Michel Deguy

De la métamorphose

Texte lu par son auteur à la Maison de la Poésie, à Paris, au cours
de l’Entretien de Po&sie du 8 décembre 2018 consacré à Ovide

 

Je vais m’approcher de la métamorphose, ou trans-formatio, de trois manières successives et disparates :

– par le poème ;

– par deux généralités d’allure philosophique ;

– par Proust.

 

Le poème ?

Le poème ? Levée de sens par les sorites de l’apparentement onomastique, la fausse étymologie inventive, le lapsus polymétique, dans la fantastique chambre d’échos d’une langue où se répercutent nos testaments éponymes, quelque chose comme l’interminable onomatopée du langage se faisant langue traductrice et traduite.

 

Le poème commue

Les dieux en leurs noms

La peine en roseaux

La pudeur en laurier

Le meurtre en perdrix

C’est un nom composé

Avec le côté pierre des pierres

Les prénoms des vivants

La moue en ure de luxure

Avoine et pivoine siamoisés sur le champ

– et de toute façon la distance

Qui sépare les linges

Du poème privé de genèse

 

Comme « dans la Nature », d’un « état » à l’autre, l’eau se change en vapeur ou en glace, la chrysalide en papillon, la larve en néoténique en deuxième naissance, d’un règne à l’autre, minéral et végétal, vivant humain, surhumain, demi-divin, angélique et divin – degrés d’être. De la théogonie au roman, généalogie des dieux, la littérature abrite l’Olympe, la légende confie à la peinture le soin de retracer au ralenti la transition pour la montrer. Daphné est une femme avec des bras-lauriers. Peut-être image au sens de ce qui fait voir les choses mieux que les dieux.

La transfiguration n’est pas un visage changé en Dieu mais un visage d’homme que le trans emporte dans sa figure.

Quant aux âges de la vie, de la naissance à la mort, ils comportent deux phases métamorphiques, celles de la sexualité et celle de l’ancienneté, jusqu’au mourir espéré par la croyance comme métempsychose.

Est-ce que le darwinisme et la science de l’évolution ont transformé le transformisme ? La pensée bergsonienne de la Durée comme évolution créatrice a-t-elle dopé la croyance au progrès ?

Pendant quelques millénaires, la clairière de l’Être (clarté et clairvoyance au soleil platonicien de l’intelligibilité, révélation et compréhension de la vérité alétheïque) illumine la vie. Puis la nuit, oubli de l’Être, tombe : aujourd’hui.

 

Les philosophèmes ?

A ce point, j’insère deux généralités :

a) La disposition éthique foncière (forme de vie, dirait Marielle Macé) est celle de la vie « contre » la mort : le songe d’une « métempsychose », enchantement vivant traversant l’Erèbe en se transmigrant pour un « éternel retour du même », transfigure la vie brève.

b) A échelle de l’être-parlant, la première personne, son devenir soi à travers son périr, son changement, l’emporte à « murir en sagesse », à devenir sophos, « sage savant ». Depuis des millénaires le « vieil homme », peu à peu ancestral, exerce le pouvoir. Confucianisme universel. La Parrhésia foucaldienne de son deuxième âge transforma son rapport aux Anciens. Nous avons changé tout cela, dit le Père Ubu Donald. Le rajeunissement est la promesse de la science : la victoire sur la mort, annoncée par la techno-science (Gestell), leurre la longévité d’une non-mortalité prothétique.

 

Refaisons place (et face) aux deux axiomes philosophiques majeurs qui sustentent l’historialité moderne et contemporaine : 1) Cogito/sum ; 2) Je est un autre.

La pensée cartésienne à l’égard des choses changeantes, fuyantes (en « qualités » de la vie pour la sensation et l’imagination) médite alors (1ère, 2ème, 3ème Méditations) la question : Une même chose demeure-t-elle ? Il faut avouer qu’elle demeure ! Qu’est-ce alors qu’une chose ? C’est la res extensa mathématisée qui en assure la connaissance « certaine ».

La pensée rimbaldienne (« Illumination ») bouleverse l’identité : « Je est un autre ». A interpréter : Il est son autre. Peut-être pas si étrangère à l’antique, pindarique et goethéenne injonction : « Deviens ce que tu es ». Qu’es-tu ? Désaltère-toi de ton altérité. J’ai à devenir mon autre. Qu’est mon autre ? Appelons palinodie ce changement en son autre, au prix d’un renversement des croyances. Non pas leur destruction ni leur déconstruction mais leur inversion dans la tentative pensante qui conserve la relique en la faisant parler de son secret, de sa réserve de sens contre « le rien n’a plus de sens ».

« Il n’est fidélité dont je ne sois pas capable » veut dire ici : dussé-je y perdre l’identité « substantielle ». Si la Raison moderne bute sur l’identité, faisons-la voler-en-éclats (« fusées » selon Baudelaire, qui retombent en éclairant – transcendance-sublimation). Une nouvelle Raison poétique, « ardente », y œuvre et confie à la pensée comparante (qui commue en comme) la mêmeté. Jusqu’à changer le théologème et le philosophème en « poème », c’est-à-dire en ouvrage et œuvre d’art.

 

Proust et les métamorphoses

Maintenant je prends secours chez Proust. Ainsi condensé : l’essence est escence ; inchoativité, réminiscence, adolescence, sénescence, « jouiscence »… Remarquant que la différance ne s’entend pas ; tient à une lettre imperceptible (sans schibboleth). La vie de Marcel est une inversion : changer le jour en nuit et la nuit en jour ; il dépensa des fortunes pour en imposer le régime aux mondains ; éveiller l’humanité à sa nuit, transfigurer le temps perdu en temps retrouvé par le narrateur (Marcel) en le reconnaissant par le poème (l’œuvre). « Je reconnus la vision éblouissante : c’était Venise ; par son nom. La vision arrache le temps à sa perte, à sa « mort » ; par « les anneaux d’un beau style ».

Telle reconnaissance est-elle aujourd’hui ce à quoi nous avons renoncé ? Il semble que la connaissance scientifique a forclos la diplopie, le voir-double (la Gelassenheit) : la reconnaissance de Sélénè/Artémis ensemble avec la Lune astronautique.

L’opération poétique mise en œuvre en vue de la vérité dans les ouvrages de l’art peut être appelée, d’un titre qui traverse toute notre culture, d’Ovide à Kafka, métamorphose. Et si la « métamorphose » est le « salut » offert au Narrateur, en quoi consiste-t-elle ?

Or il semble que le philosophe ait besoin pour son interprétation de la réduire. Analysant la page 323 du tome II (Pléiade) de la Recherche, Vincent Descombes résume ainsi : « L’absurdité de l’impression que fait le valet sur Swann […] est ce qui donne tout son prix à la description »… Mais ce n’est ni absurdité  ni description.

Chez Proust, la dernière métamorphose au cours de laquelle le temps perdu se change en temps retrouvé, prend place (et consiste) en une soirée de têtes, un bal, où le temps a confectionné les masques, et cette dernière phase ou morphose fait don de l’instrument de langage, appelé « anneaux d’un beau style », ou métaphore.

 

Descombes relève que Madame de Villeparisis rapporte que Madame de Guermantes trouve que Madame Leroi a l’air d’une grenouille (C.G., II, p. 210). Certes Vincent Descombes a raison de rappeler que Madame Leroi n’est pas une grenouille. Mais elle a une affinité avec, elle est-comme, par un aspect, par de la semblance grenouille.

Les métamorphoses ne sont pas rien pour autant, ni une hallucination aliénée. L’artiste n’est ni un shaman, ni un fidèle superstitieux, ni un décorateur sceptique récupérateur de vieux oripeaux mythologiques. Or le philosophe (V. Descombes), citant ce qu’il appelle « le style descriptif fans l’épisode de Swann arrivant tardivement à la soirée Saint-Euverte », énonce que « les métaphores sont prises successivement dans le registre bestial et dans le registre humain » (p. 85). Mais d’où vient ce partage, cette répartition des registres ? Ne sommes-nous pas plutôt, avec telle expérience dont nous parle le narrateur, en région intermédiaire entre le chaos protéique d’un non-monde où des rhapsodies d’imaginations pas même empiriques ne partagent pas une expérience commune : confusion que conjure la deuxième synthèse kantienne.

 

Cette fameuse page de la Critique de la Raison Pure où est évoqué le cinabre qui ne serait pas « s’il était tantôt rouge, tantôt noir, tantôt léger, tantôt lourd […] ». Page, rare chez Kant par son poids d’exemplarité, qui demanderait relectures : l’imagination d’un désordre fol, d’un dérèglement qui impossibilise l’imagination même, en est une qui donne pour impossible ce qui précisément a lieu : à savoir le fait qu’un mot « serait attribué tantôt à une chose, tantôt à une autre » ou « la même chose appelée tantôt d’un nom tantôt d’un autre… » : comme c’est en effet le cas dans la polysémie d’un lexème[1], et dans la pluralité babélienne des langues. Tout en requérant comme condition de possibilité « transcendantale » un certain retour du même permettant de recevoir l’altérité et l’altération, la réflexion kantienne n’interdit ni les échanges ni les transformations ; le règlement du cinabre proscrit la vitesse ; celle de la mutation instantanée (du « tantôt/tantôt » de la discontinuité). La condition de possibilité d’un dire qui accompagne un changement est que l’imagination « trouve occasion de recevoir dans la pensée » un aspect avec un autre, une chose avec (sous) ses aspects.

 

Les métamorphoses retracées par Marcel sont tantôt accomplies, ou événements qui font tableaux, telle la théophanie de la Princesse de G. au théâtre, en Néréide ; tantôt des esquisses, des palpitations, des ébauches, des inchoations ; voire des pannes, des métamorphoses zéro qui avortent, comme celle du garçon d’ascenseur (J.F., I, p. 665).

Une condition de la métamorphose moderne est que l’élément dans lequel une chose se change en son apparition-avec, en son aspect-comme, est celui de l’art. Le voir-comme qui distingue l’accès de ressemblance dans quoi un étant accède à sa semblance est un regard-imaginant-mémorant éduqué dans le rapport de la figurabilité d’un monde à des œuvres d’art. A propos d’un valet oisif de l’Hôtel Saint-Euverte, c’est sa comparabilité avec du Mantegna (« comme ce guerrier purement décoratif qu’on voit dans les tableaux les plus tumultueux de Mantegna » (« comme ce guerrier purement décoratif qu’on voit dans les tableaux les plus tumultueux de Mantegna », p. 324) qui est un levain phénoménologique d’apparition. Ce qui stabilise relativement une chose, le temps de son apparition, c’est sa configuration avec tel de ses paramètres (=comparants). Madame Leroi a l’air d’une grenouille ; cela lui revient, c’est ainsi qu’elle nous revient. Hallucination véridique, si cet oxymore fameux ne convient pas à la perception ordinaire, il convient peut-être au voir-comme esthétique faisant lever un monde par ses figurants.

L’entrée en relation – grâce au « retard », cette titubation – avec les serviteurs désœuvrés, loin de viser et se borner à une « scène de la vie du Faubourg Saint-Germain » qui mette en scène des préjugés de caste », ne les représente pas tant dans leur « infériorité sociale » qu’elle ne les saisit, voir les fait accéder à leur humanité par leur animalité (« meute »), animalité référée à des œuvres d’art (Mantegna). Leçon d’égalité, de fraternité proustienne : le valet a l’air d’un lévrier, Madame Leroi a l’air d’une grenouille, Charlus d’un bourdon, etc.

Cette inchoativité qui se fait entendre dans la désinence en escence (réminiscence, reviviscence, sénescence, évanescence) nous suggère que l’essence recherchée est approchable dans l’escence, dans l’épanescence, si on me permet de forger cet antonyme à « évanescence », sur le modèle de épanouissement par rapport à évanouissement. Il n’y aurait pas d’essence autre qu’approchée, s’approchant, connaissance approximative ; et ainsi déterminable dans l’affinité-comparative des choses. Je reviens à l’air : « sa chevelure a l’air à la fois d’un paquet d’algues, d’une nichée de colombes, d’un bandeau de jacinthes, et d’une torsade de serpents » (Swann, I, 324) que je ne peux m’empêcher de rapprocher de la danseuse de Mallarmé qui n’est pas une femme, vous vous en souvenez, et qui ne danse pas, mais dont la figure résume un aspect élémentaire de notre forme : glaive (ou) coupe (ou) fleur, et cetera.

 

Avoir l’air c’est avoir-l’air-à-la-fois. Air est le nom de cette chose qui est à la fois le temps qu’il fait, l’aspect des choses, et le chant, ou le ton du dire.

« Dès le matin – nous dit le début de la Prisonnière – je savais déjà le temps qu’il faisait […] car l’air vif tournait de lui-même les pages qu’il fallait et je trouvais tout indiqué devant moi, pour que je puisse le suivre de mon lit, l’Evangile du jour » (p. 26).

Dans l’air du temps, l’air des choses se découpe. La découpe phénoménale est alors saisie par le on dirait.

L’œuvre est ouverte par le on dirait, sur l’air du on dirait (l’air de l’air). Si on se rappelle que la première page de la Recherche dit l’échange amoureux du sommeil et de la lecture, leur enlacement, leur passage l’un dans l’autre, ainsi : « Il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage ». La même page comporte quatre comparaisons explicites articulées par le comme. Un tel Il me semblait à l’incipit de l’œuvre est l’opérateur non de l’impression doxale prisonnière de l’idiosyncrasie, mais de la délivrance pareille à un rêve qui conduit par le chas d’aiguille (du fil) des lettres dans le royaume de la promesse écrite.

 

*

 

« La scène se passe à Paris. »
(Marivaux)

 

La scène se passe à l’hôtel Saint-Euverte, ou dans la cour de l’hôtel Guermantes, ou au théâtre, de l’orchestre à la baignoire de la Princesse ; ou dans la cour de l’Institut (II, 141), etc. Par ce « etc. » je suppose une analyse inductive qui passerait en revue les diverses scènes pour construire une typologie de la scène. L’hypothèse est qu’il y a une scène récurrente jusqu’à la grande scène finale du Temps retrouvé, de la cour à l’hôtel, en passant par les différents salons, matinées, parterres, soirées… ; dont les invariants sont ceux d’un vestibule (avant-scène, cour, etc.) ; de la différence de classe sociale ; et d’un retard du Narrateur à la faveur duquel – inadaptation, distraction, boiterie, « titubation » – celui-ci entrevoit la possibilité du sens ou, disons, entend murmurer l’oracle, l’énigme qui le concerne – et y bénéficie de la métamorphose désirée, le temps se changeant en tableau, n’y ayant peut-être pas de différence essentielle entre l’apparition des valets en lévriers, de la Princesse en divinité, de la serviette amidonnée en éventail de Rivebelle, des anciennes relations mondaines en « têtes » poudrées pour une « soirée de masques ». Ajoutons que la miniaturisation de la scène est encore la scène : « Mais qu’au lieu de notre œil, ce soit un objectif purement matériel, une plaque photographique qui ait regardé, selon ce que nous verrons, par exemple dans la cour de l’Institut au lieu de la sortie d’un académicien qui veut appeler un fiacre, ce sera sa titubation, ses précautions pour ne pas tomber en arrière, la parabole de sa chute, comme s’il était ivre ou que le sol fut couvert de verglas. » (C.G., II, 141).

Or cette échappée dont la page de l’œuvre va faire tableau n’est rien de subjectif au sens banal :

« Mais la ligne délicieuse et inachevée de celle-ci était l’exact point de départ, l’amorce inévitable de lignes invisibles sur lesquelles l’œil ne pouvait s’empêcher de les prolonger, merveilleuses, engendrées autour de la femme comme le spectre d’une figure idéale projetée sur les ténèbres » (p. 40).

Je me contente ici de souligner « l’œil ne pouvait s’empêcher de ». Le voir ici au théâtre (« théorique » ?) n’est rien de subjectif au sens de privé (privé de sens pour les autres). Ce n’est pas mon œil ni le tien ; c’est l’œil ; et cet œil ne peut s’empêcher de.

Ce qui est poétique est pour tous. « Le sublime les simplifie » dit M. Teste au théâtre en regardant le parterre.

 

Médiation d’un ouvrage d’art

« Il semblait appartenir à cette race disparue […] issue de la fécondation d’une statue antique par quelque modèle padouan du Maître ou quelque Saxon d’Albert Dürer » (Swann, p. 324). La représentation est médiatisée par l’œuvre d’art. Un moment où la relation en comme, explicite ou non, n’est pas supplément facultatif, mais constitutif de la chose-image.

De même que l’architecture est ce qui fait profiter tout le monde (« riches et pauvres » dirait le dieu de l’Evangile) de la spaciosité, et il n’y aurait pas de spacieux s’il n’y avait la mise en place de la belle place, des belles marches, du Palais ou du Temple, cette réserve d’espace qui alimente la ville – voire, dira Rousseau, qui rend possible la fête républicaine – une œuvre en général installe ainsi un monde commun ; installe dans ce monde ce qui le fait être comme-un (le comme-un des mortels…).

Peut-être le premier moment de l’expérience de la beauté, désaisissante, est-il perte de la nomination, perte « dantesque » des significations, désaisissement qui se produit grâce au retard démondanisant la mondanité : nous ne reconnaissons plus ce qui paraît.

 

La métamorphose – les métamorphoses

Et qu’est-ce que l’œil ne peut s’empêcher de voir ? Une trans-figuration. Le tableau ne nous parle pas seulement de la tabularité. Il parle, narrativement, de ce qui s’y passe à chaque fois, de son motif : il nous fait assister, et participer, à une transformation : il compose une métamorphose. Le tableau rend possible, et ainsi donne à voir, un certain changement d’être (accès à l’être-monde du monde) qui loin d’être décoratif, ou facultatif, ou nostalgique, ou mythologique, nous (re)conduit à une manière d’être ensemble des choses.

La Princesse s’y transforme en déesse ; le temps perdu c’est aussi le passé gréco-latin, le « fonds » amnésié de notre culture, et le retrouvé c’est le temps de la réintégration-transposition en « littérature » de ce que répétait déjà Ovide, le scénario mythico-rituel, sacrificiel, de la divinisation. Or il y a au moins les trois métamorphoses : 1) divinisation, ou devenir-meute des Valets Actéon ; 2) corruption-décomposition ; 3) métamorphose en panne, en ébauches – qui ne se fait pas.

Quant à la  première, le  voir  y est  divination de l’embellie, qui  tient  lieu  de  la  déi-scence ou « divinisation ». Quant à la deuxième : la transformation a lieu dans l’autre sens, défiguration, sénescence, corruption des traits, disparition, désétance donnant matière à l’ironie, au regret, à la caricature, à la satire – au final du grand bal masqué. Le courant qui nous emporte, c’est la métamorphose de notre vivant en notre mourant, le temps de la sénescence[2].

Je voudrais m’étendre un instant sur la troisième métamorphose : c’est celle qui ne se fait pas ; qui reste en panne pour l’alerte en général du Narrateur aux aguets. Tel le garçon d’ascenseur qui s’encadre mais ne mute pas !

« Mais il ne me répondit pas, soit étonnement de mes paroles, attention à son travail, souci de l’étiquette, dureté de son ouïe, respect du lieu, crainte du danger, paresse d’intelligence ou consigne du directeur. » (J.F., I, 665).

Vincent Descombes se trompe en parlant de « multiplication des explications possibles » ou d’un « exemple classique de cette paralysie de l’intelligence d’autrui par la multiplication des hypothèses, les motifs que le garçon d’ascenseur de Balbec pourrait avoir de ne pas engager la conversation avec le narrateur »…

« Il ne me répondit pas » – il ne répond pas à cette attente de la métamorphose, dont nous lisons les préparatifs (en miniature ici). Une transfiguration hésite, un jeune héros se soustrait dans sa mutité, « refuse » une Annonciation, renonce à faire figure d’ange… à la différence du facteur de Pasolini (Théorème) qui, lui, « devient » un Ange[3]. Et ce refus est aussi un indicateur d’objectivité : la transfiguration ne se fait pas, ce qui suggère qu’elle n’est pas le corrélat fantaisiste de l’humeur fantasmatique du quidam. Je ne façonne pas tout autre « à ma demande ».

Le périple des hypothèses « balayé » devant le « refus » du liftier de se changer-en, correspond, en négatif, à cette circonférence, ou péri-phrase qui parcourt les possibles paramètres transfigurant la chevelure du valet canin de l’Hôtel Saint-Euverte.

 

Alias ou le jeu de la dis-jonction

La titubation provoquée par l’inégalité du pavement (cour de Guermantes, de l’Institut, etc.), hésitation du corps, embarras du retard qui lézarde l’emploi du temps, voici qu’elle désaffaire, désaffecte, rend disponible pour un désœuvrement propice à la mise en œuvre ; pour le ou bien ou bien, cette dis-jonction du regard pensant comparant, qui rassemble, re-compose un tout conjonctivement, de « proche en proche ».

Je parle de la phrase proustienne cherchant « dans tous les sens », balayant des comparants possibles qui foisonnent pour identifier la chevelure du Jeune Valet de l’Hôtel Saint-Euverte en rapportant à la tresse ceci ou cela ou cet autre : l’algue alias la colombe alias le serpent alias la jacinthe, et pourquoi pas le cinabre !, pour trouver du nouveau à rapporter à ce toujours inconnu : la semblance de ce bel aspect. J’ai dit « identifier la chevelure » : c’est-à-dire la fixer dans une mêmeté mais qui passe par ses autres, qu’elle rassemble et retient, interdisant une prédication monotone, une carte d’identité univoque.

Michel Deguy

 


Notes

[1] Un même mot, par exemple air, dit l’unité signifiante d’une chose, à trois signifiants : « le respirable ; l’aspect ; la mélodie »… Quelle est l’unité, la chose, ici ?

 

[2] Or pour certains il y a un travail positif du temps qui sculpte la statue : l’érosion trans-formatrice révèle le « contour spirituel » par la ruine…

 

[3] Offre une « angéliscence ».