Mise au point — Une histoire bien française

Michel Deguy
par Michel Deguy

Comment le « culturel » revendiqué par la droite étrangle la culture.

La Droite française (je ne parle pas du grand libéralisme, ni de Montesquieu, ni de Tocqueville, ni de Raymond Aron ; mais des « idées » de MM Guéant, Sarkozy et aliii, bref de la Droite en régime, telle qu’elle se pense et parle), la Droite, dis-je, recourt, avec une insistance qu’accélère l’échéance électorale, aux mentions de « valeur, humanisme,  civilisation, dialogue social » etc… : ce sont ses « valeurs » dans leurs grands mots. Et que fait-elle en même temps ? Elle supprime ça et là, discrédite ou relègue, « la culture générale ». En termes de journalisme : elle se tire une balle dans le pied — ou dans la tête, c’est la même chose en l’occurrence.

 

La culture générale en effet, vestige ou témoin-relais de l’ancien monde (qu’on doit bien se passer de génération en génération et parce que le passé est et pour que le monde continue à être, transmise par l’éducation et l’école dans ce qu’on appelait la culture, consistait à conserver en sens commun, en usage non hypocrite, non affecté, non momifié, un emploi raisonnable à « humanisme, civilisation, dialogue, valeur », et tels autres grands mots, aptes à rassembler des citoyens dans un accord le plus souvent implicite.

Une formule (attribuée, je crois, à Alain) faisait unanimité dans le plaisir du « bon mot » Une formule (attribuée, je crois,
à Alain) faisait unanimité dans le plaisir du « bon mot » de sa citation :
« la culture, c’est
ce qui reste quand
on a tout oublié ».
de sa citation : « la culture, c’est ce qui reste quand on a tout oublié ». Et qu’est-ce qui restait, dans le meilleur des cas ? Un sens « général », oui, mais non vide, à « humanisme, valeur (etc…).

Il semble bien, donc, qu’en ère de mutation culturelle (c’est notre temps), la signification de ce bon mot soit perdue. Peut-être même le culturel consiste-t-il précisément à anéantir le sens de la formule — autrement dit à perdre le sens de la perte. Car l’attachement non feint à cette « définition » signifiait ceci : « être cultivé » ne voulait pas dire être érudit, ni même savant, ni même « très cultivé » : les fameux trous de mémoire (et qui pouvaient aller dans la bouche du bon docteur des Trois sœurs de Tchékhov, jusqu’à lui faire répéter « J’ai tout oublié ! ») m’empêchaient, certes, de « bien répondre » à telle épreuve de culture, telle question d’examen plus ou moins pointue, mais le tissu, quelque lacunaire, mangé aux mites et aux cigarettes qu’il fût devenu, tenait encore par une trame : être capable de tenir encore, et « en général », à « humanisme, valeur, civilisation, dialogue… » et à pas mal d’autres grandes choses dans leurs grands vocables ; sans beaucoup de lectures réactualisables, mais sans trop de bêtises ni d’hébétude, avec gravité ; un certain « humanisme »…

 

Supprimer la « culture générale » un peu partout (pour commencer) — on ne demandera plus à l’élève-gendarme s’il connaît le nom de Victor Hugo et le titre d’une de ses œuvres — détruira le tissu une fois pour toutes. L’imbécile horreur de la « domination » par la culture — ou élitisme — (Bourdieu)  renverra chaque candidat aux idiosyncrasies, souvent pauvres (statistiquement), de ses « goûts personnels », c’est-à-dire familiaux. Le sens sera de moins en moins commun, et la valeur intelligible et concrète des fameuses valeurs, par ailleurs brandies abstraitement en slogan électoral, s’affaiblira plus encore, de plus en plus évidée de communauté possible. Contradiction bébête de la Droite, une fois de plus.

 

Le culturel, c’est le fleuve d’oubli qui noie le sens de « la-culture-c’est-ce-qui-reste-quand-on-a-tout-oublié ».

Michel Deguy