il n’est pas raisonnable d’espérer pouvoir inscrire dans toute constitution politique un acte de renonciation de l’ethnie-nationale (« Volk ») à son suprématisme, à sa volonté de reddition inconditionnelle de l’ennemi, au profit d’une relativisation du patriotisme dans l’intérêt supérieur de l’humanité… il semble qu’il faille se détourner, peu à peu et inexorablement, de la politique et du politique pour un aller (non un retour) à la morale et au moral. Mais comment ?
Si la politique ne peut plus prendre part au Bien par le biais du bien commun, parce que l’Universel et le Général se sont séparés (« idéologiquement »), la notion de refuge (au sens récent approximatif des « villes-refuges ») demande à être agrandie et tournée en « fierté » et la fuite vers une réinvention de la localité du lieu, du vaste (de la revastation contre la dévastation), un changement d’échelle de l’Assemblée et de l’esprit de compromis (et, notons-le au passage, la proscription de l’insulte vaine contre les « responsables politiques » ainsi que, plus difficilement, de la repentance corde au cou des Dominateurs responsables de tous les maux de l’Histoire, c’est-à-dire du Mal, inexorablement assignés à une Réparation infinie par la haine illimitable des réseaux sociaux)… comment réinventer une « incorruptibilité » sociale en ère de non-soupçon, une proximité d’échange des formes primordiales de Don ?
Étrangement, on dirait que la pandémie de la mondialisation, qui désertifie villes et assemblées et confine les humains en voisinage – comme au lendemain des guerres mondiales dans la diaspora silencieuse des survivants parmi les décombres aplanis – « nous » enjoint un « rester-chez-soi » sans tourisme, pour un autre tour de monde au plus proche, que la poétique des choses seule (un « chant de la terre ») rend possible : programme éco-poéthico-logique radical du « renouvelable », à condition de ne pas borner le renouvellement à celui des emballages et des trocs de CO2.
« L’amour est à réinventer », disait Rimbaud ; à charge pour ceux qui re-citent la citation de réinventer le sens dans le contexte.
Michel Deguy
20 mars 2020