En-jeu — Traduire Mallarmé

Marcos Siscar
par Marcos Siscar

Un coup de dés, traduit en portugais (Brésil) en 1974, avait déjà une place de premier plan depuis les années 50 dans l’avant-garde poétique brésilienne. A Saõ Paulo, il s’en prépare une nouvelle traduction…

La traduction d’un poème est-elle un travail « créatif » ou « philologique » ? Doit-elle concerner la poésie du présent, ou bien se porter témoin de son époque ? Pour Haroldo de Campos, qui a traduit Un coup de dés en 1974, Mallarmé était assurément un poète de son époque, plus qu’un poète attaché aux valeurs du XIXe siècle. Ce n’est pas par hasard que Un coup de dés a joué le rôle, dès les années 1950, de figure phare de l’avant-garde poétique brésilienne, à côté d’Ezra Pound et James Joyce. Ce Mallarmé « anticipe », confirme ou légitime les événements qui étaient en train de prendre place. Contre les moisissures de l’histoire littéraire, Mallarmé devient alors un poète plus expérimental que « parnassien », plus visuel que mystérieux.

 

Comme en France, la fin des avant-gardes a affaibli l’enthousiasme de ces interprétations. Par contre, presqu’à la même époque où la critique française renoue avec la lecture de ce poème, Álvaro Falleiros, professeur à l’Université de São Paulo, prépare une nouvelle traduction de Un coup de dés, bientôt sortie en livre, avec un texte d’introduction et des notes explicatives. Peut-on conclure que Mallarmé a rapport avec quelque chose qui remue à nouveau dans le contemporain de la poésie ?
Falleiros a bien raison de ne pas s’opposer à la traduction que Haroldo de Campos avait fait du poème. Non seulement parce qu’il dialogue avec son travail de manière productive, mais aussi parce que la valeur d’un geste de traduction Ce qui est en jeu
pour le traducteur
— je dirais — est la capacité qu’il aurait d’hériter de la tradition en cherchant de nouvelles conditions de « permanence ».
semble ne plus se mesurer par le simple pouvoir de négation de la lecture précédente, de rupture avec son sens. Ce qui est en jeu pour le traducteur — je dirais — est la capacité qu’il aurait d’hériter de la tradition en cherchant de nouvelles conditions de « permanence ».

 

Par rapport à cela, Falleiros observe qu’il « ne s’agit plus de prendre la traduction comme une arme dans la bataille contre un supposé conservatisme ou parnassianisme généralisé ». Il s’agit donc d’autre chose. Et, même si le traducteur ne prend pas les choses comme ça, on peut le constater : notre époque met en jeu, d’une seule fois, tout l’héritage. Et donc il ne s’agit plus d’opposer l’invention et la philologie, mais peut-être de répondre à la question : qu’est-ce que, pour le lecteur d’aujourd’hui, l’impératif d’un poème ? L’énigmatique Un coup de dés est un poème qui continue à porter ce défi, d’autant plus que le traduire est d’abord une provocation au scepticisme journalistique ou même universitaire qui s’exprime souvent par le désir de la tabula rasa. Pourquoi relire, pourquoi retraduire Mallarmé ? La réponse à cette question devrait être mise en parallèle avec nos raisons de partager l’intérêt ou l’amour de la poésie, aujourd’hui.

 

La stratégie de Falleiros, afin d’« humaniser » le poème (c’est son mot), consiste bien à lui donner une nouvelle attention, l’arrachant à la machinerie de la Poésie Concrète brésilienne dans laquelle Un coup de dés fonctionne comme l’un des dispositifs. Humaniser voudrait dire ici, d’abord, essayer d’écouter le texte, de prêter attention à son événement. Mais cela ne nous épargne pas, au contraire, de la nécessité d’« inventer un problème », comme le propose le traducteur. Et la précision herméneutique, amenée ici à la compréhension des figures de pensée, aurait comme intérêt au moins de disloquer le problème auquel le poème était jusqu’ici trop attaché.

 

Le déplacement est donc aussi critique, basé sur la connaissance plus fine du discours du poète concernant les enjeux politiques de la poésie. Dans le cas de Mallarmé, ce discours rejoint de très près les inquiétudes de notre époque quant au sens de l’histoire littéraire et celui de la poésie elle-même, exposées à ce qu’on interprète comme le rétrécissement de l’espace politique et la patrimonialisation de la culture. L’événement poétique de Mallarmé n’est donc plus pensable sans la compréhension que l’auteur avait de son rapport à l’histoire ou à la « culture », et des ressources que la poésie aurait pour répondre à sa situation.

Le traduire, dans la circonstance, c’est prendre le risque d’un nouvel usage de la tradition, cet héritage, « legs en la disparition », en gardant des distances aussi bien de la raréfaction que de la momification étouffantes de son sens. C’est le sens même d’un coup de dés poétique, dans la mesure où, « veillant / doutant / roulant / brillant et méditant », il pourrait produire la tension entre la fragilité aérienne de la plume et l’opacité de la brume à traverser.

Autrement dit, retraduire Mallarmé aura été le coup des dés.

Marcos Siscar