Présentation — Valéry

Michel Deguy
par Michel Deguy

Texte lu à l’ancienne Bibliothèque Nationale à l’occasion de la parution du tome XIII des Cahiers de Paul Valéry chez Gallimard (préface de M. D.).

Non, je n’ai jamais « oublié » Valéry…

Cette captatio benevolentiae vous prie d’autoriser, sur le seuil d’une récidive de ma « Préface », un incipit en forme d’aparté autobiographique — exception paradoxale qui demanderait trop d’excuses…

Une vie avec Paul Valéry… Je n’ai jamais cessé de murmurer, presque chaque nuit, depuis qu’adolescent je recevais la Parque des mains de mon père (en cette belle édition de 1936, exemplaire arches n° 435, qu’il fit relier en vert), le 362e et parfait alexandrin :

« Ma mort, enfant secrète et déjà si formée »…

(où s’entendait : « Le rythme, enfant secret et déjà si formé… ».

C’était au début des années 40, des enfants qui ne se savaient pas contemporains des dernières années du poète, et qui, bons élèves du Lycée Pasteur (où Sartre enseignait…), s’enflammèrent dès la sixième à des jeux floraux, ignorants du 16e siècle français, mais si vifs et sérieux qu’ils s’étaient partagés en deux sectes adverses, valéryens contre claudéliens ! Le vers français était déjà la question ! Au sujet d’Adonis contre Positions et propositions ! Le premier groupe, auquel j’appartenais, partisan du dodéka et des formes fixes, écrivait des sonnets par dizaines, des épopées et des tragédies, bien sûr, en cinq actes et en vers ! « Contre » les claudéliens, ai-je dit ? Mais j’eusse mieux fait de dire avec, si le combattre- contre est toujours avec, comme le permet le régime de ce verbe, car ces joutes nous infusaient en même temps la poétique des « rivaux » et le goût de la liberté inventive — du poème en prose, de la grande strophe ou laisse de la respiration claudélienne, sans oublier le mode strophique inventé par Péguy pour son théâtre.

Et puisque j’évoque un instant cette vie si antérieure, je n’aurai garde d’omettre ni les adages de M. Teste, héros de l’intellect (et de mon père) (son « je me suis aimé, je me suis détesté puis nous avons vieilli ensemble » ou son lapidaire ultra-cartésien « Personne ne médite » — peu audible aujourd’hui où abondent les stages de « méditation »)… ; ni l’influence de Maître de philosophie de la Troisième République, Alain, qui régnait sur les khagnes, et dont les paraphrases accompagnaient ou préfaçaient le Cimetière, la Parque et l’Album des vers anciens…

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Dans la préface au 13e tome des Cahiers que Nicole Celeyrette-Pietri, William Marx et les éditions Gallimard m’ont fait l’honneur d’accepter, je me pose moins la question-de-cours : « Que reste-t-il de Valéry ? », que je ne cherche à estimer, plus retorsement et pour ainsi dire à l’envers — dans un ana-chronisme littéral (et seulement possible pour « nous » qui avons un pied dans ce naguère et un pied dans le stupéfiant « présent ») — ce qui resterait de cet âge, le nôtre, époque si attenante à la valéryenne, et si invraisemblablement méconnaissable sous un « regard actuel » de Valéry, si sa présence d’esprit revenait pour hanter encore, d’outre-tombe, nos décennies… ? Pour apprécier cette mutation, dissimulée par l’homonymie, ce voile d’ignorance, puisque la plupart de nos grands mots n’ont pas changé (ou en nuances à peine remarquées au Dictionnaire), d’un raccourci condensateur, je mets en court-circuit deux faits : celui d’un Hier, à savoir de l’enseignement de poétique d’un intellectuel organique (dans le langage de Gramsci) en position d’ « hégémonie culturelle » au Collège de France, à l’Académie, etc… et la demande aujourd’hui des chercheurs (en sciences humaines et sociales) d’un « transfert des savoirs et des connaissances » vers les « décideurs publics » [1] ! Cette plainte d’une ignorance C’est en tant que poète que Valéry était élu au Collège de France, et c’est en poéticien que de plain-pied avec les intelligences et les pouvoirs il se faisait entendre. réciproque des scientifiques et des responsables — et elle-même ne pensant plus du tout à mettre dans le coup littérature, arts et bien sûr tout spécialement pas la poésie et ses poétiques ! Divorce  majeur, non prononcé par distraction, c’est-à-dire mutation de la « culture » !

Or — j’y reviens — au milieu du siècle dernier, un homme d’influence exceptionnelle, un maître de l’intelligence (… non artificielle !), auteur d’un Discours de la Méthode, influent sur toutes les Académies… c’était en tant que poète qu’il était élu au Collège de France à une chaire de poétique, c’est en poéticien que de plain-pied avec les intelligences et les pouvoirs il se faisait entendre. Pour la dernière fois donc la poétique était au cœur du Débat, de la gigantomachie idéelle (idéologique, si vous préférez) du Temps (et ce n’est pas la position, la place singulière admirable de Bonnefoy qui invalide cette « rétrospection » comparative). Entre la poétique et les hommes de son temps, à hauteur d’enjeux communs, Valéry faisait lien. Cette relation est obsolète, ou plutôt défunte : l’affaire culturelle a déplacé la poétique du côté du divertissement ; elle ne peut plus éclairer « le monde actuel ».

Souffrez que je m’y attarde un instant.

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Jusqu’ici, selon les recherches d’une équipe du Muséum national d’histoire naturelle publiées dans les Proceedings of the national Academy of Sciences (PNAS) en 2015, 7 % de la biodiversité terrestre — vertébrés et invertébrés compris — ont déjà disparu depuis deux siècles. La dernière édition de la Liste rouge mondiale de l’Union internationale pour la conservation de la nature classe 23 250 espèces comme menacées, sur les 79 837 espèces étudiées. Au niveau mondial, sont en péril d’extinction 41 % des amphibiens — ces animaux, qui ont déjà survécu à quatre des cinq grandes crises, étant les plus vulnérables —, un quart mammifères, 13 % des oiseaux, ou encore un tiers des coraux constructeurs de récifs.

La destruction est déjà si avancée que dans de nombreux cas, il s’agit non plus de prévenir mais de guérir.

Selon le rapport Planète vivante du WWE, publié fin 2014, les effectifs de 3 038 espèces vertébrées (mammifères, oiseaux, reptiles, amphibiens et poissons) ont décliné de 52 % entre 1970 et 2010. Autrement dit, la taille de ces populations a fondu de moitié en moins de deux générations. Dans le détail, les espèces d’eau douce sont les plus durement touchées, avec une chute de 76 % entre 1970 et 2010, contre un déclin de 39 % pour les espèces marines et les espèces terrestres. Si ce déclin touche l’ensemble du globe, les pertes les plus lourdes sont observées sous les tropiques (–56 % contre –36 % dans les zones tempérées).

Derrière ces estimations, l’originalité de la sixième extinction réside dans ses causes, comme le résument les biologistes américains Paul Ehrlich et Robert Pringle dans un dossier des PNAS (août 2008) : « L’avenir de la biodiversité pour les dix prochains millions d’années sera certainement déterminé dans les cinquante à cent ans à venir par l’activité d’une seule espèce, Homo sapiens, vieille de seulement 200 000 ans. ».

 *

En un temps, le nôtre (XIXe siècle), de fin de l’anthropocène où « le pronostic vital est engagé » , et où par conséquent la seule Réforme urgente et « émancipatrice » a pour nom « l’écologie » (radicalement entendue) ; en d’autres termes où l’attachement terrestre (à ce Royaume-semblable-à-lui-même pour faire allusion à l’encyclique papale opportune), qui fut la tâche des Arts et de la poétique… nulle chaire de poétique ne peut plus nous le faire entendre ni, donc, que « le XXIe siècle sera… poétique ou ne sera pas » (comme n’a pas tout à fait dit Malraux).

Plus généralement encore (si c’est possible : un siècle après l’Affaire Dreyfus, et à l’issue de plusieurs cycles conflictuels intenses (sous le consulat Sartre-Camus ; puis dans l’esprit de soulèvement de mai 68 ; ensuite dans le retentissement, ou non, de la french theory) l’affaissement, voire le déclin, de l’influence « intellectuelle » (pas seulement « française ») coïncide (pour ne pas dire y a sa cause) avec la médiatisation de l’existence pour ce résultat de l’indifférence, l’éloignement, l’ignorance… voire le mépris, de la société « sociétale » pour ses penseurs-écrivains. Disons — à toute vitesse — que les média raréfient, évacuent et « exorcisent » ce que Pascal appelait la grandeur du deuxième ordre, ou « de l’esprit ». Sa relégation en deuxième division des « actualités culturelles » augmente le découragement de la pensée. En concomitance avec ce fait massif (visibilité de la mutation) : l’intelligence artificielle (IA) aura eu raison (déraisonnablement) de l’Intellect Agent ; Google de l’« ars inveniendi » ; le logiciel du logos, l’ordinateur du jugement… La « sortie du langage » (Godard) hors des langues vernaculaires, littéraires (des « œuvres ») — ou sortie hors de l’élément de la pensée — est le « phénomène » de cette mutation, son devenir monde « mondialisé ».

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Pour en revenir à Paul Valéry — que je n’ai pas quitté — le déglingage de la LF (du FLE ?), la mutation en tant que « fin des humanités »… pour « autre chose », un « autre cap », que l’optimisme d’un Michel Serres même ne nous fait pas bien distinguer… ne  donnerait pas que de l’humeur à Paul Valéry.

C’est du côté du langage que je reviens ; c’est-à-dire de la langue de la pensée, maternelle, vernaculaire et « littéraire » : la stupeur et l’incompréhension de Paul Valéry à l’entente de la lecture du français tel qu’on le parle (de communication et d’information,dans l’espace public devenu publicitaire, dans l’effréné incessant désespéranto globish de la propagande mondiale de la croissance par consommation) et la séparation de la techno-science conduisant la recherche à la déterrestration, me font me demander dans cette hors-temporalité imaginaire où j’invente une sorte de Jugement Dernier Valéryen… si Valéry Il y a des « mauvaises pensées » chez Valéry. Parmi elles peut-être celle-ci : « Si nous étions vraiment “révolutionnaires”
(à la russe),
nous oserions toucher
aux conventions
du langage… »
lui-même n’a pas « quelque part » (!) cédé à un pressentiment du pire dont l’air de son temps se chargeait déjà.

Il y a des « mauvaises pensées » chez Valéry. Nous le savons. Parmi elles peut-être celle-ci, dont l’infaillible et amical GPS de Michel Jarrety me confirme la localisation : au Cahier 1944, éditions du CNRS, tome 28, p. 925 ; et dans l’anthologie Pléiade, tome I, page 473 : « Si nous étions vraiment “révolutionnaires” (à la russe), nous oserions toucher aux conventions du langage »… Les guillemets et la parenthèse me font tenir cette pensée pour une boutade (plutôt antisoviétique qu’antirusse), une sorte de p.v., si vous me permettez ce jeu acronymique douteux qui assimile Paul Valéry à un vigile émetteur de « contraventions ». Mais en même temps comme un risque pris, peut-être une hypothèse dans la Recherche-de-Vérité de Paul Valéry poéticien et linguiste…

Ne peut — ou plutôt ne pouvait — être détruit ce qui n’avait pas été construit… Sans doute notre XXIe siècle est-il en train de prouver le contraire puisque cette fin d’anthropocène détruit l’indestructible Nature. Une affaire de majuscule ? Mais la Nature n’a pas seulement perdu sa majuscule ; le journal du 2 juin affiche : « Biodiversité : le pronostic vital est engagé ».

Mais précisément Valéry nous a quittés avant cette littérale catastrophe.

 

Autrement dit, il n’y a pas (il n’y avait pas) de « conventions du langage » — même s’il y en a à une certaine échelle. Le langage n’est pas une chose (ou « étant ») par convention, « nomô kaï théseï ». Ce à quoi on pourrait « toucher révolutionnairement » est « superficiel », du côté de la « performance » relative, historique, sociale voire « sociétale », qui ne peut bouleverser la nappe phréatique de la « compétence » chomskyenne… « On a touché au vers », dit Mallarmé à Oxford ; mais pas à la langue. Il y a des réformes de l’orthographe, certes, mais le langage n’est pas réformable (… à moins qu’on en sorte ; ce qui est programme de logiciel contemporain, d’IA, de numérisation, de Big Data… mais pas de logos). Quelque préscience ou pressentiment du Valéry mathématicien et biologiste anticipait-elle cette mutation climatique, le nouveau « cloud » ?

 

Ni theseï ni phuseï, c’est cette nature non naturelle au sens où il n’est pas probable qu’un organe spécifique, « créé » par exemple, ait fait « origine » du parler — mais une phylogenèse interminablement immémorable intéressant tout le sôma, distinguant l’animalité de l’humanité animale de l’homme…

Et ce devenir, cette « évolution » jamais instituée ni par position ni par règle, en amont de toute loi, joue (ou jouait) le rôle d’une condition de possibilité transcendantale de la pensée — qu’aucune fable, fût-elle la rousseauiste bucolique des bergers gazouillant d’amour au bord de la fontaine, ne peut faire qui ne soit autre chose qu’une mise en scène pour l’imagination empirique.

Mais si « l’Evolution » passe par l’homme, qui la prend en main (en techno-science, mathésiquement, « cartésiennement »), alors il maîtrise et possède le régime des « langages » du langage par « convention » — , lois et règles « planétairement » organisables.

De sorte que c’est « nous » — un large nous —, fils adoptifs de Valéry & de quelques autres, qui pouvons adopter, minutieusement, non pas tel ou tel morceau de l’héritage, mais le relais de « toute une tradition », dont il fut lui-même fils — adoptant Mallarmé, un des grands translateurs —, c’est ce nous, dis-je, qui a la responsabilité de poursuivre la question sans réponse de la poétique : A quoi bon des poètes en temps de détresse ?

Michel Deguy

 


Note

[1] Le Monde, 3.02.2016 : l’Alliance Athena, qui regroupe les acteurs de la Recherche en sciences humaines et sociales (disons l’EHESS, toutes les « sections » de l’Ecole Pratique) adresse au Ministère de tutelle une plainte en ignorance mutuelle fatale des puissants et des savants…