Martin Rueff

“ Ceux qui croiront parler leur langue parleront la mienne ”

Césarisme et langage politique, ou comment Berlusconi, en vidant le langage de tout contenu à force de blagues, de mensonges et de démentis, a rendu impossible l’usage de la langue, a réduit ses opposants au silence et rendu illusoire toute prise de parole. Le remède : (é)lire Rousseau…


« A chaque fois que le langage est en jeu, la situation devient politique par définition, parce que c’est
le langage qui fait de l’homme un être politique ».

Hannah Arendt, La condition humaine

 

 

1. « Rapport des langues aux gouvernements »

1. 1. « Ce serait la matière d’un examen assez philosophique, que d’observer dans le fait et de montrer par des exemples combien le caractère, les mœurs et les intérêts d’un peuple influent sur la langue » : telles sont les dernières lignes du dernier chapitre de l’Essai sur l’origine des langues de Jean-Jacques Rousseau. Rousseau les emprunte aux Remarques sur la grammaire générale et raisonnée de Duclos. Ce chapitre s’intitule « Rapport des langues aux gouvernements ». On aura reconnu dans cette tournure un écho des formulations de Montesquieu qui définissait les lois au livre un de De l’esprit des lois comme «  les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses ».

Il n’est pas impossible que de sa lecture et de sa comparaison avec ce que Brecht appelle d’une formule aimée de Walter Benjamin « les mauvaises choses du présent », puisse résulter quelque éclairage sur le problème qui nous réunit.

 

Comment Rousseau envisage-t-il le rapport des langues aux gouvernements ? Et y a-t-il là matière à une réflexion sur la politique des êtres parlants au point même où se croise une définition de l’homme comme animal politique et comme appartenant à une langue ? Mieux encore, puisque Rousseau, au nom de ce qu’il faut bien appeler son « rationalisme appliqué », entend observer « sur le fait », et prendre des « exemples » (on opposera aisément cette démarche à celle des Discours ou du Contrat qui entendent on le sait, écarter tous les faits et proposer des hypothèses), ne peut-on pas se pencher sur la situation politique italienne contemporaine pour mesurer le rapport de la langue au gouvernement ? On ferait alors pour l’Italie, et au regard du rapport de sa langues à ses gouvernements ce que Rousseau fit pour la Pologne et pour la Corse. La proposition est d’autant moins osée, on va le mesurer, que la langue italienne occupe une place décisive dans l’Essai sur l’origine des langues, place que l’on comprend mieux si l’on rappelle que l’Essai est contemporain du débat qui oppose Rousseau à Rameau, et par delà Rameau à la musique française et par delà la musique française à la langue française. Dès la Lettre sur la musique française Rousseau avait opposé le français comme langue sourde et articulée à l’italien, cette langue « douce, sonore, harmonieuse et accentuée ». L’Essai sur l’origine des langues fonde cette conviction dans un chapitre célèbre consacré à la « Formation des langues du midi ». La langue italienne est une langue passionnée et mélodieuse : une langue de femmes et d’hommes libres, mais d’une liberté qui n’est pas celle que devrait octroyer le commerce des échanges dans une société du rapport aux choses mais de celle que donne la participation à une vie passionnée dans le rapport aux autres.

 

1. 2. Reprenons un peu plus haut le fil de l’argument pour lire ce dernier chapitre et mieux entendre les questions qu’il nous pose. Lorsque Rousseau, au premier paragraphe de l’Essai définit la parole comme la « première institution sociale » (p. 375), il retrouve un problème qu’il a traité dans les deux parties du Discours sur l’origine de l’inégalité (O.C III, p. 146-151 et pp. 167-169). Entre les deux œuvres, il y a cette similitude fondamentale : elles considèrent l’une et l’autre les besoins qui rassemblent les hommes et les moyens qui assurent la communication au sein du groupe en évolution. Tandis que le Discours s’attache à décrire la succession des modes de subsistance et des techniques, la généalogie des rapports moraux, les différents types d’organisation sociale et de gouvernement, l’Essai porte son attention sur ce qui n’aura été qu’évoqué qu’en passant dans le Discours : « le chant et la danse » inventés dès les premières fêtes, au moment où s’établit « quelque liaison entre diverses familles » (III, p. 169). C’est au destin de ce premier chant qu’est consacrée toute la seconde partie de l’Essai. Subsidiairement sera posée la question du destin de la poésie et surtout du déclin de l’éloquence, dont il est parlé dans le chapitre final.

 

Les textes dans lesquels Rousseau dégage le plus nettement l’articulation entre les « caractères nationaux » et le jeu des passions sociales sont précisément ceux qui portent sur la création des langues. On doit remarquer écrit-il au chapitre premier de l’Essai sur l’origine des langues, « qu’on ne connaît d’où est un homme qu’après qu’il a parlé ». Ce qui signifie d’abord qu’avant d’être physique, la diversité des hommes est culturelle (Rousseau dirait morale) ; mais aussi et surtout que la diversité morale s’illustre parfaitement dans la diversité linguistique. Cependant Rousseau va plus loin encore et voit dans la langue bien plus que l’indice du lieu géographique dont chaque homme est originaire : la langue, pourrait-on dire, est elle-même comme le lieu symbolique qui spécifie pour chaque homme, en tant qu’il est un être de culture, sa plus intime appartenance. « Les têtes, écrit-il dans l’Emile, se forment sur les langages, les pensées prennent la teinte des idiomes, la raison seule est commune, l’esprit en chaque langue a sa forme particulière ; différence qui pourrait bien être en partie la cause ou l’effet des caractères nationaux ». Or cela, ajoute-t-il, peut s’expliquer par le fait « que chez toutes les nations du monde la langue suit les vicissitudes des mœurs et se conserve ou s’altère comme elles » (O.C. V, p. 346). L’existence morale d’un peuple, c’est-à-dire le monde de représentations auquel s’articule son activité historique, transparaît dans « la forme particulière de la langue » ; et sa langue traduit son « caractère national » original. De ces deux prémisses, on doit conclure que le caractère d’un peuple s’explique avant tout par les « vicissitudes de ses mœurs », c’est-à-dire par l’histoire de ses affections sociales.

 

Le chapitre IX de l’Essai sur l’origine des langues décrit de façon fort éclairante le lien qui existe entre les constructions de l’imagination, produits des passions sociales, et les « formes particulières » du génie des nations qui s’incarnent dans les conventions linguistiques. Selon l’Essai, « les affections sociales » qui « nous transportent hors de nous-mêmes » et qui arrachent l’humanité à la nature pour la faire entrer dans une dimension culturelle et historique, ont dès leur origine besoin de s’incarner dans des langues complexes, articulées et conventionnelles qui donnent à la fantaisie de chacun un moyen d’expression que les cris et les gestes ne peuvent pas fournir. Pour comprendre comment Rousseau articule la naissance des passions sociales et l’invention des langues conventionnelles, il faut rappeler le rôle qu’il accorde à l’apparition de la métaphore. Cette hypothèse est d’une grande importance pour comprendre la nature de l’espace social fait de passions entrechoquées et de discours imagés. Les langues conventionnelles, que Rousseau distingue de la langue naturelle, se caractérisent par ceci qu’elles formalisent les extrapolations de l’imagination. En fixant, dans les désignations des choses, une transfiguration de la réalité représentée, le déplacement métaphorique opère et confirme une déformation dans le passage du réel à sa représentation. On comprend alors le lien que fait Rousseau entre la naissance des passions sociales et celles des langues d’institution où se dépose l’esprit d’un peuple puisque le monde de « l’opinion » construit par les passions sociales consiste précisément dans ces distorsions, ces illusions et ces disproportions qui cristallisent dans les métaphores. Le jeu des passions sociales, en engageant chaque « nation » dans une invention linguistique et culturelle spécifique, fait perdre à l’humanité l’unité qu’elle possédait en tant qu’espèce naturelle et donne naissance à la « prodigieuse diversité des mœurs et de caractères » dont elle offre le spectacle lorsqu’on jette « les yeux sur toutes les nations du monde » (Lettres morales, V, O.C. IV, p. 1107 et Emile V, O.C. IV, p. 830).

 

Au terme de son histoire la parole est devenue incapable de remplir la fonction que Rousseau avait définie dans le Discours, d’une formule synthétique : « persuader des hommes assemblés » (p. 148). Le dernier chapitre de l’Essai sur l’origine des langues ne se présente donc moins comme un hapax (une politique de la langue) que comme le résultat d’une triple histoire : l’histoire des formes d’association des hommes, l’histoire des langues qu’elles expriment et qui les expriment, l’histoire des formes littéraires qui découlent de ces deux premières histoires. Dans ces trois histoires l’Italie représente pour Rousseau un véritable modèle.

 

1. 3. On peut maintenant lire le dernier chapitre de l’Essai. Pour commencer à en prendre la mesure il faut faire retentir dans toute sa gravité cette thèse apparemment anodine et qui avait fait l’objet dans le deuxième discours d’une réflexion théorique aporétique : « la parole est la première institution sociale ». Ce n’est pas dire seulement, ce qui serait beaucoup, que le règlement de son origine n’appartient pas à la théologie, c’est dire aussi que ce règlement relève d’une théorie de la société, du social.

Si Rousseau rend hommage au Cratyle dans un paragraphe de l’Essai sur l’origine des langues, c’est moins parce qu’il s’accorde avec ses thèses que parce qu’il y reconnaît la véritable position du problème : une fois entendu que le langage est institué et institué socialement, reste à examiner la manière dont progressent ensemble l’institution de la société et l’institution du langage. C’est bien le lieu d’une politique des êtres parlants. On peut faire l’hypothèse que Rousseau reprend à Hobbes l’expression d’institution et que Rousseau s’oppose à Hobbes non seulement sur l’institution de la société politique (c’est chose connue), mais sur l’institution des langues (c’est chose moins connue) et sur l’évolution de leur progression.

 

Si les langues se règlent sur les besoins des hommes et si l’éloquence se règle sur les langues, quel est aujourd’hui demande Rousseau l’état de ces besoins, le stade de progression de ces langues et le destin de l’éloquence ?

Dans les anciens temps où la persuasion tenait lieu de force publique l’éloquence était nécessaire. A quoi servirait-elle aujourd’hui que la force publique supplée à la persuasion ? L’on n’a besoin ni d’art ni de figure pour dire, tel est mon plaisir. Quels discours restent donc à faire au peuple assemblé ? Des sermons. Et qu’importe à ceux qui les font de persuader le peuple, puisque ce n’est pas lui qui nomme aux bénéfices ? Les langues populaires nous sont devenues aussi parfaitement inutiles que l’éloquence. Les sociétés ont pris leur dernière forme ; on n’y change plus rien qu’avec du canon et des écus, et comme on n’a plus rien à dire au peuple sinon donnez de l’argent, on le dit avec des placards au coin des rues ou des soldats dans les maisons ; il ne faut assembler personne pour cela : au contraire, il faut tenir les sujets épars ; c’est la première maxime de la politique moderne.

Ce qui marquait les anciens temps, c’était la possibilité du rassemblement et la nécessité de l’éloquence pour persuader. A l’encontre de ses contemporains, Rousseau n’envisage pas le progrès de la société comme un progrès de l’entente politique dans le jeu des discours mais comme le progrès de la force qui rend superflue la persuasion. De quelle nature est cette force ? Elle a pour Rousseau un triple visage.

 

La dernière forme des sociétés, c’est d’abord le visage du bon plaisir des gouvernements qui s’arrogent les prérogatives de la souveraineté. Cette forme se nomme arbitraire ou exception ou faction. Elle dicte un discours : le sermon. Le sermon lénifiant a pour fonction de masquer la réalité de l’exercice de la force. Il ne convainc ni ne persuade. Il rappelle le discours de l’imposteur au début de la seconde partie du deuxième discours. C’est le discours de l’usurpateur. Plus les sociétés avancent plus l’imposture des usurpateurs nécessite des raffinements de sermons.

 

La dernière forme des sociétés, c’est ensuite la force pure : le canon, les soldats dans les maisons. La politique moderne c’est l’usage de la force ou le déni du droit. Ce qu’on ne peut appeler qu’ironiquement « droit du plus fort » on peut renvoyer ici au chapitre III du Contrat Social. Comment s’exerce cette force : dans les maisons. Il ne s’agit pas seulement pour Rousseau d’insister sur le point d’application du pouvoir de coercition, mais sur une maxime générale : la séparation. « Il faut tenir les sujets épars ; c’est la première maxime de la politique moderne ». Un politique qui se nie dans son fondement pour s’exercer. Dès lors que la politique moderne interdit les rassemblements, elle nie la condition de possibilité de la volonté générale et le gouvernement entrave le fonctionnement même de ce dont il tire sa légitimité : la souveraineté. La politique devenue police sépare là où la politique fidèle à son principe devrait rassembler.

 

Enfin, la dernière forme des sociétés, c’est l’argent, les « écus ». « On n’a plus rien à dire au peuple sinon : « donnez de l’argent ». Condamner le peuple à ne pouvoir se réunir pour faire advenir la parole de la souveraineté et l’atomiser pour l’escroquer, c’est tout un. Arbitraire, force, enrichissement : tels sont les trois visages du gouvernement qui imposent aux sociétés leurs nouvelles formes : la servitude, l’inquiétude, l’intérêt.

 

A société servile, langue servile. On le mesure aisément au destin de l’éloquence. Rousseau insiste : Il y a des langues favorables à la liberté ; ce sont les langues sonores, prosodiques, harmonieuses, dont on distingue le discours de fort loin. Les nôtres sont faites pour le bourdonnement des divans.

 

La mort de l’éloquence coïncide avec la mort des peuples libres. Rousseau choisit trois exemples de ce double déclin des formes de l’éloquence et des formes de la société. Le déclin de la prédication religieuse, le déclin de l’éloquence politique (Chez les anciens on se faisait entendre aisément au peuple sur la place publique ; on y parlait out un jour sans s’incommoder), le déclin de l’éloquence militaire. Qu’on suppose un homme haranguant en français le peuple de Paris dans la place de Vendôme. Qu’il crie à pleine tête, on entendra qu’il crie, on ne distinguera pas un mot. Il achève son chapitre par une curieuse observation :

Si les charlatans des places abondent moins en France qu’en Italie, ce n’est pas qu’en France ils soient moins écoutés, c’est seulement qu’on ne les entend pas si bien. M. d’Alembert croit qu’on pourrait débiter le récitatif français à l’italienne ; il faudrait donc le débiter à l’oreille, autrement on n’entendrait rien du tout. Or je dis que toute langue avec laquelle on ne peut pas se faire entendre au peuple assemblé est une langue servile ; il est impossible qu’un peuple demeure libre et qu’il parle cette langue-là.

Il est remarquable en effet que l’Essai s’achève sur le rappel de la différence des langues et des mœurs entre la France et l’Italie. Cette différence a maintenant une toute autre portée : alors que la langue italienne en vertu de son énergie et de son actualisation est de nature à rassembler le peuple, la situation actuelle est telle que ce sont des charlatans qui rassemblent autour de leur parole d’imposture les peuples des places. Ainsi alors que la langue française, celle des divans et des chuchoteries à l’oreille est une langue servile, la langue d’Italie est celle d’un peuple libre, mais son histoire la porte à la caricature de l’éloquence et du rassemblement. C’est encore le spectre du second discours qui plane ici. Derrière le charlatan des places d’Italie l’imposteur de la propriété :

Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne. O.C. III, p. 164 [1].

Vous êtes perdus ? Nous sommes perdus.

 

2. Ceux qui croiront parler leur langue
parleront la mienne

2. 1. Le rideau est en train de tomber sur la tragédie à l’italienne. En s’effondrant, le régime de Berlusconi arrache tout sur son passage et découvre les racines qu’il a pourries. Parmi les mottes séchées, on voit déjà courir les vers. La lumière commence à se faire et dans la pénombre, l’obscène le dispute au macabre. On pense aux césars de Suétone mais le dernier mot pourrait être au Sganarelle de Dom Juan : « Ciel offensé, lois violées, filles séduites, familles déshonorées, parents outragés, femmes mises à mal, maris poussés à bout, tout le monde est content ».

 

Ceux qui devaient tout au boss devront maintenant se retourner contre eux-mêmes après s’être acharnés contre lui. Ils ne méritent aucune clémence. Quant à ceux qui dénoncèrent l’infamie, il ne leur servit à rien d’avoir raison. Laocoon ne fut pas plus heureux que Cassandre.

Aussi sinistres soient les scénarios de demain, aussi catastrophique soit l’état de l’Italie (tous les indicateurs vont dans le même sens), aussi désespérante soit la vie des Italiens (des jeunes, des femmes, des personnes âges, des immigrés), l’essentiel n’est pas là. L’essentiel est que Silvio Berlusconi avait si bien incarné le pouvoir et, pour le dire dans les termes de Rousseau, le détournement factieux de la souveraineté populaire par la volonté particulière des gouvernements qu’on pourrait être tenté de croire que sa chute entraînera la chute du berlusconisme. Cette erreur serait grave. Le berlusconisme survivra à Berlusconi. Il n’est pas tout à fait exclu qu’il l’ait précédé dans l’histoire de l’Italie. [2] On peut citer Rino Genovese qui répond à la question « che cos’é il berlusconismo ? » par la formule : « il berlusconismo appare quindi sempre di più […] il nome che la democrazia deformata ha assunto in Italia ». [3]

 

2. 2. Selon un avis partagé, il sera très difficile aux historiens de l’avenir de comprendre pourquoi une grande partie des italiens (de tous bords ?) est restée attachée pendant dix sept ans à celui qui s’était présenté comme un sauveur et fut un fossoyeur souriant d’un type tout à fait nouveau.

Or si toutes les explications avancées, historico-politique (la haine de l’Etat aurait porté un peuple à choisir celui qui incarnait le mieux cette haine) ; socio-politique (Berlusconi aurait donné raison à l’hypothèse d’une ‘servitude’ volontaire) ; économico-politique (Berlusconi aurait réussi à ‘acheter’ les Italiens) ; ou médiatico-politique (il les aurait anesthésiés par l’effet continu et agissant de l’opium médiatique), sont préférables à la tentation de reconnaître chez les Italiens des tendances profondes à un fascisme éternel, une espèce de « fascisme transcendantal », sur le modèle du « pétainisme transcendantal » qui affligerait la France, il n’est pas certain qu’elles suffisent. D’aucuns voudraient que Silvio Berlusconi soit la « métaphore » de l’Italie. Ils veulent sans doute dire sa synecdoque : il en résumerait l’essence. Mais cette rhétorique n’est pas la bonne.

 

 2. 3. Une autre hypothèse, plus inquiétante, peut être formulée.

Carlo Ginzburg vient de rappeler la généalogie du césarisme dans Le fil et les traces, vrai faux fictif. [4]

En 1850 Auguste Romieu avait inventé ce terme « césarisme » pour définir un régime qui était le « résultat nécessaire d’une phase d’extrême civilité […], ni monarchie, ni empire, ni despotisme, ni tyrannie, mais quelque chose de singulier qui n’est pas encore bien connu ». [5]

En 1864, le Machiavel du Dialogue aux enfers de Joly fait écho à Romieu : « tous les pouvoirs souverains ont eu la force pour origine, ou, ce qui est la même chose, la négation du droit (…) Ce mot de droit lui-même, d’ailleurs, ne voyez-vous pas qu’il est d’un vague infini? ».

Machiavel n’hésite pas à provoquer son interlocuteur (Montesquieu) en associant brutalement le « césarisme » à un « despotisme gigantesque ».

Joly suit ici Tocqueville qui annonçait en ces termes le futur des sociétés démocratiques dans De la démocratie en Amérique. Il faut rappeler le chapitre VI de la quatrième partie du tome II. Il s’intitule : « Quelles espèces de despotisme les nations démocratiques ont à craindre ».

Il semble que, si le despotisme venait à s’établir chez les nations démocratiques de nos jours, il aurait d’autres caractères : il serait plus étendu et plus doux, et il dégraderait les hommes sans les tourmenter ». Dégrader les hommes sans les tourmenter. Quel programme !

Tocqueville peine à nommer cette nouvelle forme de despotisme : « Je pense donc que l’espèce d’oppression, dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l’a précédée dans le monde; nos contemporains ne sauraient en trouver l’image dans leurs souvenirs. Je cherche en vain moi-même une expression qui reproduise exactement l’idée que je m’en forme et la renferme; les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point. La chose est nouvelle, il faut donc tâcher de la définir, puisque je ne peux la nommer ».

Cette définition est une vision.

Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde: je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres: ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas; il les touche et ne les sent point; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et, s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie.

Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sut leur sort. il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs. principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages, que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? C’est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l’emploi du libre arbitre; qu’il renferme l’action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu à chaque citoyen jusqu’à l’usage de lui-même. L’égalité a préparé les hommes à toutes ces choses : elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait. Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l’avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière; il en couvre la surface d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule ; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige; il force rarement d’agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on agisse; il ne détruit point, il empêche de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation a n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. J’ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible, dont je viens de faire le tableau, pourrait se combiner mieux qu’on ne l’imagine avec quelques-unes des formes extérieures de la liberté, et qu’il ne lui serait pas impossible de s’établir à l’ombre même de la souveraineté du peuple.

 

Citons pour finir ici la conclusion de ce sinistre chapitre. On y retrouvera le scénario de Rousseau.

Il est, en effet, difficile de concevoir comment des hommes qui ont entièrement renoncé à l’habitude de se diriger eux-mêmes pourraient réussir à bien choisir ceux qui doivent les conduire; et l’on ne fera point croire qu’un gouvernement libéral, énergique et sage, puisse jamais sortir des suffrages d’un peuple de serviteurs. Une constitution qui serait républicaine par la tête, et ultra-monarchique dans toutes les autres parties, m’a toujours semblé un monstre éphémère. Les vices des gouvernants et l’imbécillité des gouvernés ne tarderaient pas a cri amener la ruine; et le peuple, fatigué de ses représentants et de lui-même, créerait des institutions plus libres, ou retournerait bientôt s’étendre aux pieds d’un seul maître.

 

Au chapitre VII, Tocqueville envisage deux antidotes : la presse et le pouvoir judiciaire.

Je pense que les hommes qui vivent dans les aristocraties peuvent, à la rigueur, se passer de la liberté de la presse; mais ceux qui habitent les contrées démocratiques ne peuvent le faire. Pour garantir l’indépendance personnelle de ceux-ci, je ne m’en fie point aux grandes assemblées politiques, aux prérogatives parlementaires, à la proclamation de la souveraineté du peuple. Toutes ces choses se concilient, jusqu’à un certain point, avec la servitude individuelle; mais cette servitude ne saurait être complète si la presse est libre. La presse est, par excellence, l’instrument démocratique de la liberté. Je dirai quelque chose d’analogue du pouvoir judiciaire. Il est de l’essence du pouvoir judiciaire de s’occuper d’intérêts particuliers et d’attacher volontiers ses regards sur de petits objets qu’on expose à sa vue; il est encore de l’essence de ce pouvoir de ne point venir de lui-même au secours de ceux qu’on opprime, mais d’être sans cesse à la disposition du plus humble d’entre eux. Celui-ci, quelque faible qu’on le suppose, peut toujours forcer le juge d’écouter sa plainte et d’y répondre: cela tient à la constitution même du pouvoir judiciaire. Un semblable pouvoir est donc spécialement applicable aux besoins de la liberté, dans un temps où l’œil et la main du souverain s’introduisent sans cesse parmi les plus minces détails des actions humaines, et où les particuliers, trop faibles pour se protéger eux-mêmes, sont trop isolés pour pouvoir compter sur le secours de leurs pareils. La force des tribunaux a été, de tout temps, la plus grande garantie qui se puisse offrir à l’indépendance individuelle, mais cela est surtout vrai dans les siècles démocratiques; les droits et les intérêts particuliers y sont toujours en péril, si le pouvoir judiciaire ne grandit et ne s’étend à mesure que les conditions s’égalisent.

 

Mais alors que Tocqueville voyait encore dans la liberté de la presse et dans la séparation des pouvoirs l’antidote le plus fort contre les maux de l’égalité, Joly, qui avait vécu l’expérience du Second Empire, ne se faisait aucune illusion à ce propos. Selon son Machiavel, le futur le plus adapté aux sociétés modernes serait une forme de despotisme qui laisserait intacts le système parlementaire et la liberté de la presse : « Un de mes grands principes », dit le Machiavel de Joly, « est d’opposer les semblables. De même que j’use la presse par la presse, j’userai la tribune par la tribune… Les dix-neuf vingtièmes de la Chambre seraient des hommes à moi qui voteraient sur une consigne, tandis que je ferais mouvoir les fils d’une opposition factice et clandestinement embauchée ».

 

Cette stratégie devra porter à « l’anéantissement des partis et la destruction des forces collectives » même si la liberté restera formellement intacte. On pourra utiliser une stratégie analogue avec la presse : « j’entrevois la possibilité de neutraliser la presse par la presse elle-même. Puisque c’est une si grande force que le journalisme, savez-vous ce que ferait mon gouvernement ? Il se ferait journaliste, ce serait le journalisme incarné. (…) Comme le dieu Vishnou, ma presse aura cent bras, et ces bras donneront la main à toutes les nuances d’opinion quelconque sur la surface entière du pays. On sera de mon parti sans le savoir. Ceux qui croiront parler leur langue parleront la mienne, ceux qui croiront agiter leur parti agiteront le mien, ceux qui croiront marcher sous leur drapeau marcheront sous le mien ».

 

2. 4. La télévision

Une presse a cent bras, un paon aux yeux d’Argus. Joly qui avait entrevu les dangers d’une presse regroupée dans les mains d’un seul ne savait pas combien la télévision réaliserait ce que l’image de Vishnou laissait apercevoir au loin : un pouvoir tentaculaire, un soldat dans la maison de chacun.

Est-il possible de lier une réflexion sur l’hégémonie et la concentration du pouvoir et de sa diffusion, le péril nouveau qu’elles font courir à la démocratie, la langue et la télévision en Italie ? Il revient à Pier Paolo Pasolini de l’avoir tenté dans les années 1974-1975 dans des textes d’une grande lucidité.

La thèse de Pasolini est simple : c’est la télévision qui a assuré l’unité linguistique de l’Italie.

Le 21 octobre 1975 Pasolini s’entretient avec les étudiants et les enseignants du Lycée Palmieri de Lecce. Il aura le temps de reprendre cet entretien qu’il intitulera Volgar’eloquio, en référence à Dante dont De l’éloquence en vulgaire vient d’être retraduit en français. Il mourra dans la nuit du 1er novembre après avoir répondu aux questions de Furio Colombo et suggéré lui-même le titre de cet entretien : Siamo tutti in pericolo (Nous sommes tous en danger).

 

Quelle est la thèse de ce Volgar’eloquio ? Pasolini y prend position par rapport à la question du dialecte dont la libération est appelée de leurs vœux par ceux qui sont convaincus de son potentiel d’émancipation. La réponse de Pasolini est remarquable. Il en va de l’institution des dialogues à l’école précise-t-il comme de l’éducation sexuelle : introduire l’éducation sexuelle à l’époque du clérical fascisme, c’était une libération, l’introduire à l’heure de l’homologation de la sexualité par la culture du marché, c’est un douloureux contresens. De la même manière introduire les dialectes à l’école eût été un bienfait dans une école pluraliste mais dans une société dominée par les cent bras de Vishnou, c’est un nouveau contresens.

Le vrai problème aujourd’hui n’est pas qu’il y ait un pluralisme linguistique et culturel. Le vrai problème c’est bien plutôt que ce pluralisme linguistique et culturel soit progressivement détruit et homologué par ce génocide dont parle Marx, et dont le coupable est la société de consommation et son grand instrument de diffusion qu’est la télévision ainsi que l’école dans les derniers temps. Parce que les enseignants qui ont la conscience que vous avez de ces problèmes représentent une petite élite [en français dans le texte]. Dans la majorité des cas, ces problèmes, ils ne se les posent même pas. Le grand corps des enseignants se trouve maintenant aux côtés de la télévision pour imposer ce fameux italien, qui, de surcroît, n’est même plus le beau florentin littéraire qui pouvait en quelque sorte constituer un idéal ; c’est l’italien horrible de la télévision. Ainsi, à l’école, et je ne parle pas de l’école élémentaire mais bien de l’enseignement supérieur, il ne faut plus mettre les corrections en rouge, les mauvaises notes en italien, les quatre sur dix à des compositions qui seraient farcies d’expressions dialectales — ce qui serait véritablement injuste, et au contraire il vaudrait mieux donner un neuf sur dix à une composition dans laquelle on trouverait une contaminatio entre l’italien et le dialecte — il faut les mettre à un élève qui s’exprimerait comme Mike Bongiorno [6].

 

Plus loin, répondant au professeur Faraco, Pasolini précise le contenu de ce retournement :

Tout ce qu’a fait le capitalisme jusqu’il y a dix ans, c’est-à-dire la centralisation cléricale et fasciste, je l’ai répété mille fois, n’a pas réussi à mettre à mal le particularisme cultural des italiens. D’un point de vue anthropologique, un sicilien était un sicilien, un albanais était un albanais, un frioulan, un frioulan. Rien n’avait pu les transformer. L’apparition de la culture de masse, des mass media, de la T.V., du nouveau type de scolarisation, du nouveau type d’information et surtout des nouvelles infrastructures, c’est-à-dire la société de consommation ont été responsables d’une acculturation, d’une centralisation à laquelle aucun gouvernement, qui se proclamait centralisateur, n’avait jamais réussi. La société de consommation, qui se déclare tolérante, et ouverte aux possibilités de la décentralisation, s’est révélée centralisatrice. Cette société a réussi à perpétrer ces génocides que le capitalisme peut-être a réussi à mener à bien, en France peut-être, ou en Angleterre au temps de Marx, et dont Marx avait été le témoin.

 

Pasolini évoque alors dans des termes particulièrement nets ce qu’il considère comme une révolution anthropologique :

Or, aujourd’hui, le système social se trouve à mon avis changé de manière révolutionnaire à l’intérieur même du capitalisme. La société de consommation est une forme absolument nouvelle, révolutionnaire du capitalisme, parce qu’elle possède en soi des éléments complètement nouveaux qui entraînent sa révolution : la production de biens superflus à grande échelle et donc, la découverte de la fonction hédoniste. Cette découverte est tel que ce nouveau capitalisme, ce nouveau système social, comme tu le dis, refuse qu’il y ait des pauvres, mais exige qu’il y ait des gens qui vivent bien et qui puissent consommer. Ce nouveau système veut des bons consommateurs, non des bons citoyens. Cela a entraîné une transformation anthropologique des Italiens. Pourquoi des Italiens plus que des autres ? Parce qu’il s’agit de la première véritable unification que l’Italie ait jamais connue dans son histoire. Je dis la première parce que l’Italie n’a jamais connu ni une unification monarchique, ni une unification luthérienne réformiste, qui a préparé la civilisation industrielle, ni la révolution bourgeoise, qui a été unificatrice, ni la première révolution industrielle. L’Italie n’a connu aucun de ces révolutions qui ont permis l’unité et l’homologation. Et c’est donc pour la première fois que l’Italie est unifiée et c’est par la consommation. Il y a là quelque chose d’assez terrorisant et de définitif. Et alors, une fois qu’on accepte que le nouveau pouvoir n’est rien d’autre que le nouveau type d’économie et qu’on garde bien à l’esprit l’axiome premier et fondamental de l’économie politique, c’est-à-dire que le producteur d’aujourd’hui ne produit plus des marchandises, mais des rapports sociaux, c’est-à-dire de l’humanité, alors, s’il le mode de production est totalement nouveau, les marchandises ne le sont pas moins, ainsi que le type d’humanité qui se trouve produit. Une fois qu’on a établi ce point, il faut voir si ce projet d’une rénovation totale, qui consiste à donner, à porter l’hégémonie à des populations qui ont été détruites par cette rénovation de l’humanité est ou non possible.

 

En d’autres termes, si la prévision de Joly se trouve confirmée en Italie c’est parce que l’évolution historique de l’Italie a permis que l’unité n’advienne que tardivement et à la faveur de la société de consommation. Où l’on remarque que Pier Paolo Pasolini ne manque pas de ce sens historique qui manque à ses commentateurs les plus critiques et qu’il ne déplore pas tant la fin des lucioles qu’il ne s’interroge sur les conditions de possibilité de survivance (ce sont ses termes) des Lumières :

Il faut trouver une nouvelle façon d’être, comme je le disais dans cet article, une nouvelle façon d’être tolérant, une nouvelle façon de défendre les Lumières, un nouvelle façon d’être progressistes, une nouvelle façon d’être libres. C’est un problème qui se trouve au centre de notre vie.

 

Des visions de Joly et de Tocqueville et des visions de Pasolini on peut peut-être tirer une conclusion qui nous porte à une définition plus précise de notre problème. Si l’évolution des démocraties nous porte à une nouvelle forme de despotisme sans nom caractérisé par la douceur paradoxale de son exercice et si la télévision a permis à l’Italie de s’unir dans sa langue et dans ses mœurs, alors il y a fort à parier qu’un homme qui aurait su incarner ce despotisme et dominer les télévisions avait toute chance de s’installer de manière durable aux commandes de ce pays.

Qu’il ait incarné ce tournant de la politique, l’histoire passée et présente ne cesse de le confirmer. Le néo-despote a très vite expliqué que les premières mesures qu’il devait prendre le concernaient lui et lui seul : la fiscalité, l’économie des médias, la justice. Et il n’a de cesse de dénoncer un état, une administration, une justice qui l’empêchent de gouverner. Comme il est le seul maître à bord, il faut comprendre sa formule : un état, une administration, une justice qui l’empêchent de gouverner pour lui.

Pour le reste, lui qui s’était présenté comme l’homme de l’exécutif, l’homme d’action, l’entrepreneur, on sait mieux maintenant ce qu’il a fait. Rien.

Rien pour l’économie, rien pour la fiscalité, rien pour la justice, rien pour la santé, rien pour l’éducation, encore moins pour la culture, rien pour le chômage, rien pour les décharges de Naples ou pour les sinistrés de l’Aquila. Il a laissé les chacals rire sur les décombres et organiser la dépouille des morts. Ces nuits là, on sait qu’il avait mieux à faire.

 

Mais, objectera-t-on naturellement : si Berlusconi n’a rien fait, s’il a mis à sa botte un pays tout entier pour faire flamber ses affaires et soulager ses pulsions, ne faut-il pas qu’il soit le plus grand des communicateurs ? Un « formidable animal politique » ? Une espèce de « Rocky Balboa » de la vie politique italienne, se relevant toujours d’un tapis où ses adversaires incléments voudraient le déclarer k.o.? [7] Son corps lui-même qui défie le temps et les coups n’est-il pas un corps glorieux ? [8] Un corps de jeunesse promis à toutes les vigueurs ?

Mieux, n’incarne-t-il pas l’avenir du politique ? Le passage d’une démocratie rêvée sur le modèle de l’échange contradictoire (Arendt) à une démocratie manipulée par un bonimenteur ? Berlusconi n’atteste-t-il pas le triomphe des cabinets de communicants toujours prêts à mettre sur pied de nouvelles stratégies, de nouveaux audits, de nouvelles campagnes, de nouvelles images ? N’est-il pas le grand communiquant ? Cette hypothèse est soutenue par les sémioticiens postmodernes les plus détachés.

 

3. Politique de la blague

3. 1. La sémantique

Sa langue, il faudrait l’analyser. Gustavo Zagrebelsky vient de s’y employer dans un ouvrage qui dit s’inspirer de LTI de Klemperer : Sulla lingua del tempo presente. Pour Zagrebelsky, le problème est sémantique. [9]

Berlusconi aurait changé la signification des termes de la politique en leur conférant un sens neuf inspiré d’un paradigme théologique : il aurait redonné un mauvais sens aux mots de la tribu — « l’uniformité de la langue, le déplacement des mots d’un contexte à un autre et leur répétition à l’infini sont la maladie dégénérative de la vie publique qui s’exprime comme toujours dans ces cas, dans un langage stéréotypé et kitsch, et pour cette raison même largement diffusé et bien accueilli ». Ces mots, on peut en faire la liste : « descendre (sur le terrain) », « contrat », « amour », « dons », « entretenus », « Italiens », « première République », etc. [10]

 

3. 2. Pragmatique

Mais le problème ne semble pas tant sémantique que pragmatique. Dans un passage fameux, Marx a pu présenter les gouvernements de nos démocraties comme le conseil d’administration des intérêts des forts. Silvio Berlusconi constitue la pointe de vérité de ce pronostic. Pas seulement parce qu’il est l’homme le plus riche d’Italie (un chiffre vaut pour tous : dans le cadre de son divorce, l’avocat de son ex-femme lui demande une pension alimentaire de 3,5 millions par mois), [11] mais aussi parce qu’il aura procédé méthodiquement à une entreprise de privatisation de l’état italien.

Soumettant la justice, la santé et l’éducation aux critères de rentabilité auxquels ils devraient échapper par définition (ce sont des biens communs), Berlusconi fait tout ce qui est en son pouvoir pour les privatiser et s’entoure au gouvernement de ceux qui défendront avec d’autant plus de cœur cette privatisation qu’ils y prennent un intérêt direct. La corruption n’est que la conséquence de cette privatisation qui la rend possible à tous les étages. Il ne s’agit plus seulement de gérer du pouvoir mais de s’enrichir directement.

Le scandale qui a suivi le drame du tremblement de terre de l’Aquila, [12] si justement dénoncé par Sabina Guzzanti, [13] peut faire figure d’emblème. Privatisée, la « protection civile » est une société à même de passer des contrats avec des entrepreneurs et le tour est joué. Que la « protection civile » doive ensuite assurer la gestion d’événements qui n’ont rien à voir avec la sécurité du territoire (ce fut le cas pour la construction des palaces prévus en Sardaigne pour le G8) n’est qu’un cas extrême d’une dérive qui est cette fois encore au principe. [14] Privatisation et corruption vont de pair : là où un bien public est une source d’argent privé, les hommes des appareils n’ont pas même besoin de porter deux casquettes. Ils soignent leurs intérêts en prétendant s’occuper de ceux de l’Etat.

Et qu’on ne prétende pas que ces privatisations ont pour but d’alléger la dette ou de réduire la fiscalité : l’une et l’autre n’ont cessé d’augmenter sous le gouvernement Berlusconi.

 

3. 3. Il faudrait donc s’entendre sur la nature et la portée de la communication de Silvio Berlusconi. Si communiquer c’est transmettre un message à quelqu’un, c’est-à-dire encore dire quelque chose (des nouvelles ?) de quelque chose (l’économie ? la société ?) à quelqu’un (le peuple ? les électeurs ?) alors Silvio Berlusconi n’a rien d’un « grand communiquant » : d’abord parce qu’il ne transmet aucun message (il s’en garde bien) ensuite parce qu’il ne parle à personne. Enfin parce qu’il vide la langue de toute référentialité possible.

La preuve principale de la dévaluation du discours par ce bonimenteur est l’attitude publique de Silvio Berlusconi à l’égard des propos qu’il tient.

 

Voilà qu’un jour il déclare « A » devant toutes les chaînes de télévision du pays et au micro de nombreuses radios (par exemple : « j’ai connu X dans telles circonstances » — le père de Noemi Letizia, tel ou tel personnage de la criminalité —, « faites envoyer la police dans les facs si les étudiants protestent »). Le lendemain (parce que ses conseillers — on ne les plaindra pas — sont débordés, ou parce que le temps du caprice est volatile, ou mieux, sans doute, par un usage concerté), il dira « mais je n’ai jamais dit A » (par exemple : « mais je n’ai jamais connu X dans les circonstances p », « mais je n’ai jamais dit qu’il fallait faire envoyer la police »). Le déni, le mensonge, la promesse démentie, la longue chaîne des réfutations et contre réfutations ne sont pas des accidents, des ratés de la communication, encore moins des fautes de contenu sauvées par une bonne communication. Ce sont des opérations à la fois instinctives et décidées de celui qui « ment comme il respire » (l’image est parfaite : parce qu’on n’apprend pas à respirer mais qu’on apprend à mentir jusqu’au moment où le mensonge devient la respiration de la parole qui suffoque l’interlocuteur).

 

Relayé par les transmetteurs de la société du spectacle qui font diversion (il suffit de faire silence ou parler d’autre chose pour que le réel disparaisse), aidé par des figures de journalistes qui tiennent à la vérité de l’information comme un traître tient à la fidélité, Silvio Berlusconi navigue entre déclarations choc et démentis, reniements et dénégations, mensonges et faussetés. Loin de communiquer, Silvio Berlusconi vide le message parce qu’il vide le langage, détruisant les codes mêmes de la communication politique (ce qui peut réjouir certains sémioticiens demi habiles qui se réjouiront d’une communication pure, c’est-à-dire d’une communication vide), dénigrant son public, le tournant en bourrique.

Et surtout (ce que les Européens semblent apprécier comme une image de la « bonne humeur » italienne), Silvio Berlusconi aime blaguer. [15]

 

3. 4. Un livre récent fait état d’une véritable discipline, d’un véritable athlétisme de la blague : Silvio Berlusconi en connaîtrait plus de 2000, les répète, les soumet à un auditoire sévère, dispose d’une véritable cellule qui les cherche, les écrit, les écarte. Berlusconi raconte des blagues. Elles ne sont pas toutes racistes, antisémites, sexistes ou dégoûtantes. Certaines sont du cru bouchonné de L’Almanach Vermot, d’autres sont plus appuyées, certaines sont proprement révoltantes et seraient impossibles dans d’autres démocraties — on aurait honte de répéter les blagues sur Auschwitz, sur le SIDA. [16] On pourrait montrer à partir de ce livre comment les blagues de Berlusconi se laissent facilement décrire selon les termes de Freud : elles se mettent « au service de tendances, de deux seulement au total, qui peuvent elles-mêmes être envisagées d’un point de vue unique : il s’agit soit du mot d’esprit hostile (celui qui sert à commettre une agression, à faire une satire, à opposer une défense), soit du mot d’esprit obscène (celui qui sert à dénuder) ». [17] En d’autres termes, plus classiques : la blague sert deux tendances de la libido : le pouvoir (et la mort) le sexe (et la vie). Est-il surprenant que Berlusconi recoure à ces deux filons ? La mort et le sexe.

 

Après avoir raconté comment les blagues des humoristes et des chansonniers de l’Italie des années cinquante ont formé l’esprit de Silvio Berlusconi — qui fut chansonnier sur des bateaux de croisière —, le préfacier de ce « Petit Berlusconi illustré » assigne plusieurs finalités aux blagues du président du conseil. Il y a d’abord la « captatio benevolentiae » : il s’agit de « mettre les rieurs de son côté » eût dit Rousseau. Berlusconi semble avoir des registres très précis des blagues qu’il peut raconter dans chaque situation (avec les médecins, les policiers, les ministres, les membres de la Lega, les fascistes, les ex-fascistes). Mais il y a plus : d’une part, les blagues de Berlusconi ont une fonction « thérapeutique », elles sont porteuses de bonne humeur, d’une vision édulcorée de la vie (sans doute plus facile à revendiquer dans une villa de Sardaigne que sous une tente à l’Aquila). Elles exprimeraient la force d’une âme que rien n’abat. D’autre part, la blague a une vision exemplaire, illustrative ou typique : elle trempe un concept, le résume en l’illustrant comme une image. Enfin, et ce serait là l’essentiel : « les blagues sont une confession de soi ». Elles seraient « la manière la plus profonde et la plus instinctive de se raconter en public, de dire vraiment ce que Berlusconi pense des autres ». Elles offriraient la vérité d’un homme, mieux « sa description la plus authentique et la plus complète » parce qu’elle est la plus protéiforme, la plus mobile : elle compose son manteau d’Arlequin. Mais n’y a-t-il pas une contradiction à prétendre à la fois que les blagues sont la vérité du menteur et qu’il ne « faudrait jamais prendre au sérieux les propos de Berlusconi quand ils semblent sérieux et qu’il faudrait les prendre très au sérieux quand ils semblent fictifs » ? N’y a-t-il pas une autre hypothèse plus simple et plus radicale ? Et si les blagues de Berlusconi permettaient tout simplement d’annuler la frontière du sérieux et du fictif ? Entre le vrai et le faux ? De créer un brouillard permanent sur l’information ? D’interdire la communication ?

 

Le sérieux, c’est la violence d’un milliardaire qui s’approprie le pays, d’un boss qui achète des députés comme les joueurs de ses clubs de football, d’un homme d’affaire véreux, d’un érotomane dont la vie sexuelle nécessite le même soin que la survie d’Ariel Sharon. L’analogie n’est pas sans prix.

Quant à la communication, elle a pour seul et unique but de noyer le poisson.

La blague dédouane en créant un trouble de la communication. Elle n’est pas une forme de communication, mais, bel et bien, d’excommunication. Blaguer, c’est dénier. On le montrera sans peine en indiquant la situation devenue classique dans la politique italienne du « déni par blague ».

Il y a quelque chose de foncièrement violent dans cette attitude dénégatrice : vous insultez quelqu’un, vous traitez sa femme de légère, vous lui touchez les fesses même et puis, sans assumer le courage de votre médiocrité, vous dites en souriant : « ma dai, scherzavo / mais ça va, je plaisantais ». Ou pire vous vous écriez : « mais quoi, vous ne comprenez vraiment pas la plaisanterie » ou « mais dites donc vous n’avez aucun sens de l’humour ». Entendez : vous faites de « l’esprit » la plus haute valeur du goût et de la communication sociale pour cacher que vous enfreignez les codes les plus élémentaires de la relation et que vous offensez et votre interlocuteur et la langue elle-même.

 

Dans ses Mémoires, Chateaubriand reprend à Rousseau l’expression de « cadavre moral ». Elle va bien à cet éternel blagueur obsédé par ses calembredaines. Il faudrait au reste que chacun se souvienne de la gêne, de l’embarras que peuvent provoquer les mauvaises blagues : leur mauvais goût peut provoquer une nausée, qui n’est pas sans rappeler celle que doit provoquer l’exhibitionniste — mais que fait le blagueur sinon brandir partout un sexe en parole ?

Le comble est atteint quand Berlusconi dénie le fait même de raconter des blagues : « moi je ne raconte pas de blagues », soutient-il, et « je méprise ceux qui le font, ce que je fais, c’est que j’utilise des histoires drôles pour sculpter des concepts ». Ainsi le berlusconisme est une maladie du langage dont les symptômes sont le déni, le retournement, la fausse division, etc…

 

On aurait vite fait de retrouver chez Berlusconi les nuances qui séparent ces comportements : fallacieux, trompeur, imposteur, séducteur, insidieux, captieux. Gravité du fallacieux : il ne s’agit pas de démentir ce qui est dit, il s’agit de démentir la langue même, il ne s’agit pas d’échanger de la fausse monnaie, il s’agit de fausser toute la monnaie. Ce n’est pas les paroles qu’il s’agit d’effacer, c’est la parole qu’il s’agit d’oublier.

 

Qu’on n’aille donc pas exhiber les classiques du mensonge en politique — bien analysés au cours des siècles dans des circonstances à chaque fois différentes [18] ; qu’on ne prétende pas que le mensonge est le privilège du prince, et que tout exercice du pouvoir le rend nécessaire. On rappellera que cette thèse sur le langage des arcanes a été longtemps combattue par certains républicains — chez Rousseau par exemple, l’art de dissimuler et la rhétorique des « mystères de cabinet » ne prouvent rien d’autre qu’un degré supérieur de la corruption des mœurs politiques. Mais d’autre part, pour qu’on puisse qualifier de « menteur » quelqu’un, il faut qu’il dise quelque chose. Or Berlusconi ne dit pas A pour non A ou l’inverse : il ne « ment pas » pour dire ailleurs, en secret, la vérité. Comme le faisait remarquer Koyré dans ses Réflexions sur le mensonge, « la notion de “mensonge” présuppose celle de véracité, dont elle est l’opposé et la négation, de même que la notion du faux suppose celle du vrai ». Il analysait les régimes totalitaires et affirmait que leurs mensonges sont si faux que le contraire de ce qu’ils prétendent n’est même pas vrai. Il concluait : « les régimes totalitaires sont fondés sur le mensonge ». [19] Il en va de même avec Berlusconi. Il ne cesse de mentir, de démentir, de démentir le démenti et de démentir le démenti du démenti.

 

Il est étonnant que personne n’ait établi un parallèle entre son usage des corps et son usage des mots : tout comme il démonétise les mots du politique, il vide les corps de sens. Réduire les mots à un brouhaha contradictoire prêt à l’usage pour rendre impossible l’émergence du sens ; réduire les femmes à une masse sexuée pour rendre impossible leur émancipation. Prostitution de part et d’autre. D’une part l’obscénité des mots vides, d’autre part les gloussements des corps sans vie. [20]

 

Vérité des blagues : elles ne se contentent pas de suppléer le vide de sens : elles mettent en œuvre cette vacuité elle-même. C’est pourquoi il ne suffit pas de repérer que Berlusconi redit la vérité de Lucrèce « Imperium quod inane est nec datur unquam », de Pascal (Discours sur la condition des grands) ou de Claude Lefort (la démocratie colonne absente). [21] Berlusconi n’occupe pas le vide du pouvoir, il n’est pas le naufragé échoué qu’on veut prendre pour un roi, il n’est pas l’homme fort qui conjure la peur du vide comme le requin conjure la peur des fonds. [22] Il fait le vide comme il vide le sens, il massacre le littoral, il sature le sens par le bruit. [23] Le berlusconisme installe le vide comme scène même du pouvoir. Et s’il n’a cessé de glorifier le pouvoir des vacances c’est qu’il a incarné plus que tout autre le pouvoir comme vacance.

 

Les conséquences de cet usage de la parole sont nombreuses et toutes plus déprimantes les unes que les autres. Elles relèvent toutes de la question : comment s’opposer par le langage au falsificateur du langage ? Comment parler de l’opération de sape d’une langue dans une langue sapée ? L’opération de Berlusconi n’aura pas été de changer le sens des mots, de les tourner à sa faveur, mais de vider le langage, de rendre inutile la communication politique, c’est-à-dire aussi l’opposition. Et s’il est difficile de s’opposer à lui, c’est parce qu’il a rendu impossible l’usage de la langue. Et si les intellectuels italiens sont souvent trop silencieux face à Berlusconi, ce n’est pas tant parce qu’ils ne veulent pas s’abaisser à parler de lui que parce qu’il leur est difficile de parler de celui qui rend illusoire toute prise de parole. Et si les intellectuels français sont partagés entre l’angélisme (célébrer l’Italie de Stendhal et de Leopardi et attendre qu’elle revienne) et la fureur (dénoncer la fin d’un peuple tout entier « acheté » ou « décervelé »), c’est là aussi la conséquence d’une malversation du langage politique qui semble condamner au rire ou aux larmes. Enfin, qu’une population ne réagisse même plus à cette attitude générale, qu’elle ne s’indigne même plus face à une telle infamie en dit long.

 

 4. La blague, le faux et le nouveau visage du totalitarisme

4. 1. Mais sans doute faut-il revenir pour conclure sur l’analogie entre la blague du despote et le mensonge des régimes totalitaires tel que le thématisait Koyré.

En 1967 Hanna Arendt publie Truth and Politics, quatre ans après son récit consacré au procès Eichmann à Jérusalem. On sait les polémiques qui suivirent La Banalité du mal : la figure même de Eichmann comme personne « normale », la part des conseils juifs dans la « solution finale », le type de droit qui permettait de poursuivre Eichmann.

Arendt, qui n’aimait pas la polémique fut saisie par le nombre de contre vérités prononcées contre le livre et contre elle-même. Très affectée, elle entreprit de répondre car ce n’était pas elle qui était en jeu mais la vérité, et en particulier, la vérité des faits, c’est-à-dire cette vérité qu’elle appelait en reprenant Leibniz, les vérités de fait.

Or la polémique portait sur le régime dont Arendt avait montré qu’il se construisait sur la négation des vérités de fait : le totalitarisme. Une des caractéristiques du totalitarisme est précisément pour Hanna Arendt l’inclination à mépriser les « données de fait » (c’est une formule de Between Past and Future), c’est-à-dire à fabriquer la vérité en substituant à travers le mensonge systématique, un monde faux au monde réel.

 

Non que la politique exclut le recours au mensonge. Une bonne partie de Truth and Politics est précisément destinée à soutenir la thèse contraire. « Depuis les origines de l’histoire écrit Hanna Arendt nous avons affaire au mensonge. L’habitude de dire la vérité n’a jamais été considérée comme une des vertus politiques et les mensonges ont toujours été considérés comme des instruments acceptables dans les affaires politiques ». Si la politique est la sphère de l’action libre, le mensonge ne devient un problème qu’à partir du moment où il entrave la liberté. Il est donc même une forme d’action.

Mais Arendt n’entend pas par là reconnaître une validité morale au mensonge et surtout elle considère que ces observations sont au-dessous de la vérité des régimes totalitaires. C’est que le mensonge des régimes totalitaires est d’une nouvelle espèce comme le pressentait Koyré.

 

S’il faut défendre la vérité de fait, ce n’est pas seulement pour sa moralité, à laquelle s’oppose l’immoralité du mensonge, mais parce qu’elle est un facteur de stabilité dans les affaires humaines auquel s’oppose la tendance du mensonge à déstabiliser l’espace des relations. Ce n’est certes pas au nom du kantisme que Hanna Arendt condamne le mensonge : c’est parce que rien n’est si susceptible de désorienter et de déstabiliser des sociétés que le mensonge systématisé.

L’apport essentiel de Truth and Politics consiste alors à mettre en évidence les particularités du mensonge politique moderne par rapport au mensonge politique traditionnel.

 

En premier lieu le mensonge traditionnel concernait de véritables secrets tandis que le mensonge moderne porte la plupart du temps sur des événements connus de tous. Cela ne concerne pas seulement la réécriture de l’histoire (le révisionnisme) typique des régimes totalitaires, mais aussi le cas de la fabrication des images dans la culture de masse, quand on se met à nier des faits généralement connus qui contredisent l’image publicisée.

 

Par ailleurs la différence entre le mensonge moderne et le mensonge traditionnel équivaut la plupart du temps à la différence entre cacher et détruire. Ce point est évident dans les régimes totalitaires où le mensonge systématique, qui implique une recomposition complète des faits, est souvent le préambule à l’assassinat. Comme le remarque sèchement Hanna Arendt, éliminer Trotski des archives d’histoire est plus facile si on l’élimine réellement.

 

Enfin, dans la politique moderne, l’auto illusion, la self deception des bonimenteurs, à savoir la tendance qu’ils ont par finir à croire à leurs propres mensonges, est plus probable que par le passé. A ce titre, les remarques d’Hanna Arendt à propos du recours à la politique mensongère des américains pendant la guerre du Vietnam, sont encore pleines d’intérêt. Les Pentagon Papers montrent comment le mensonge, qui avait atteint les plus hauts niveaux de l’Etat, était en premier lieu destiné à un usage interne, à la propagande nationale et non pas à l’ennemi extérieur. Hanna Arendt souligne cette nouveauté : « la formation d’une image comme politique mondiale — non pas la conquête du monde, mais la victoire dans la bataille « pour obtenir la faveur des gens » — est sans aucun doute une nouveauté dans l’immense arsenal des folies humaines rapportées par l’histoire ».

 

A travers une image, il ne s’agit pas seulement d’améliorer le réel, mais de s’y substituer. Grâce à la technique moderne et aux mass media, l’image peut finir par être plus nombreuse et plus puissante que le réel qu’elle substitue. Mais elle peut aussi finir par avoir des conséquences imprévisibles et emporter le menteur lui-même comme dans cette anecdote médiévale qui raconte qu’une sentinelle de garde voulant plaisanter sonne l’alarme et déclenche un mouvement populaire de défense des murailles de la cité. Le résultat est que lui-même finit par courir défendre la cité. « Ainsi, plus un menteur a du succès, plus il réussit à convaincre des gens, plus il est probable qu’il finira par croire à son tour à ses propres mensonges ». Et c’est pourquoi, selon Arendt, le pouvoir d’amplification des mensonges offerts par les médias finit toujours par se retourner contre les menteurs eux-mêmes, mais rendent aussi les mensonges plus dangereux que par le passé car celui qui « finit par se tromper soi-même perd tout contact non seulement avec son public, mais aussi avec le monde des faits ». La fermeture des milieux de décision sur eux-mêmes, les conseils d’experts et les cellules de crise ne laisse de favoriser cette distance prise avec le réel. Il est clair que dans un tel contexte on peut accomplir les choix les plus absurdes, les plus destructifs sans avoir jamais projeté consciemment un plan de destruction.

 

4. 2. Debord, qui connaissait si bien l’Italie qu’il lui a consacré quelques commentaires prémonitoires (sur la mafia, la loge P2) [24], écrit dans le cinquième de ses Commentaires à la Société du Spectacle :

« le faux sans réplique a achevé de faire disparaître l’opinion publique, qui d’abord s’était trouvée incapable de se faire entendre; puis, très vite par la suite, de seulement se former. Cela entraîne évidemment d’importantes conséquences dans la politique, les sciences appliquées, la justice, la connaissance artistique ».

Il fallait s’attendre à ce que la falsification du présent s’accompagne de la révision du passé. L’Italie est traversée par une vague révisionniste sans précédent. Elle concerne évidemment la seconde guerre mondiale (et l’éthique de la résistance sur laquelle fut construite la république antifasciste), elle concerne les années de plomb (on va jusqu’à nier les conclusions d’enquêtes sanctionnées par des procès et qui attribuaient aux fascistes les attentats les plus graves — les massacres de Piazza Fontana et de piazza de la Loggia à Brescia resteront sans verdict), elle concerne l’histoire des mouvements d’émancipation (le féminisme est frappé d’une telle condamnation qu’aucune jeune fille aujourd’hui n’oserait se dire « féministe » et celles qui ont le courage de le faire doivent tout de suite préciser : « mais pas féministe en tel ou tel sens, féministe moderne » : on imagine des abolitionnistes américains se défendre de l’être, on imagine le terme « abolitionniste » devenir une insulte) ; elle concerne aussi les rapports de Berlusconi avec la mafia. Il est remarquable que les écrivains prennent une part active à la défense et illustration d’une langue qui aurait prise sur le réel, d’une langue qui ait quelque part à la vérité, qui soit à même de restituer ces vérités de fait.

 

S’il n’est plus temps ici d’esquisser même dans un arc dont on réduirait à dessein les extrémités une histoire des rapports entre l’art littéraire et le langage politique du nouveau despotisme en Italie, quelques faits peuvent être rappelés pour conclure.

Il est remarquable que les jeunes écrivains italiens, ceux qui sont nés dans les années 60, se sont formés dans les années 70 et 80 aient eu à affronter dans leur vie de jeunes gens et de jeunes femmes le mensonge et la blague. Il n’est pas étonnant que chacun ait tenté, à sa manière de rétablir la vérité de fait. On peut se demander si le succès considérable de Gomorra de Roberto Saviano ne tient pas en grande partie à la radicalité avec laquelle il a portée cette exigence.

 

4. 3. Pour Rousseau, on s’en souvient, le langage est la première institution sociale. Mais sa conception de l’institution est fort éloignée de celle de Hobbes. Dans les premiers chapitres du Léviathan Hobbes raconte l’histoire de la vérité. Cette histoire s’achève par l’œuvre du Nomenclateur et l’institution du langage. Mais le langage à ce stade n’est encore qu’un code de marques et le common consent des hommes sur le sens des mots est trop restreint pour garantir un consensus permanent. Le nomenclateur n’a pas légiféré pour la masse des significations flottantes. Au commonwealth, c’est-à-dire au souverain il appartient de reprendre et de parfaire son ouvrage en complétant les codes des marques par une police des signes. De même que le souverain fixera une fois pour toutes l’interprétation du texte des lois, il fixera le sens commun des mots d’après lequel les questions de philosophie et de morale peuvent être tranchées, arrachées à l’équivocité. Cette décision cependant n’introduit aucun arbitraire (ni au sens d’une violence, ni au sens d’une relativité de la vérité). La formule auctoritas non veritas fecit legem, est moins équivoque que jamais quand la loi dont il s’agit est celle dont dépend la connaissance de la vérité. Ce que fait le souverain, ce n’est pas de « créer » la vérité, mais de l’instituer, de la rendre possible son effectivité, en arrachant les dénominations à l’influence abusive des passions individuelles et en les rendant ainsi à l’univers de leurs enchaînements nécessaires. Grâce à sa décision, les hommes peuvent enfin, au sens fort, s’entendre. Le langage est bien le lieu de la vérité, mais seulement en tant que réglé, régulé par le pouvoir de l’Etat.

 

Rousseau connut cette conception. Il savait ce que pouvait être une langue imposée par le Nomenclateur. Il s’y opposa. Il préféra à la langue géométrique du Nomenclateur la langue poétique des Législateurs (Moïse, Lycurgue mais aussi Mahomet). Il savait trop bien qu’il arrive toujours un moment où le gouvernement retourne la langue contre les hommes, à coups de sinistres blagues ou de mensonges croissant.

Alors c’est à nouveau à la passion des hommes de relancer la langue, de l’opposer aux canons et aux écus. Et si l’usage des métaphores est un bon critère c’est parce que elle est la trace d’une langue passionnée. Cette langue, c’est aussi celle des écrivains, appelés en renfort dans la lutte contre le mensonge. Il ne s’agit pas tant alors d’instituer la vérité, que de restituer la langue à la passion de chacun.

Il semble que pour Rousseau cette reconquête doive passer par l’Italie.

Martin Rueff

 


Notes

[1] Cf. V. Goldschmidt, Anthropologie et poétique, op. cit., p. 485 sqq, et M. Soubbotnik, Ceci est à moi, Revue de Synthèse, IVe série, n°3-4, juillet-décembre 1992.

 

[2] On se souviendra aussi du Caïman de Nanni Moretti (2006). La question du film est remarquable : comment « montrer Berlusconi » et comment le montrer politiquement ? La question semble saugrenue. Elle est grave. Dès lors que la politique est devenue le spectacle d’un cabotin qui ne cesse de jouer la comédie, la difficulté est bien de principe. L’essentiel exprimé par deux scènes d’archives est de faire voir Berlusconi tel qu’en lui-même : un homme de spectacle. Un homme qui fait du faux le fond de sa pratique politique et de la diffusion médiatique de son image le secret de sa réussite.
Or si montrer Berlusconi ce n’est pas le faire voir, comment le faire voir ? Moretti retrouve une solution énoncée jadis par le théâtre baroque, par l’Hamlet de Shakespeare, l’Illusion comique de Corneille ou La vie est un songe de Calderon. Si on ne peut pas montrer Berlusconi, alors il faut inventer un spectacle qui le mette en scène. Profondeur géniale de cette intuition : si la politique devenue spectacle n’est plus présentable, il faut la représenter. Si les hommes politiques sont devenus des acteurs, alors il faut poser la question de l’acteur qui représentera l’homme politique. C’est pourquoi l’essentiel du film Le Caïman est constitué par la quête de l’acteur susceptible de « représenter » Berlusconi.

 

[3] Che cos’é il berlusconismo ? Roma, Il Manifesto libri, 2011, p. 10.

 

[4] Le fil et les traces, vrai faux fictif, Lagrasse, 2010, chapitre X :
« Représenter l’ennemi. Sur la préhistoire des protocoles ». Carlo Ginzburg renvoie à l’étude d’I. Cervelli : « Cesarismo: alcuni usi e significati della parola (secolo XIX) », Annali dell’istituto storico italo-germanico di Trento, 22 (1996), pp. 61-197.

 

[5] Encore faut-il remarquer que Gramsci analyse le césarisme comme une solution « par arbitrage » confiée à une grande personnalité dans une situation historico-politique caractérisée par un équilibre de forces annonciateur de catastrophes. Cahiers de prison, Gallimard, vol III, Paris, 1996, p. 415.
Gramsci distinguait ainsi un césarisme progressif (César et Napoléon Ier) et un césarisme régressif (Napoléon III et Bismarck). A propos de Silvio Berlusconi, je n’hésiterais pas à parler, de mon côté, de post-césarisme régressif. Le césarisme antique et sa postérité ont fait l’objet des enquêtes récentes de Luciano Canfora, cf.L’imposture démocratique, Paris, 2002 et La nature du pouvoir, Paris, 2010.

 

[6] Mike Bongiorno est l’animateur le plus populaire de la télévision italienne. Né en 1924, il est mort en 2009. Silvio Berlusconi lui rendit hommage comme à un héros de la nation.

 

[7] Encore faudrait-il rappeler que la salle de boxe lui appartient, que l’adversaire est acheté, que l’arbitre sait quand et quoi siffler, que toutes les chaînes de télévision qui retransmettent l’événement sont sa propriété privée, que le biographe est prêt et les volumes en tête de gondole des supermarchés qu’il possède.

 

[8] Cf. Marco Belpoliti, Le corps du chef, Paris, Lignes, 2010.
Il faudrait comparer ce livre aux analyses de Sergio Luzzatto dans Il corpo del duce. Un cadavere tra immaginazione, storia e memoria, Torino, Einaudi, 1998.

 

[9] Einaudi, 2010 ; cf. aussi, LQR d’Eric Hazan, Paris, La Fabrique, 2006.

 

[10] Cf. aussi G. Carofiglio, La manomissione delle parole, Milan, Rizzoli, 2010. Carofiglio estime aussi que les maîtres mots de la vie politique italienne ont été subvertis. Et c’est dans ce cadre qu’il étudie quelques exemples : honte, justice, rébellion, choix, beauté, etc.

 

[11] Alors que les cotations boursières des entreprises italiennes fluctuent à la baisse, Mediaset, l’empire médiatique de Silvio Berlusconi, affiche une excellente santé. Mais le « conflit d’intérêts » maintes fois dénoncé par le passé n’intéresse plus personne aujourd’hui et on trouve aujourd’hui des bons esprits au sein des médias qui nient la moindre influence des télévisions italiennes sur la vie politique de ce pays. Silvio Berlusconi a un autre théorème : les télévisions comme les journaux ont une très forte influence, mais les unes comme les autres sont aux mains de la gauche.

 

[12] Ce tremblement de terre survenu le 6 avril 2009 a fait 309 morts,
1 600 blessés. Il a mis plus de 70 000 personnes à la rue.

 

[13] Cf. Draquila, l’Italie qui tremble, Sabina Guzzanti, 2010.

 

[14] Sur tout ceci, cf. A. Puliafito, Protezione civile, SPA, (quando la gestione dell’emergenza si fa business), Aliberti Editore, 2010.

 

[15] Cf. Simone Barilli, Il Re che ride, tutte le barzellette raccontate da Silvio Berlusconi, Marsilio Tempi, 2010. L’introduction (p. 11-20) recèle des informations intéressantes, mais elle est pauvre en interprétation. Les commentaires des blagues sont plus riches.

 

[16] Cf. p. 61, p. 63, p. 97, p. 195.

 

[17] S. Freud, Le mot d’esprit et sa relation avec l’inconscient, Paris, Gallimard, 1988, p. 188.

 

[18] Le « mensonge » des cours (théorisé par les vénitiens) n’a rien à voir avec le secret d’Etat ; celui-ci peu à voir avec le « mensonge » des régimes totalitaires.

 

[19] Cf. Alexandre Koyré, Réflexions sur le mensonge [1943], Paris, 1996, pp. 14-16. Cf.aussi Ernst Bloch, Héritage de ce Temps, trad. J. Lacoste, Paris, 1978.

 

[20] Sur les relations de Silvio Berlusconi et les femmes, il faut avoir l’estomac de lire l’enquête détaillée de Paolo Guzzanti, Mignottocrazia, la sera andavamo a ministre, Aliberti, 2010. La thèse qui anime ce livre « féroce » (c’est l’expression de l’auteur) est que les scandales sexuels dans lesquels Berlusconi se complaît et l’élection des soubrettes au parlement font partie d’un système politique et non pas d’une dérive ou d’une maladie. «In Italia e soltanto in Italia i cingolati berlusconiani, seguiti da truppe col lanciafiamme, avrebbero distrutto tutto ciò che era stato costruito: la libertà e la dignità delle donne sarebbero state massacrate, ridotte al rango di mignotte vere o in lista d’attesa, gestite da agenzie specializzate in mignotteria televisiva o politica, da accompagnamento o da letto, da spot o da Consiglio regionale, da carriera governativa o da cena di gruppo».
Cf. aussi l’article de Silvia Cavalieri, “Così fan tutte”, Berlusconismo ed emancipazioni fallite in Filosofia di Berlusconi, L’essere e il nulla nell’Italia del Cavaliere, Ombre Corte, Verona, 2011 [Carlo Chiurco éd.], pp. 52-71. S. Cavalieri, vice-présidente de l’association Donne Pensanti commente trois destins de femmes liés à Berlusconi : Naomi, la soubrette fêtée en cachette, Patrizia D’Addario, l’escort accorte et Veronica la moins tendre des Cassandre. Elle en tire une réflexion originale sur l’émancipation féminine en Italie aujourd’hui.

 

[21] On aura reconnu les vers du livre III du De Natura rerum ;
cf. B. Pascal, Trois Discours sur la condition des Grands (1670), suivis de Pensées sur la politique, texte établi par M. Escola, Paris, 2009 ;
C. Lefort, L’invention démocratique, Paris, 1981, Essais sur le politique, Seuil, 1986 et Le Temps présent, Paris, 2007.

 

[22] Suspendus et comme calés par la mer qui les porte, que redoutent donc les hommes sinon le vide du vide ? Si les uns préfèrent regarder et les autres, fermer les yeux, la plupart, effrayés d’apercevoir leur jambes flotter droites dans l’espace vague, peuplent ce vide de créatures terrifiantes comme ils le font de l’enfer. Ces formes sont les fruits qu’engendre leur imagination pour les délivrer du vide.

 

[23] Cf. S. Settis, Paesaggio Costituzione cemento. La battaglia per l’ambiente contro il degrado civile, Turin, Einaudi, 2010.

 

[24] On lira le § XXIV de ses Commentaires (dont Gomorra, le roman de Saviano semble une glose tardive à la fois sordide et sanguinolente) : « On se trompe chaque fois que l’on veut expliquer quelque chose en opposant la Mafia à l’État : ils ne sont jamais en rivalité. La théorie vérifie avec facilité ce que toutes les rumeurs de la vie pratique avaient trop facilement montré. La Mafia n’est pas étrangère dans ce monde ; elle y est parfaitement chez elle. Au moment du spectaculaire intégré, elle règne en fait comme le modèle de toutes les entreprises commerciales avancées ».