Rafael Garido

Eduardo Milán, essai de poème en fuite (Vers, l’exil)

Dans le numéro double 185-186 de Po&sie, nous avons publié par erreur une version tronquée du texte de Rafael Garido : nous rétablissons ici ce texte dans son intégralité. Avec nos excuses à l’auteur.

« Toutes mes tentatives poétiques, on peut les voir comme une sorte de journal. Sauf qu’il s’agit d’un journal impersonnel : les moments vécus par l’individu réel sont devenus des poèmes écrits par une personne sans signes d’identité. Chaque poète invente un poète qui est l’auteur de ses poèmes. Ou plutôt : ses poèmes inventent le poète qui les écrit » déclare dans la note préliminaire au volume Obra poética II Eduardo Milán[1], dont l’invention comprend une série d’éléments biographico-historiques qui, explicités dans certains de ses poèmes, essais et entretiens, constituent le noyau d’une « mytho-poétique personnelle » articulée autour de la notion d’exil. Né à Rivera, ville d’Uruguay limitrophe du Brésil, le 27 juillet 1953, Eduardo Milán est fils d’Elena Damilano et José Milán. Sa mère, brésilienne, dont il hérite la langue portugaise, décède un an et demi après sa naissance. En 1973, année du coup d’état qui marque le début de la dictature militaire en Uruguay[2], son père est arrêté et condamné à 24 ans de prison en raison de son engagement dans le Mouvement de libération nationale-Tupamaro[3]. « L’Uruguay est l’endroit où je suis né, mais j’y ai perdu aussi les êtres qui m’ont fondé. Ma mère emportée par la mort et mon père, emprisonné. Autrement dit : L’Uruguay m’a ravi à moi-même. Pour moi, le lieu de la perte réelle c’est l’Uruguay. […] L’expérience de l’emprisonnement de mon père a été fondamentale. Si la loi c’est ton père et il est en prison, c’est-à-dire enfermé dans la loi du pays, je n’ai plus rien à faire dans ce pays-là. […] Ce que je sais, c’est que mon père est allé en prison et qu’il y est resté pendant douze ans […] dans une prison qui s’appelait Libertad (Liberté). Cela a une grande importance pour quelqu’un qui écrit de la poésie.[4] »

 

C’est précisément en 1973 que paraît Cal para primeras pinturas[5] (De la chaux pour les premières peintures), le premier livre de Eduardo Milán, suivi un an plus tard par Secos & mojados[6] (Secs & mouillés). Mais Milán renie par la suite ces deux titres, qu’il efface de sa bibliographie, et c’est seulement avec la parution de Estación, estaciones[7] (Saison, saisons, 1975) et Esto es[8] (Ceci est, plaquette parue en 1978) qu’il se trouve inventé en tant qu’auteur. Ces deux livres sont marqués par une forte réflexivité, trait constant dans la poésie de Milán. Estación, estaciones s’ouvre avec une citation du poète brésilien Joao Cabral de Melo Neto : « Comment ne pas invoquer, / surtout, l’exercice / du poème, sa pratique, / sa languide horti- / culture ». En effet, dans la ligne de la modernité post-romantique, le poème se pense, tente de penser le jeu poétique, coup de dés, pari avec le hasard (non pas pour l’abolir mais plutôt pour le rendre opérant), tâtonnement : « Un poème : / encore / Doigts / qui sont des touches / tâtonnements écrits / sondage : / Lancés ». L’écriture est portée, surtout dans Estación, estaciones, par un travail sur les espacements et la matérialité du signe, dont des dérivations phonétiques et anagrammatiques. Ainsi dans « Parole (de pierre) », le premier poème du livre, la suite : piedra, memoria, área, aire, aérea, ir. Le poème est un jeu de textures riche en allitérations et paronomases, trame parfois décousue des fils tirés, perdus, repris. Et relancés à une vitesse paradoxale, celle d’un poème en même temps suspendu, comme en attente : « Pierre / là ça dépend // dépend de l’effleurement de si / chaude oui de pierre / être quelque chose d’utile / c’est entrée / immobile » ; et en fuite, sorte de fugue qui joue des variations autour de certains motifs (la pierre, l’oiseau, l’arbre, les poissons) que des livres postérieurs ne cesseront de reprendre et déplacer: « Oiseau est chant / Icare : chute / oiseau est vol : / chant et vol : / pluriel d’oiseau / Icare : pluriel / Icare est oiseau ».

 

Si dans Estación, estaciones la fonction poétique telle qu’elle a été définie par Jakobson atteint un degré d’autonomie important, dans Esto es, plaquette qui rassemble cinq poèmes, elle se met au service de la fonction dénotative. Ainsi dans le deuxième poème, qui propose une réflexion sur la dénotation elle-même à partir de l’interprétation d’un objet littéraire, en l’occurrence le hiéroglyphe d’un oiseau qui apparaît dans le Canto 93 de Pound : « une figure qui ressemble à un canard /car sauf si on interprète la figure / il n’est pas clair que ce soit un canard / mais si on suppose que c’en est un / ou un oiseau par exemple / la figure / celui qui sait lire de la poésie / qui sait tout simplement lire / lit le canard ou l’oiseau / en plus de lire les mots. » Paru à la fin d’une décennie noire en Amérique Latine (après le cas précurseur du Brésil en 1964, les coups d’états suivis de l’instauration de dictatures militaires se répandent dans le sud du continent pendant les années 70 : la Bolivie en 1971, l’Équateur en 1972, l’Uruguay et le Chili en 1973, le Pérou en 1975), Esto es est fortement marqué par la violence de l’Histoire : « Sans aller plus loin que jusqu’aux apaches / pour faire un poème qui emploierait la méthode / qu’employaient les apaches pour parler / au moment juste une parole / juste / quelques mots par jour / une raison qu’on méconnaît encore / une raison d’amour ou d’extermination […] » écrit Milán dans le poème d’ouverture, qui semble évoquer, à travers la figure de l’apache, les politiques d’extermination des populations autochtones d’Amérique. Le peuple Apache, nom générique donnée à une série de tribus dont les territoires se situaient dans les steppes du nord du Mexique et du sud des États-Unis, avait une organisation sociale qui s’articulait autour d’un système de prise de décision en commun et rejetait l’appropriation de la terre. Pendant le XVIIIe siècle, l’urbanisation de leur territoire s’accélère avec l’arrivée de l’industrie minière notamment à Chihuahua et dans l’Arizona. Déjà au XIXe, les États-Unis déclarent la guerre au Mexique (1846-1848), à l’issue de laquelle ils s’annexent plusieurs territoires. En 1830 avait été voté l’Indian removal act, qui permettait de déplacer les populations autochtones et les enfermer dans des réserves. Durant cette période, le peuple Apache se caractérise par une résistance remarquable à la domination états-unienne (Guerres apaches entre 1851 et 1886) et mexicaine[9]. Comme on sait, cette résistance a nourri, pendant tout le XXe siècle, la machine à rêves de l’industrie cinématographique américaine, qui n’a cessé de configurer à l’échelle mondiale un imaginaire qui réifie la culture Apache, contre laquelle la violence réelle et symbolique continue de s’exercer au début du XXIe siècle, aussi bien aux États-Unis qu’au Mexique : « l’État de Chihuahua a reconnu les massacres contre les Apaches. Cependant, dans le palais du gouvernement on peut encore aujourd’hui voir des ​criollos triomphants avec des scalps d’Apaches entre les mains.[10] » C’est sur cet arrière-fond que se dessine, résistante, la figure de l’apache dans le poème de Milán, qui semble identifier sa « parole juste » à la parole poétique. En effet, il faudrait rappeler que dans Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme Benjamin emploie le terme « apache » pour définir un des rôles que le poète endosse dans les poèmes de Baudelaire (avec ceux du flâneur, du dandy, du chiffonnier). Le terme « apache » était apparu dans la presse française pour désigner des bandes de jeunes engagées dans des activités illégales, dont le proxénétisme, à Paris vers 1900, et il avait acquis une grande popularité. Selon Michelle Perrot, « La paternité de cette transposition est controversée. […] En tout cas, qu’ils en soient ou non les inventeurs, les jeunes se sont reconnus dans cette image […]. Les Apaches ont cristallisé une peur latente : celle qu’une société vieillissante et pourtant en pleine mutation éprouve devant ces derniers rebelles à la discipline industrielle : les jeunes qui ‘‘ne veulent pas travailler’’. Ils ont, d’autre part, suscité l’admiration, l’envie d’une fraction de la jeunesse des classes populaires qui cherche à s’identifier à eux, ne serait-ce que par l’allure, le costume. Héros de faits divers, avant de l’être dans le roman, le théâtre ou le cinéma, ils doivent beaucoup aux médias, à une grande presse en plein essor (les quatre « grands » quotidiens du matin, Le Petit Journal, Le Petit Parisien, Le Journal et Le Matin tirent chacun à près d’un million d’exemplaires) qui en fait, bien souvent, sa ‘‘une’’. »[11] Si on accepte l’analogie, le choix du terme « apache » de la part de Benjamin permet en effet de décrire la position qu’occupe le poète dans l’œuvre baudelairienne, personnage à l’aura ternie situé dans les marges de la société et menacé par l’ordre bourgeois. Or, au milieu du XIXe siècle, c’est un sort qu’il partage avec le peintre, dès lors que celui-ci mise sur une rénovation radicale des formes de représentation. Il suffit de se rappeler les vives réactions des critiques face à L’Olympia de Manet, qui visent plutôt la forme que le contenu et n’hésitent pas à mobiliser un lexique directement issu de l’imaginaire colonial et patriarcal pour la décrire : « odalisque au ventre jaune », « gorille femelle », « vierge sale ». L’hostilité du public et de nombreux critiques envers l’art et la littérature modernes témoigne de la puissance subversive des œuvres qui dérogent au principe d’imitation au moment où s’annoncent déjà les grands bouleversements qu’entraînera l’éclosion des avant-gardes, avec leur pari affirmé pour la nouveauté. Il est intéressant de noter que, dans une célèbre lettre ouverte parue en 1912 dans le Mercure de France, et adressée à M. Bérard, sous-secrétaire d’état aux Beaux-Arts, Pierre Lampué, conseiller municipal, emploie précisément le terme « apache » dans un sens analogue à celui de Benjamin, qui opère à son tour une sorte de renversement du stigmate, pour disqualifier les œuvres cubistes exposées dans le Salon d’automne: « Allez-y, Monsieur, et, quoique Ministre, j’espère que vous en sortirez aussi écœuré que bien des gens que je connais, j’espère même que vous direz tout bas : ai-je bien le droit de prêter un monument public à une bande de malfaiteurs qui se comportent dans le monde des arts comme les apaches dans la vie ordinaire ?[12] » La lettre de Lampué fera l’objet d’une réponse d’Apollinaire (Mercure de France, n° 397, 1er janvier 1914), dont le passage qui suit permet peut-être de mieux cerner les enjeux que recèle l’utilisation du terme « apache » dans le poème de Milán : « Tout le monde a lu les lettres par lesquelles, l’an dernier et cette année même, M. Lampué faisait savoir au monde consterné qu’il n’approuvait point la peinture contemporaine et qu’il persécuterait volontiers les nouveaux peintres. Verra-t-on ainsi au XXe siècle des persécutions esthétiques comme on a vu en d’autres temps des persécutions religieuses ? Quoi qu’il advienne, l’attitude de M. Lampué, qu’approuvent un très grand nombre de gens et quelques grands journaux, nous prouve que la tolérance est une vertu bien oubliée. M. Lampué a le front de se réclamer d’Henri IV, et quel don de joyeux avènement fit ce monarque à la France, sinon la tolérance ?[13] » On sait que les régimes totalitaires réaliseront d’une manière impitoyable les « persécutions esthétiques » de l’art d’avant-garde qu’annonce le texte d’Apollinaire : les grandes purges staliniennes des années 30 vont de pair avec la promotion du réalisme socialiste comme art officiel du régime et la persécution des artistes d’avant-garde ; dans l’Allemagne Nazi, la tristement célèbre exposition organisée en 1937 rassemble plus de 700 œuvres d’une centaines d’artistes du XXe siècle sous l’expression officielle d’ « art dégénéré ». Évoquant aussi bien les politiques d’extermination, dont celles subies par les peuples autochtones d’Amérique pendant la colonisation et encore aujourd’hui (il suffit de penser à la situation des peuples indigènes de l’Amazonie, qui subissent de plein fouet les ravages écologiques causés par l’agro-industrie), que les « persécutions esthétiques » qui leur sont souvent appariées, le terme « apache » condense chez Milán toute une série de questions touchant aux rapports entre esthétique et politique qui étaient particulièrement vives parmi certains poètes de sa génération. Dans son poème il semble opposer la « raison d’amour » des poètes occitans (amour de loin, exorbité, utopique, en tant razos de trobar) à une « raison d’extermination » qu’il faut sans doute identifier à la raison instrumentale et sa tendance à l’abstraction telle qu’Adorno et Horkheimer l’ont décrite dans La dialectique de la raison : fondée « sur la distance par rapport à la chose que le dominateur acquiert par l’intermédiaire du dominé »[14], l’abstraction en tant qu’instrument de la Raison pour connaître et maîtriser la nature « se comporte envers son objet comme le destin dont elle supprime le concept : c’est une entreprise de liquidation[15] ». En effet, pour Milán la poésie est en même temps l’autre de la raison et une raison autre, qui n’exclut pas, ou qui exige plutôt (Icare, le Phénix, Orphée) le recours au mythe. Il faudrait signaler aussi que dans Esto es fait irruption dans le poème le thème de la critique, qui traverse toute l’œuvre de Milán, une critique en dialogue avec l’Histoire et entendue en tant qu’exigence éthique, non pas de simple prise de position, mais de déplacement et détachement du poème, entité en fuite, exil de la langue, « négation de l’origine en tant qu’instance d’ordre[16] », impossibilité de retour : « reléguée à l’oubli / l’idée circulaire critique mort / mort critique / est l’idée du retour / qu’aujourd’hui on manie le plus souvent ».

 

Dans El Fénix no baja[17] (Le Phénix ne descend pas), dernière partie du volume anthologique Consuma resta II qui rassemble des poèmes des années 2010 où il revisite sa mytho-poétique personnelle, Milán écrit : « Haroldo-Décio-Augusto / gens d’une grandeur insolite / à quoi bon une telle grandeur insolite / nulle part où vivre où mourir où manger / […] / je suis allé les voir en 76 au Brésil / arrivé à Sao Paolo par la voie ferrée / arrivé à la porte de Haroldo qui est sorti m’attendre. » En effet, dès 1976 Milán s’était lié d’amitié avec Décio Pignatari, Haroldo et Augusto de Campos, fondateurs du groupe Noigandres, qui avait renoué avec l’esprit de l’avant-garde des années 20. Dans « Poésie et modernité : de la mort de l’art à la constellation. Le poème post-utopique », texte que Milán commente dans « Lieu, exil » pour critiquer son pari pour une poésie de l’à-présent ouverte à tous les possibles, Haroldo de Campos décrit la poésie concrète comme une tentative de totalisation du processus d’émancipation du langage poétique vis-à-vis de la structure discursive du langage référentiel entamé par Mallarmé avec Un coup de dés : « La poésie concrète brésilienne a été le moment de totalisation de ce processus. En un sens, le dernier mouvement poétique d’avant-garde, collectif et international […]. Épuisement du champ du possible, radicalisation ‘verbi-voco-visuelle’ jusqu’à la sensation de limite, la poésie concrète, dans un geste collectif, anonyme et pluraliste, a voulu porter, jusqu’à ses dernières conséquences, le projet mallarméen. Elle a rompu avec les liens résiduels du discours […], se transformant, monadologiquement, en une ‘‘tension de mots-choses dans l’espace-temps’’.[18] » Du groupe concret, Milán tire une « leçon d’incorruptibilité, de positionnement éthique, plutôt que d’intransigeance ; on pourrait dire qu’ils ont transformé la poésie en éthique[19] ». Or, comme le dit Nicanor Vélez, « Milán n’était pas prêt à renoncer au sentiment, en tant qu’expérience du moi, ni à suivre d’une manière stricte les postulats de la poésie concrète. Il partageait avec les membres de Noigandres leur exigence de rigueur, une conception organique du langage, il croyait à la construction du poème et il pouvait même souscrire à ‘‘la disparition illocutoire du poète’’, mais pas à n’importe quel prix[20] ». Milán lui-même abonde en ce sens dans un entretien avec Maurizio Medo paru en 2014 : « Il y a encore quelques années on se réjouissait de la disparition mallarméenne du moi lyrique – qui est, en réalité, la fondation du moi lyrique à partir de la qualité spectrale que la personne réelle acquiert dans l’écriture […]. Mais les positions ont changé précisément avec la dimension spectrale qui se glisse dans la notion d’inaccompli. Le dedans est parfaitement accompli. Pas le dehors. Au fur et à mesure qu’on s’enfonce dans l’écriture on réalise que la poésie est aussi une tension entre le personnage réel et le signe qu’il trace.[21] » En 1979, son père toujours enfermé dans la prison de Libertad, le personnage réel qui ne cesse de trouver le poème qui ne cesse de réinventer le personnage réel prend littéralement la route de l’exil, et fixe sa résidence au Mexique : « L’exil est une date, trois heures du matin d’une journée – c’était quel jour? – d’août dans l’aéroport de Montevideo. Avec ce froid propre aux cultures de migrants qui semblent formulées pour assouvir un désir de lieu mythique, de lieu éternel, de glace hiératique, un désir de Nezahualcoyotl.[22] »

 

En 1985 paraît aux Edicions del Mall, basées à Catalogne, Nervadura (Nervure), le premier livre de Milán après son exil mexicain. Il se divise en cinq sections, et se compose de poèmes brefs qui, rassemblés autour du motif de la lumière (« nervure : / tâtonne / l’insecte / dans le théâtre de la goutte / de lumière / qui goutte / lactée : / l’invincible torche »), reprennent le jeu sur les espacements et les dérivations phonétiques et anagrammatiques de Estación, estaciones. Nervadura s’ouvre avec « Nuit textuelle », sorte de haïku en deux lignes (trois si on tient compte du titre) qui, au « rythme batelier du poème », embarque la parole vers une destination incertaine :

 

Nuit textuelle

hallucinée

une étoile brille sans y être.

 

Dès le deuxième poème, « (Anabase en bas) », titre en français dans l’original, le livre se présente comme une montée ou remontée du temps au cours de laquelle un dialogue s’engage entre la poésie (le recours au français dans le titre de ce poème fait signe vers Saint-John Perse[23]) et l’histoire (l’allusion à Xénophon est évidente). Dans ce mouvement où s’annoncent la trajectoire exilique et le détachement dont parle Milán dans « Lieu, exil », le poème croise aussi bien les troubadours occitans (déjà évoqués dans le poème de Esto es cité précédemment), que les poètes du dolce stil novo (Dante, Cavalcanti), Nerval ou Lezama Lima (dont le célèbre vers, « la lumière est le premier animal visible de l’invisible », semble sous-tendre la souple nervure du livre de Milán). Insistant sur le caractère processuel de l’écriture dans la ligne de la poésie universelle progressive théorisée par Schlegel (« déesses villageoises en procès / les paroles »), la remontée semble suivre ici le mouvement de l’Esprit depuis l’Orient vers l’Occident tel qu’il a été conçu par l’idéalisme allemand (Hegel, Hölderlin), mais prolongé jusqu’à l’Amérique Latine, occident de l’Occident exposé aux ravages du projet colonial des grandes puissances européennes depuis le XVIe siècle, dont les empires espagnol et portugais, comme le laisse entendre le dernier poème de la 4e section du livre, qui s’ouvre avec la phrase « La letra con sangre entra » (qui reprend à la lettre un célèbre dicton espagnol : « la lettre, c’est avec du sang qu’elle rentre »), avec son allusion au Tage, fleuve qui traverse la Péninsule Ibérique de l’est vers l’ouest, et dont le nom espagnol, Tajo, est homonyme du substantif « tajo » (coupure ou entaille profonde) :

 

La lettre, c’est avec du sang

qu’elle rentre : bienvenu

sang saignant

lucide dans sa lumière

quoique le Tage ne soit pas

le fleuve de mon hameau.

 

Il faudrait signaler que dans les deux derniers vers de ce poème Milán est en train de citer Pessoa, plus concrètement le poème XX de Le gardeur des troupeaux, livre signé par Alberto Caeiro[24] : « Le Tage est plus beau que la rivière qui traverse mon village, / mais le Tage n’est pas plus beau que la rivière qui traverse mon village, / parce que le Tage n’est pas la rivière qui traverse mon village. » L’opération de (ré)écriture de Milán semble se déployer en deux sens. D’une part, établissant un pont qui surplombe l’Atlantique et avec lui la coupure, l’entaille, le « tajo » que, selon « Lieu, exil », entraîne « le détachement originel de la poésie latino-américaine » en tant que « détachement de la poésie de la langue espagnole », elle articule à distance la poétique de Milán avec celle d’Alberto Caeiro, et donc avec une autre tradition péninsulaire, celle de la poésie lusophone. D’autre part la citation projette une ombre sur le poème et la poétique de Caeiro, et peut être lue comme un commentaire critique : le rattachement se produit au sein du détachement, et l’articulation préserve la distance, son potentiel critique, dans un mouvement dialectique qui vise à réinventer le poème cité et les figures qu’il mobilise. En effet, l’œuvre d’Alberto Caeiro se présente comme une poésie de la sensation, vouée, comme le dit Badiou, à « indiquer le pur Dehors » et qui propose « que la pensée (renommée « non-pensée », ou « pensée de rien », ou « sensation ») soit simple transmission de la co-existence du dehors[25] ». Après le passage cité par Milán, le poème XX de Le gardeur des troupeaux se poursuit avec la strophe suivante : « Le Tage porte de grands navires /et à ce jour il y navigue encore, / pour ceux qui voient partout ce qui n’y est pas, / le souvenir des nefs anciennes. » Aux yeux de ceux qui ne s’astreignent pas à la pure visibilité du Dehors, le Tage est le point de départ de la route commerciale vers l’Amérique et en tant que tel il charrie des souvenirs, une mémoire des « nefs anciennes », les traces de l’Histoire : « Par le Tage on va vers le monde. / Au-delà du Tage il y a l’Amérique / et la fortune pour ceux qui la trouvent. » En opposition à cela, la rivière du village de Caeiro semble couler en tant que pure présence étrangère à l’Histoire, visibilité sans reste ni interprétation possible : « Nul n’a jamais pensé à ce qui pouvait bien exister / au-delà de la rivière de mon village. // La rivière de mon village ne fait penser à rien. / Celui qui se trouve auprès d’elle est auprès d’elle, tout simplement. » C’est précisément cette « simplicité » que Milán réinterprète et réinscrit dans une séquence historique au moyen de la citation, et cela en faisant jouer la tension entre littéralité et métaphoricité qui traverse la poésie de Caeiro : « Je suis un gardeur de troupeaux. Le troupeau ce sont mes pensées / et mes pensées sont toutes des sensations », lit-on au début du poème IX de Le gardeur des troupeaux, qui rend explicite la pensée analogique à l’œuvre chez Caeiro, et avec elle la duplicité, voire la multiplicité de lectures possibles de ses poèmes et leurs figures. Si on relit le début du poème de Milán (« La lettre c’est avec du sang / qu’elle rentre ») et on tient compte du fait qu’il écrit depuis l’Amérique évoquée dans le poème XX de Le gardeur des troupeaux (« Au-delà du Tage il y a l’Amérique »), il semble évident que son usage de la citation, introduite brusquement par une conjonction concessive (quoique : « aunque » en espagnol) qui d’une part suggère un rapport d’implication entre la bienvenue au « sang saignant » de l’Histoire et la présence du « Tage » dans le poème de Caeiro et d’autre part nie cette implication dans le poème de Milán, active cette multiplicité de lectures possibles en faveur d’une interprétation qui incite à voir dans les motifs du fleuve (le Tage) et de la rivière (celle qui traverse le village de Caeiro) des figures de la poésie. Si Caeiro, poète bucolique selon les dires de Pessoa, situe sa poésie dans un espace rural à l’écart du Tage, et donc d’un certain « mainstream » associé à la centralité économique, politique et culturelle des grandes agglomérations urbaines (le Tage se jette dans l’océan à Lisbonne, ancienne métropole de l’empire portugais), Milán adopte une perspective diachronique qui insiste sur les conditions de production et réception de la poésie ainsi que sur l’historicité des notions de centralité et d’écart. Dans son poème, qui surplombe tel un pont le « tajo », la coupure avec les traditions péninsulaires, nul espace n’échappe aux courants de l’Histoire, dont le centre « saignant » est partout : « il n’est pas de témoignage de culture qui ne soit en même temps un témoignage de barbarie » écrit Benjamin dans sa 7e thèse sur le concept d’Histoire, pas même un « hameau » ou un « village », pas même un poème bucolique. L’écart ne peut s’ouvrir qu’au sein de l’Histoire, lucide dans la lumière de son « sang saignant », sous forme d’image dialectique où « l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation.[26] »

 

Au Mexique, Eduardo Milán intègre la rédaction de la revue Vuelta, fondée et dirigée par Octavio Paz, où il publie entre 1986 et 1991, sous la rubrique « Crónica de poesía », des recensions et des textes théorico-critiques au fil desquels il élabore une cartographie de la poésie hispanophone, en insistant particulièrement sur la mise en perspective historique des œuvres et des questions abordées. Ses articles seront par la suite rassemblés dans deux volumes : Una cierta mirada[27] (Un certain regard, 1989) et Resistir. Insistencias en el presente poético[28] (Résister. Insistances sur le présent poétique, 1994). Il faudrait insister sur la variété des thèmes abordés dans Resistir. Incidencias sobre el presente poético, qui touchent toujours à des questions médullaires dans la constitution des poétiques de la modernité et ses suites : parmi d’autres, la perte de l’aura du poète chez Baudelaire, qui coïncide avec la Révolution Industrielle et la prolifération de la prose urbaine ; la notion du nouveau et les limites des poétiques qui s’en réclament d’une manière acritique; la destruction formelle et l’objectualisation du poème qu’entraîne la disparition illocutoire du poète chez Mallarmé, dans un mouvement que l’expérimentation des avant-gardes historiques prolonge et que la mort de l’auteur annoncée par le structuralisme certifie au milieu du XXe siècle ; la dimension critique des avant-gardes historiques, avec leur désir de transformation sociale ; les culs-de-sac de la poésie dite engagée ; les spécificités de la situation latino-américaine, dont Milán établit la cartographie en adoptant une approche diachronique qui s’oppose au présentisme de la postmodernité en vue de réinventer la tradition à la lumière des exigences du présent : « Aujourd’hui on sait que la seule possibilité face au passé c’est la réinvention. La réinvention est toujours un pari critique qui joue, en sa propre faveur, avec les possibilités qu’ont certaines formes et figures du passé de fonctionner dans le présent. Seul le regard critique, qui est aussi en danger aujourd’hui, peut nous sauver de l’usage délirant de l’atemporalité, confusion de temps qui règne actuellement dans la poésie.[29] » Dans Justificación material. Ensayos sobre poesía latinoamericana[30], livre paru en 2004, Milán précise la généalogie des poétiques latino-américaines issues de la modernité en les assimilant à une « tradition de la transgression » qui trouve sa source dans Las prosas profanas de Rubén Darío (Proses profanes, 1896), et qui éclot au moment des avant-gardes historiques dans les œuvres de César Vallejo (Trilce, 1922 : confrontation au silence, déstructuration syntaxique, mais au nom de l’expression, ce qui empêche l’objectualisation du poème), Vicente Huidobro (Altazor, écrit entre 1919 et 1931, année de sa publication : autonomie du langage, objectualisation du poème, créationnisme) et Pablo Neruda (Residencia en la tierra I, écrit entre 1925 et 1931, et publié en 1933 : imagerie surréaliste, absolutisation de la métaphore) ; pour se prolonger dans les années 50-60 (après le coup d’arrêt des années 30, qui durera jusqu’à l’après-guerre) dans la poésie d’Oliverio Girondo (notamment son livre tardif En la masmédula, 1953, avec sa logique de prolifération paronomastique de la parole) et dans l’œuvre de ceux que Milán appelle les « héritiers de l’avant-garde » : Octavio Paz, Lezama Lima (corps étrange « dans les conditions culturelles qu’impose la révolution cubaine[31] », avec sa « filiation ouvertement mytho-poétique[32] » qui mise sur l’image en tant qu’épiphanie de l’invisible) et Nicanor Parra (avec son exploration de la poéticité du langage courant : les poèmes de Parra, dit Milán, sont « ‘‘une invitation au dehors’’ du texte, à l’espace du monde, à ce qui n’est pas poème[33] »).

 

Le travail critique devient une constante chez Milán, dont la production poétique se double en effet d’un travail essayistique qui, entamé au début des années 80, s’intensifie à partir des années 90, avec plus de dix livres publiés[34] dans lesquels il ne cesse d’expérimenter sur les possibilités formelles du genre, notamment à partir de Un ensayo sobre poesía (2006), livre où la distance entre la parole critique et son objet (le poème, ou le poème du poème) se réduit considérablement grâce à un travail sur la métaphore qui sert à établir des analogies (le poème comme chemin : « dans tout poème il y a une croisée de chemins. Dans un grand poème il y a plus d’une croisée de chemins »[35] ; ou comme entité exilique, déracinée : « l’exil est un espace où l’intérieur coïncide avec l’extérieur, le dedans avec le dehors. Quand on demande à un poème de ‘‘toucher terre’’ on demande à la parole poétique quelque chose d’impossible : qu’elle prenne racine. Or la parole poétique n’a pas de racines. ‘‘Elle fleurit parce qu’elle fleurit’’[36] ») et le recours à un ton qui se rapproche parfois de l’oralité accompagné d’un jeu sur les dérivations phonétiques qui favorise une certaine forme de condensation et dont un des exemples les plus frappants se trouve dans un passage du premier des trois textes qui composent le livre dans lequel Milán revient sur l’événement poétique que constitue Un coup de dés : « dans ce poème s’inscrit le registre ponctuel, douloureux, d’une chute, non pas vers le centre, mais vers le sans-centre : le chant tombe au fond du zentzontle [Mimus polyglottos, moqueur polyglotte, espèce d’oiseau de la famille des Mimidae présent sur une grande partie des Etats-Unis et du Mexique]. Mallarmé-zentzontle inventa le poème-dilemme.[37] » La fonction poétique se glisse dans le discours critique, pour l’attirer vers le sans-centre. Plutôt qu’un ordre argumentatif et linéaire, l’essai suit chez Milán une trajectoire en spirale, qui ne cesse de plonger vers ce trou paradoxal et inatteignable logé au fond du zentzontle, moqueur ou mime polyglotte, oiseau ironique donc[38]. Hilachas raíz, chajá (Effilochures racine, Kamichi), le volume d’où provient « Lieu, exil », paraît aux éditions Libros de la Resistencia en 2019. Divisé en quatre sections, il rassemble quatorze essais consacrés à des questions telles que l’histoire et l’avenir de l’avant-garde, le communicable et l’incommunicable, l’exil, les poétiques de Nicanor Parra, César Vallejo ou Bob Dylan. Dans la note de l’auteur qui ouvre le volume, Milán explicite sa conception de l’essai : « L’essai continue d’être – il n’était pas ça pour Montaigne, Thoreau, Simón Rodríguez ou Borges – une sorte de rédaction explicative sur un thème déterminé, un raisonnement sur une question qui a de l’importance pour la communauté plus ou moins pensante, ou une tentative d’analyse qui vise à mettre en crise les conceptions dominantes en cours pour les démolir et, si possible, les réduire en poussière. Et la poésie, cet ordre de choses où la parole en tant que chose a du poids, un poids aussi lourd que celui de l’idée, laquelle, pour les non-idéalistes, ne pèse rien. L’insupportable légèreté de l’idée, pour le dire avec Milan Kundera. Aujourd’hui l’être s’est absenté de la scène, et il y a un désert d’idées – idées comme celles que j’aime : libératrices, émancipatrices, pas des idées dorées. Mais pour moi le poids de la parole-chose ne s’oppose pas à la pratique de la parole-idée. Idée et chose, un équilibre entre les deux, à moitié possible et à moitié impossible, c’est ça l’écriture essayistique.[39] » Dans un entretien avec Vicente Luis Mora en 2006, Milán précise : « des fois j’envisage l’écriture d’un poème du point de vue de son fonctionnement en tant qu’essai ; des fois j’envisage l’écriture d’un essai comme s’il s’agissait d’un poème. […] La richesse de l’essai vient du fait que c’est une forme ouverte, à partir de laquelle, à ce stade du XXIe siècle et abolies las barrières génériques, tu peux expérimenter comme si tu étais dans un laboratoire de création.[40] » Une écriture donc qui explore les possibilités formelles du genre, dans la grande tradition qui vient du Romantisme, avec l’essai théorico-critique en tant que forme hybride : « pour les romantiques, écrit Benjamin dans Le concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, la critique est bien moins le jugement d’une œuvre que la méthode de son achèvement. C’est en ce sens qu’ils ont exigé une critique poétique, qu’ils ont levé la différence entre critique et poésie, affirmant : ‘‘La poésie ne peut être critiquée que par la poésie. Un jugement sur l’art qui n’est pas lui-même une œuvre d’art […] n’a pas droit de cité au royaume de l’art.’’ ‘‘Cette critique poétique […] voudra exposer à nouveau l’exposition, donner forme nouvelle à ce qui a déjà forme, […] et l’œuvre, elle la complétera, la rajeunira, la façonnera à neuf.’’ Car l’œuvre est inachevée : ‘‘Seul l’inachevé est compréhensible, seul il est à même de nous mener plus loin. L’achevé n’est bon qu’à consommer. Voulons-nous comprendre la nature, il nous faut la poser comme inachevée’’.[41] »

 

L’idée d’inachèvement de l’œuvre forgée pendant le Romantisme allemand se mue chez Milán dans les notions de l’inaccompli et du latent. D’une part ces deux notions s’articulent avec les concepts schlegeliens de poésie universelle progressive et d’historicité des formes (seul l’inachevé, par sa réserve, dans la dimension de latence qu’il comporte, peut mener plus loin le processus d’actualisation et renouvellement des formes), et d’autre part elles s’inscrivent dans l’horizon de la fin de l’art annoncée par Hegel dans son Esthétique, une fin de l’art que les avant-gardes historiques, dont l’origine historico-littéraire se trouve selon Milán dans Rimbaud (avec la parataxe et la prolifération d’images sans connexion logique) et Lautréamont (avec sa conception de l’écriture comme machine de guerre) auraient tenté de réaliser par des voies diverses (et souvent divergentes en ce qui touche au rapport au/à la politique : futurisme italien, constructivisme russe, dada) mais reliées par une volonté commune de « destruction de la forme », dont Un coup de dés, poème critique de lui-même, serait la première manifestation ; et qui, pour Milán, qui reprend ici les thèses de Peter Bürger dans Théorie de l’avant-garde, aurait dû aboutir à une dissolution de l’art dans la praxis sociale, dessein à ce jour historiquement inaccompli. Ou en cours d’accomplissement, mais dévoyé et vidé de son sens par les logiques du capitalisme globalisé : « on pourrait parler d’une avant-garde réalisée en ce sens que l’élimination de l’espace de tout ce qui est vieux promet une civilisation d’élimination constante, c’est-à-dire une civilisation qui a besoin de s’éliminer elle-même dans certaines zones, un culte social autophagique.[42] » En effet, Milán conçoit les avant-gardes historiques comme un croisement d’expérimentation esthétique (qui découle de l’autonomie que l’art avait conquis pendant le siècle des Lumières) et de critique sociale (qui entraîne une attitude combattive vis-à-vis de la société bourgeoise, notamment à partir de la deuxième moitié du XIXe). Si leur dessein (la dissolution dans la praxis sociale) est resté inaccompli, les avant-gardes historiques ont néanmoins réussi à changer l’art, dont la poésie. « Théoriquement, expérimentation artistique et changement social vont de pair dans l’avant-garde.[43] » L’art et la poésie post-avant-gardistes s’inscrivent dès lors dans les lieux de réception que la société leur assigne sous le signe du paradoxe : « À partir du moment où l’avant-garde abandonne sa fonction dissolvante du lieu de l’art dans la société bourgeoise, et qu’elle se survit à elle-même dans un exercice baroque du genre ‘‘je meurs de ne pas mourir’’, les œuvres d’art qui se réclament des avant-gardes s’inscrivent dans le lieu de l’art sous le signe du paradoxe[44] » en tant que simples données de la production symbolique : « Et il y a quelque chose d’hypocrite, ou de pervers, ou d’abusif, lorsqu’on parle d’avant-garde comme synonyme de libération dans l’actuel ordre du monde. L’art est désormais systémique. La poésie est tolérée. Les lieux depuis lesquels on peut émettre sont des lieux de communication.[45] » Le lieu réel de la poésie qui ne claudique pas, qui renonce pas à l’esprit de l’avant-garde, serait donc un non-lieu, que Milán définit dans Prosapiens au moyen d’une analogie entre l’espace poétique et l’espace socio-politique : « Peu à peu le système a fait le tri entre ceux qui peuvent y trouver une place et ceux qui en sont exclus. Nécropolitique de Mbembe et Expulsions de Saskia Sassen abordent cette question depuis des perspectives différentes, mais qui convergent dans un même point : l’annihilation de ceux qui n’ont pas de place dans le monde. L’analogie immédiate, il faudrait la faire entre le non-lieu de la poésie et le non-lieu assigné à tous ceux qui n’ont pas de place dans le monde. Le vrai lieu de la poésie serait celui-là, le lieu qu’ont toujours habité les poètes réels […]. Depuis les avant-gardes, depuis le grand mouvement de rupture de l’avant-garde, avec son habilitation de tous les espaces et sa promesse de la dissolution de l’art dans la praxis sociale, le non-lieu de la poésie est un espace de coexistence avec tous les espaces non privilégiés du monde.[46] »

 

« Ton affaire, c’est l’incommunicable » : Consuma resta I, le premier volume de l’édition espagnole des œuvres d’Eduardo Milán s’ouvre avec cette épigraphe[47]. C’est dire que l’écriture de Milán tente de fuir les lieux d’inscription de l’art. En poésie comme en essai, cela implique de déjouer les codes de réception pour porter de livre en livre le pacte de lecture vers des points séquentiels de rupture, et l’écriture, vers son détachement : « Savez-vous que nous sommes détachés, / pas vrai ?, pas libérés, détachés / et qu’il faut écrire des détachements, pas des libérations, puisqu’il n’y en a pas » [48] écrit Milán dans un poème Unas palabras sobre el tema (Quelques mots sur la question, 2004). Mouvement donc continu de déterritorialisation de la parole, ou l’écriture en tant qu’errance, comme le suggère le titre du livre qu’il publie en 1991, Errar[49] (Errer), dans lequel, porté par la contrainte de lumière qui pointait déjà dans Nervadura, Milán opère une accélération du mouvement exilique du poème :

 

Ni arc ni flèche : juste

tension. On dirait presque Orient

où la science de l’oiseau ne

s’allume pas à midi. Pas d’oiseau ni de plumes :

rien que le feu allumé. Sous

l’oiseau, sous l’entaille [tajo] du midi

cette blessure ne se ferme pas car allumée,

car néant entêtement naissant, car pur écho

d’un visage à un autre visage. Car elle est carence.

 

Et pour saisir toutes les connotations que le terme « Orient » présente dans l’écriture de Milán, il faudrait le mettre en rapport avec l’anabase à laquelle faisait allusion le titre du deuxième poème de Nervadura, et prendre en considération les analyses de Nicolás Alberte dans « Un lugar del cual salir adentro. Ostracismo y noción de patria en la poesía de Eduardo Milán »[50], où il signale que l’histoire de la constitution de l’état national uruguayen se forge au début du XVIIIe siècle, et a pour point de départ l’épisode dit de la « Redota » (déformation anagrammatique du substantif « derrota », défaite) ou Exode du Peuple Oriental, c’est-à-dire une sorte d’anabase. En effet, dans un contexte de tensions géopolitiques, les Provinces-Unies du Río de la Plata, qui venaient de conquérir leur indépendance (Révolution de Mai, 1810), décident de mettre le siège à Montevideo, sous le contrôle de Francisco Javier de Elío, tout juste nommé Vice-roi du Río de la Plata, et qui refusait de se soumettre au pouvoir de Buenos Aires.  Le soulèvement contre le vice-roi s’étend jusqu’à la Bande Oriental (située à l’est du fleuve Uruguay et au nord du Río de la Plata). Les Provinces-Unies décident d’envoyer une armée sous le commandement de Manuel Belgrano, José Gervasio Artigas et José Rondeau. Le siège de Montevideo commence le 18 mai 1811. En juillet, et en réponse à l’appel d’Elio, une armée portugaise (l’Ejercito Pacificador de la Banda Oriental) envahit la Bande Oriental. Sous les auspices de l’ambassadeur anglais, les « juntistas » de Buenos Aires et les « regentistas » de Montevideo commencent à négocier un armistice. Le siège de la ville est levé le 12 octobre, et l’armistice est signé le 20. Mais, réuni en assemblée à San José, le Peuple Oriental, qui reconnaît la signature de l’armistice, décide par contre de poursuivre son combat contre l’invasion portugaise, et entame une migration vers une zone contrôlée par Elío.  C’est le début de l’Exode du Peuple Oriental ou « Redota » : sous les ordres de José Artigas, 16 000 personnes (miliciens et civils) se mettent en marche depuis la Bande Oriental pour se diriger vers Salto Chico d’abord, puis vers l’embouchure du ruisseau Ayuí, avec l’idée ferme de constituer à terme une nation qui défende les intérêts de la région devant Buenos Aires. Il s’agit d’un épisode central dans la formation du sentiment nationaliste Uruguayen, dénommé « Orientalidad » (Orientalité), et dont l’œuvre de Milán se fait à plusieurs reprises écho, que ce soit en mobilisant le terme « Orient » (les trois premiers livres de Milán avaient été d’ailleurs publiés par les éditions de la Banda Oriental), ou au moyen d’allusions au ruisseau Ayuí (homophone de « Ahí huí », littéralement : « là-bas, j’ai fuit ») ou à José Artigas, figure légendaire qui, après une deuxième défaite, finira par prendre lui aussi la route de l’exil pour s’installer au Paraguay : « Artigas / c’est un art, une magie / qui échappa au mensonge d’être / vrai, père symbolique, / mystère – un silence entouré de jésuites / comme des hyacinthes, dit l’histoire : / il faut croire qu’elle parlait de lui[51] » écrit Milán dans « Versión de la primera forma », poème du livre Unas palabras sobre el tema. Chez Milán, la trajectoire exilique, errante, du poème semble rejoindre la fuite du Peuple Oriental dirigé par Artigas, non pas vers une terre promise, mais vers une promesse sans terre, sans lieu. Et perpétuellement menacée : « L’invention d’une origine pourrait se régler sur la scansion d’une plainte pour ce qui aurait pu être. Mais pour cela il faut consentir à la possibilité du mythe. Et la pensée logique cartésienne, si chère à la réalité poétique uruguayenne, n’admet pas les mythes. Il n’y a que deux issues pour les vrais écrivains uruguayens : l’exil intérieur – Herrera i Reissig, Felisberto Hernández – et l’exil extérieur – Juan Carlos Onetti. Au centre de cette alternative dedans-dehors, subsiste le passage, le mystère insondable, l’étonnement total devant le fait que Lautréamont et Jules Laforgue soient nés précisément là-bas, qu’ils aient quitté le pays dans leur adolescence et qu’ils soient tous les deux morts très jeunes, presque au même âge, en France. Qu’est-ce que c’est, cette terre étrange – l’anglais William Hudson l’appelait ‘‘la terre pourpre’’ – qui tantôt tue ses écrivains à l’intérieur – tuer est une métaphore de taire – tantôt les poursuit pour les tuer dehors? » écrit Milán dans un de ses textes[52]. Divisé en deux sections, Errar fie la parole à cette promesse, aussi irréalisable que le dessein de l’avant-garde (la dissolution dans la praxis sociale), c’est-à-dire vouée à un perpétuel non-lieu. Le livre se compose de poèmes-blocs erratiques sans espacements qui cherchent au fil des coupes du vers leur forme latente. Comme le dit Antonio Méndez Rubio en commentant la poésie de Milán, dans Errar « le monde advient dans le poème sous forme d’éclatement, ouverture ou espacement. De là le flux discontinu, les sauts logiques, le caractère fragmentaire, ce que I. Rodríguez a nommé ‘‘la joie des fragments’’, ou ce qu’Adorno, parlant des derniers poèmes de Hölderlin, appelait un ‘‘soulèvement paratactique contre la synthèse’’, ‘‘un attentat contre l’œuvre harmonique’’.[53] » Le motif de l’oiseau, mot-psyché (Mandelstam) présent dans son écriture depuis Estación, estaciones, réapparaît à maintes reprises. Dans le poème cité précédemment (« Ni arc ni flèche »), il se déploie dans toute son étendue, solaire (« rien que le feu allumé »), en tant qu’emblème de la poésie elle-même, d’une poésie qui tient au mythe de sa propre histoire, celle de ses formes, legs de cendres : Phénix. Ou, pour le dire avec Paul Celan, qui cite Valéry : la poésie en tant que langage in statu nascendi. Qui ne cesse pas de mourir, et de se transformer, comme la figure générique de l’oiseau lui-même, qui se diffracte dans Errar en plusieurs espèces (merle, cormoran, cardinal) dans un exercice de fragmentation et particularisation du symbole. Tout le long de la première section du livre revient aussi le motif de la « blessure », figuration d’un réel inatteignable qui (« Le soleil / ouvrit la blessure ») perce de sa lumière la parole à même la page : « Page de désespérés, / attente muette, passion sous la lampe, Mallarmé : elle est où, ta victoire. Le vent se heurte contre le mur / du silence et tu reverras de nouveau ce que tu voyais : soleil, le soleil / sur le silence du rail. Réelle, la blessure. »

 

Je dirais que c’est à travers cette blessure que les biographèmes de sa mytho-poétique personnelle se glissent dans la poésie de Milán, d’une manière particulièrement explicite à partir de Son de mi padre (Chanson de mon père, 1996), avec son recours dans certains poèmes à un ton qu’on pourrait qualifier de prosaïque qui met en évidence la « tension entre le personnage réel et le signe qu’il trace » :

 

Mon père s’appelle José. Il est veuf

depuis ses trente ans. Il en a soixante-trois

maintenant. Il est devenu veuf de ma mère, Elena, qui est morte

à trente-deux ans. Communiste, mes oncles, les

frères de ma mère et les voisins de mon père

disaient qu’il était communiste. Toute mon enfance j’ai entendu

que mon père était communiste, dans les années

cinquante, quand l’influence américaine

– aujourd’hui on dira : nord-américaine, mais à cette époque-là

c’était l’influence américaine – brillait dans les chaussures

de Doris Day, rouges comme ma honte, pas comme mon sexe,

rouges comme les chambres des armes à feu.

Être communiste dans l’Uruguay des années cinquante était synonyme

d’être courageux parce qu’on te lapidait. Fils de José,

le communiste, orphelin de mère et conscient

du fait qu’on te lapidait, pendant longtemps j’ai cru que j’étais le Christ.

À cinquante ans mon père est allé en prison, il a été incarcéré.

Il est passé à la télévision, la tête rasée, alias Jacinto, en raison de ses liens

avec le MLN Tupamaros. Il a été condamné à 24 ans de prison

mais il est sorti au bout de la moitié de sa peine, douze ans, amnistié.

Ces douze ans il les a passés dans l’Établissement

Pénitentiaire de Réclusion Militaire n° 1 Libertad, je dis

qu’il est resté 12 ans enfermé en Liberté. Quant à moi,

il ne m’a été plus possible d’échapper à la poésie.

 

Comme on l’a vu, la poésie de Milán mobilise le mythe, tente de réactiver certaines figures mythiques pour penser l’histoire du poème : celle d’Icare et sa chute, qu’il faudrait mettre en rapport avec la vitesse de libération[54] dont parle « Lieu, exil » en convoquant le livre homonyme de Paul Virilio : « Nous vivons dans un temps de prudence, un temps tiède où la ‘‘conquête des étoiles’’ n’est possible que par le développement technologique, plutôt que par une ascension spirituelle de l’être humain[55] », écrit Milán au milieu des années 90 ; ou celle du Phénix, la poésie, qui renaît de ses cendres, les poèmes légués par une tradition qu’il faut réinventer, non seulement pour s’adresser au présent, mais pour tenter d’adresser le présent, pour tenter de lui donner une adresse, une direction, un souffle, un sens – un futur ? Jeu d’envois et renvois : « rien que le feu allumé » d’un langage qui se (re)trouve à l’état mourant-naissant. Il faudrait ajouter la figure d’Orphée et sa perte d’Eurydice retrouvée. En effet, dans « Premisa » (« Prémisse »), le texte qui ouvre Justificación material, Milán revient sur la lecture du mythe que Blanchot propose dans « Le regard d’Orphée » (L’espace littéraire). « Écrire commence avec le regard d’Orphée », dit Milán en citant Blanchot et précisant ensuite : « C’est le regard qui fait naître l’écriture à partir d’un tour sur son propre axe.[56] » Ce moment de naissance, originaire, coïncide avec le geste de tourner la tête (voir « Lieu, exil ») et comporte la disparition de l’être aimé, et en même temps un oubli de l’œuvre : « Ce mouvement défendu, écrit Blanchot, est précisément ce qu’Orphée doit accomplir pour porter l’œuvre au-delà de ce qui l’assure, ce qu’il ne peut accomplir qu’en oubliant l’œuvre, dans l’entraînement d’un désir qui lui vient de la nuit, qui est lié à la nuit comme à son origine. En ce regard, l’œuvre est perdue.[57] » Mais avec la perte de l’œuvre, Orphée, son chant, retrouve pendant un moment une certaine forme de liberté : Eurydice « est liée, elle est la suivante, le sacré maîtrisé par la force des rites, ce mot qui signifie ordre, rectitude, le droit, la voie du Tao et l’axe du Dharma. Le regard d’Orphée la délie, rompt les limites, brise la loi qui contenait, retenait l’essence. Le regard d’Orphée est, ainsi, le moment extrême de la liberté, moment où il se rend libre de lui-même, et, événement plus important, libère l’œuvre de son souci.[58] » Au moment où Orphée regarde en arrière, les codes, les règles du jeu poétique sont déjoués, repris, relancés, et la tradition, réinventée : « Écrire, ce serait dès lors reculer infiniment vers la fin. Ce serait s’éloigner jusqu’au commencement, une manière de mourir avant [59] », écrit Milán dans le texte qui ouvre Resistir. Insistencias sobre el presente poético, au milieu des années 90 donc, où il semble s’aligner sur les thèses de Blanchot : « [Orphée] n’est pas moins mort qu’[Eurydice], non pas mort de cette tranquille mort du monde qui est repos, silence et fin, mais de cette autre mort qui est mort sans fin, épreuve de l’absence de fin. […] dans le chant seulement, Orphée a pouvoir sur Eurydice, mais, dans le chant aussi, Eurydice est déjà perdue et Orphée lui-même est l’Orphée dispersé.[60] » Mais la pensée de Milán est une pensée en mouvement, nomade, erratique. Comme on l’a vu, au début des années 2000 il remet en question l’idée même de libération : « Savez-vous que nous sommes détachés, / pas vrai ?, pas libérés, détachés / et qu’il faut écrire des détachements, pas des libérations, puisqu’il n’y en a pas. » La dispersion d’Orphée, celle de l’auteur, n’est pas une dispersion totale, à perte d’horizon. Elle reste aimantée par la blessure, une blessure qui provient d’un réel historique, qu’il faut historiciser, d’où le recours chez Milán au biographème, l’incorporation du biographème à sa mytho-poétique personnelle. Et ici il faudrait revenir sur la lecture du Méridien, le texte de Paul Celan, que Paul Audi propose dans « … et j’ai lu tous les livres. Mallarmé – Celan ». Selon Audi, Celan écrit Le Méridien, du moins en partie, en réponse aux thèses de Blanchot dans L’espace littéraire et, surtout, dans Le livre à venir : « Une réponse implicite, certes, mais pas si voilée que cela : car enfin, si le nom de Blanchot n’y figure pas, le critique n’en est pas moins présent dans la mesure où, de tous les contemporains de Celan, il est le seul à avoir voulu reprendre à son compte la poétologie de Mallarmé pour en faire l’armature de l’espace littéraire tout entier, comme si depuis la toute fin du XIXe siècle aucun événement de poids, aucune fracture historique importante – nul 20 janvier ! – n’avait été suffisamment bouleversant pour changer la face du modernisme et renouveler de fond en comble les enjeux de la création poétique. De sorte qu’il semble presque évident que la phrase [du Méridien] ‘‘penser Mallarmé jusque dans ses dernière conséquences’’ renvoie, comme je l’ai dit, à l’œuvre de Blanchot ; plus exactement, cette phrase prend pour cible cette nouvelle Terreur dans les lettres que répand son prosélytisme du Livre-à-venir, pour autant que ce dernier vise à instaurer pour la plus grande gloire de l’art poétique un régime d’impersonnalité, lequel ne peut se traduire que par l’abolition de l’ipséité et la désintégration de ce sujet ‘‘parlant’’ à la première personne du singulier qu’est le poème dans l’esprit de Paul Celan.[61] » Il me semble que c’est dans cette perspective critique de l’impersonnel prôné par Blanchot, qui entraîne une déshistoricisation du poème, qu’il faut lire l’affirmation de Milán dans « Lieu, exil » (« L’exil est une date, etc ») et le passage déjà cité de son entretien avec Maurizio Medo : « Il y a encore quelques années on se réjouissait de la disparition mallarméenne du moi lyrique […]. Mais les positions ont changé précisément avec la dimension spectrale qui se glisse dans la notion d’inaccompli. Le dedans est parfaitement accompli. Pas le dehors. Au fur et à mesure qu’on s’enfonce dans l’écriture on réalise que la poésie est aussi une tension entre le personnage réel et le signe qu’il trace. » Si, depuis les avant-gardes historiques, l’accompli est le changement de l’art en art du changement voué au renouvellement des formes, l’inaccompli, comme on l’a vu, c’est le dessein même des avant-gardes historiques : la dissolution de l’art dans la praxis social en vue de changer la vie (Rimbaud) et transformer le monde (Marx). Or l’inaccompli subsiste, il faut le faire subsister en tant que spectre, latence, horizon utopique, sans lieu, du renouvellement des formes. C’est dire que le « moment extrême de la liberté » dans l’écriture dont parle Blanchot n’est rien (de libérations, « il n’y en a pas » dit Milán) s’il ne s’inscrit dans une perspective qui vise ou fait signe vers l’égalité dans l’écriture (« on ne sait jamais en poésie[62] » écrit Milán dans Huelga decir : il n’y aurait dès lors, en poésie, que des « maîtres ignorants », comme dit Rancière) et hors de l’écriture. Non pas l’égalité à soi-même d’un « on » transhistoriquement identifiable, mais l’égalité (une égalité qui suppose la différence et qui appelle à sa réalisation hors du poème comme au-delà et en deçà de la lecture) entre le « je » et le « tu » historiquement déterminés qu’implique, à chaque fois, à chaque lecture, la dimension dialogique du poème lorsqu’il tente d’adresser le présent, de lui donner une adresse, une direction, un souffle, un sens, selon l’angle que fait la pente du sujet parlant, le poème qui dit « je » : « Ce poème peut se dire à soi-même / sans crainte : j’écris comme je veux[63] », mais sans oublier ce qu’il (le je autre du poème-Milán) dit ailleurs, dans un autre livre du poète qu’il invente : « Le poète fait sa place dans l’inexistant / se faire une place dans le langage, quoi ? / nid ? mémoire des enfants ? terre entre deux pierres / la poésie n’existe pas dans la poésie.[64] »

 

El camino Ullán[65] (Le chemin Ullán), livre écrit au début de 2009, s’ouvre sur un vers qui sillonne « la route Toluca-Valle de Bravo bordée de saules ». À la ligne, les saules s’avèrent être « des bons saules pleureurs » situés « à la sortie de la ville ». Les pleurs, comme la route, accompagnent ici le « chemin concave » d’un ami de Milán, le poète espagnol José-Miguel Ullán, vers la mort : « mon ami poursuit son chemin concave / lui qui connaît les Oiseaux du paradis / c’est le nom qu’il donna à l’une des plus belles / maisons d’édition de poésie en Espagne / Oiseau du Paradis // mon ami c’est José-Miguel Ullán / avec lui j’ai appris la poésie comme celui qui apprend ce qui est / là » écrit Milán dans le huitième poème ou chemin du livre. Un livre en route donc (« l’imagination, d’un côté et de l’autre de la route »), mais aussi un livre d’accompagnement dont la tâche consiste « à se faire constamment » au fur et à mesure que l’ami malade s’enfonce dans la concavité ultime de son chemin : Ullán décède en mai 2009, le livre paraît quelques mois plus tard. C’est une manière d’adresser le présent, de lui donner une direction, un souffle quand il en manque, et cela à partir de « ce qui est là » et qu’on pourrait nommer aussi le quotidien, la vie quotidienne, référent oblique de El camino Ullán comme d’autres livres de Milán. « La vie quotidienne n’est pas la sphère du sujet monadique et intentionnel cher à la phénoménologie ; elle ne réside pas non plus dans les structures objectives – le langage, les institutions, les structures de parenté – perceptibles uniquement si l’on met entre parenthèses l’expérience du sujet. Elle n’est ni le subjectif (le biographique) ni l’objectif (le discursif), mais ces deux choses à la fois : ‘‘littéralement et dans tous les sens’’ » : dans un mail du 11 décembre 2022, Emma Grosbois, amie et photographe[66], m’adressait cette citation tirée de Rimbaud, la Commune de Paris et l’invention de l’histoire spatiale, le livre de Kristin Ross. À mon sens, elle permet de cerner l’un des enjeux de l’écriture d’Eduardo Milán : faire émerger dans le poème la vie quotidienne en tant que « ce qui est là », dont la langue elle-même et ses usages, en vue d’exposer sa mytho-poétique personnelle (qui comprend comme on l’a vu un série biographèmes clés : la mort de la mère, la détention du père, l’exil au Mexique, la rencontre avec les membres du groupe Noigandres, etc.) à la micro-histoire. Et cette exposition, qui est aussi « une invitation au dehors », ce serait l’adresse même du présent qui la solliciterait précisément dans la mesure où un certain présent du poème n’adresserait plus (mais à qui, et vers où ?) que de la prose pétrie de données factuelles : « la lyrique de maintenant se fait ainsi : donnée concrète, extériorité / l’armée de Sri Lanka bombarde Wani, cent enfants morts / cataclysmes socio-climatiques ponctuels, tremblement de terre à Shocuin […] lyrique de la certitude des données » écrit Milán dans le « vingt-cinquième chemin Ullán ». Dans le geste d’écriture, le vecteur d’émergence de la vie quotidienne dans le poème et du poème, c’est l’attention qui le fournit en se tournant vers l’intime : « La vision intimiste où tout est mineur / au sens de petit, à portée de main / les enfants, êtres à portée de main, les mascottes, la chienne / les cheveux de la tête des enfants pour y passer la main / le luisant, lisse, soyeux presque, dos de la chienne noire […] / il y a toujours eu ce détail qui palpite parmi les grandes valeurs / ces empires qu’on te fait dresser depuis le puits de la rage / […] il y a toujours ce détail, la brise par la fenêtre ouverte, air frais / entre les rideaux en coton […] » lit-on dans le « troisième chemin Ullán ». En effet, comme le signale Antonio Ochoa, « on est face à une poésie de ce qui est là, de ce qu’il y a ; face au lieu du poète dans la quotidienneté du monde où il habite, avec des papiers, des lettres, un bouquet sur la table. C’est pourquoi on y retrouve des références précises au moment de l’écriture du poème »[67]. Déjà dans Nervadura, la réflexion sur la forme se portait sur le monde sensible et exposait la parole aux éclats fugaces de la perception :

Pas l’eau : le verre

d’eau

la forme de l’eau

                       sa renommée

encre

qui devint poème :

le poids

                       la pendule

réelle de la parole

vacille entre être et ne pas être

verre.

Mais il faudrait noter aussi les nombreuses allusions aux personnes du cercle intime dans la poésie de Milán, que ce soit sous forme de dédicaces ou en incorporant à la trame du poème ces marqueurs de la réalité sociale que sont les noms propres, aussi bien ceux des membres de la famille de Milán (sa compagne, ses enfants : « Entre un colibri par la fenêtre. / ‘‘Regarde’’, je dis à Gabriela, qui dit : ‘‘regarde’’[68] » ; « Sur le privilège d’être vivant, / Sur ce que cela signifie maintenant / dans ce monde, après le repas, / pendant que Gabriela et Alejandro jouent[69] ») que ceux de poètes avec lesquels il a tissé un lien d’amitié : Haroldo et Agusto de Campos, Décio Pignatari, José-Miguel Ullán, Olvido García Valdes, ou encore Antonio Ochoa, que dans le premier poème de Tres días para completar un gesto (Trois jours pour compléter un geste, 2013) Milán interpelle pour qu’il l’aide à trouver une fin qui le rende réaliste, de sorte que la question de la mimésis se glisse tel un spectre, ironiquement, dans ce premier poème : « c’est à Boston qu’habite mon chère Antonio Ochoa, poète / près, dit-il, de Walden / Walden, où je veux aller avant de mourir / terre de poètes, cultivée ou sauvage, des lys – dis-moi quelles fleurs sont les plus communes là-bas, Toño / car je veux qu’il ait l’air réaliste – ». Or la vision intimiste de Milán ne se borne pas à certains moments de plénitude sensible et aux gestes cordiaux de l’amitié. Pour faire émerger la vie quotidienne, il peut mobiliser un tout autre lexique, parfois aussi âpre que celui de la prose administrative, dont chiffres, pourcentages et sigles : «  voisins, frêne, bougainvilliers sur le mur / Les impôts à payer 17% + TVA + IR » (« septième chemin Ullán ») ; ou revenir sur le biographème de la mort de ses parents pour relancer le poème en direction de l’actualité informative (celle de 2009 : « ce qu’on a fait de l’information dans ce royaume / n’est comparable qu’à ce qu’on fait de l’humain / dans le royaume des cieux aveugles » lit-on dans le « dixième chemin Ullán), marquée en l’occurrence par une pandémie de grippe porcine, pour qu’il se contamine de sa prose et se confronte aux biopolitiques que celle-ci se limite à rapporter : « je ne me rappelle pas la mort de ma mère / elle survint en absence de maison, chez le médecin qui pratiquait les avortements / […] / je me rappelle la mort de mon père / son entrée dans le coma / […] / l’un et l’autre viennent à propos, pas à la maison / cette scène de peste au Mexique, avril 2009 / the cruellest month, influenza porcine / quattrocento parmi les porcs / l’avertissement local de pandémie un mois après l’annonce aux U.S.A // le gouvernement de Distrito Federal décrète dix jours d’émergence / nuit du samedi 25 : désert, sauf les lumières / la ‘‘ville de l’espoir’’, dit-on, à vrai dire / dénomination impossible pour un poulpe, la masse / 30 millions d’habitants si on compte l’aire métropolitaine / 22 morts confirmés / 81 morts jusqu’à hier dimanche 26 sans confirmer » (« aparté sur le chemin »). Ce genre de disruptions, on les retrouve aussi dans l’écriture essayistique de Milán, notamment à partir de Un ensayo de poesía, auquel j’ai déjà fait allusion pour signaler le glissement de la fonction poétique dans le discours critique. « El poder íntimo » (« Le pouvoir intime »), le premier des trois textes du livre, s’ouvre sur cette déclaration : « Si la poésie est discontinuité, si elle est perception entrecoupée, le langage de l’essai est lui aussi discontinu, la perception qu’il saisit, entrecoupée.[70] » En effet, si plus haut je disais que l’essai suit chez Milán une trajectoire en spirale, qui ne cesse de plonger vers le sans-centre logé au fond du zentzontle, il faudrait ajouter ici que cette trajectoire, cette plongée est d’ordre discontinu. Ainsi, dans « El poder íntimo », quelques lignes après l’apparition du zenzontle, alors que Milán est en train de décrire le poème-dilemme, quelque chose survient sous forme de discontinuité : « Le poème-dilemme est une élection constante ; pas comme tout poème qui est une élection constante ; on choisit toujours, on ne gagne pas toujours, on ne perd pas toujours, une chose pour l’autre, le sauvetage ne marche pas toujours [jusqu’ici la spirale vers le fond du naufrage, et soudain] : regardez le Mississipi ; maintenant regardez l’eau sur la Nouvelle Orléans. La stupidité criminelle, l’eau boueuse, noie le berceau du jazz avec le bébé du jazz dedans, l’eau de la maladie sur le noir, la noire et le petit noir, tous issus du jazz, la tarentule de l’eau sur la naissance.[71] » L’ironie de l’ironie c’est peut-être qu’elle est tragique. À la première lecture, je n’ai pas suivi, je pense qu’on ne suit pas. Mais la mémoire du lecteur travaille, souterraine. Un ensayo de poesía est paru en 2006, des images flottent dans les nappes phréatiques, elles semblent venir d’un point incertain des années 2000, d’un point de vue informatif, télévisuel, global. On, je vérifie. C’est bien ça, je crois que c’est bien ça : 2005, l’Ouragan Katrina, la Nouvelle Orléans inondée. Le Mississipi, l’eau boueuse, ce qu’elle noie, le jazz et la naissance flottent comme des épaves au milieu du discours critique, précisément là où il accueillait la fonction poétique avec ses jeux sur le signifiant. Contre ces épaves, la parole bute, se pave d’eau, entrecoupée. Comme tout un chacun, Milán lit la presse, s’abreuve du flux constant d’images et de paroles qui pullulent dans une iconologosphère désormais ubiquiste, au quotidien. Et, au quotidien, la vie du poème se déroule dans cette tension entre la Charybde du biographique et la Scylla du discursif, et la réinvention de la tradition passe aussi par ce détroit : « Va avec l’art dans l’étroit passage qui est le plus proprement tien. Et dégage-toi » écrit Celan dans Le Méridien.

 

Passage, vie quotidienne du poème. Dans l’écriture de Milán, elle tient à la métaphore textile pour filer. En résulte une trame discontinue et sans bords :

 

D’un poème à l’autre

sans charme le poème qui montre son effilochure

poème qui s’effiloche

dans le regard de celui qui est venu à la recherche de consolation

serpentin par une profondeur confuse

on dirait transparence de non-chose

se perdre dans les nuages

chose d’oiseau

qui a plus d’importance pour moi que de s’accrocher au connu

le poème t’emmène là où tu n’as jamais été

ou là où tu as été sans t’en rendre compte

tu as dormi, mangé, aimé, s’il est possible que cela ait été

pas distrait, satisfait d’avance – déjà fait, plus rien à faire –[72]

 

Le poème, s’il file, c’est pour fuir sa réification. Plutôt qu’objet, il est geste. Geste et attente. Dans l’exil. Vers une rencontre : « au tournant de la rue où se trouve l’inexorable / là, prête, gratuite, la poésie / et elle conduit vers la rencontre avec la perte / pas vers l’objet perdu.[73] » Perte du fil, effilochure, reprise, réinvention qui exige encore une fois de tourner la tête pour revenir sur sa propre histoire et renouer par exemple, trente ans plus tard, dans El Fénix no baja, avec l’étoile absente qui brillait dans le premier poème de Nervadura : « écrire laisse une trace disparue mais / apparue, entre y être et ne pas y être / hallucinée / une étoile brille sans y être, dit Nervadura / là où la versure se fragmente / allumée et éteinte et allumée / pas pour toujours : pour qu’elle se réactive / une mémoire dont le sens est de se construire / chaque fois qu’un parcours est accompli // autrement, oublie ça.[74] » Constellation. D’étoile filantes, qui brouillent de plus en plus les frontières génériques : dans ses derniers livres, le poème de Milán peut revenir sur un entretien avec le poète brésilien Régis Bonvicino pour se penser en tant que prose : « L’entretien que Régis m’a fait en janvier 2021 / pour Sibila en pleine pandémie / – pain d’anémie et peur presque évident / métaphore de l’enfermement, non-lieu où se trouver dehors – / je connais Régis depuis 76, j’admire sa poésie / son talent est singulier / Remorso do cosmos, Deus devolve o revólver – / c’était l’histoire de ma vie cet entretien / le jour où je lui ai donné mes réponses je ne l’ai pas vu  / à la sortie d’un obscur qui ne contient / pas un seul vert comme répit / j’écris cette prose coupée par des flèches de lumière lyrique / ire lyrique / c’est-à-dire : par des flash[75] » ; ou s’essayer au commentaire critique sur l’essai : « dans un essai on atteint la liberté / ou on n’atteint absolument rien / et là on se perd / ou ce néant se met à fleurir / je l’ai déjà dit : lys.[76] » Il peut aussi recourir à la réécriture et au montage en réorganisant les livres qui le composent dans des volumes (Consuma resta I, II et III) qui proposent un nouvel ordre de lecture : « Consuma resta I est le premier d’une série de volumes qui réunissent la poésie d’Eduardo Milán. Son ordre est chronologique mais pas consécutif et les livres ont été groupés suivant le critère de l’auteur. Certains ont été modifiés par rapport à des éditions précédentes » peut-on lire dans la quatrième de couverture de Consuma resta I [77]. Ce travail de réécriture est aussi perceptible d’un livre à l’autre, et peut toucher à la chronologie de certains biographèmes. Comme on l’a vu, dans le poème cité de El Fénix no baja, écrit au milieu des années 2010, Milán situait sa rencontre avec Haroldo de Campos en 1976 : « je suis allé les voir en 76 au Brésil / arrivé à Sao Paolo par la voie ferrée / arrivé à la porte de Haroldo qui est sorti m’attendre » ; mais dans Huelga decir, paru en 2022, il écrit : « cette générosité que j’ai découverte avec Haroldo / que je suis allé voir chez lui Rua Monte Alegre / à Sao Paolo en 1973 / je n’aime pas abréger avec 73 une année de catastrophe.[78] » S’agit-il d’un autre voyage ? Ou plutôt d’une réécriture qui vise à plier le biographème aux exigences de sa mytho-poétique personnelle de l’exil en insistant sur la dimension symbolique et génétique de cette date impossible à abréger ? 1973, année de l’arrestation du père, qui coïncide avec la chute de Milán dans la poésie : si dans le poème cité de Son de mi padre (1996) il écrivait : « Il a été condamné à 24 ans de prison /mais il est sorti au bout de la moitié de sa peine, douze ans, amnistié. / Ces douze ans il les a passés dans l’Établissement / Pénitentiaire de Réclusion Militaire n° 1 Libertad, je dis / qu’il est resté 12 ans enfermé en Liberté. Quant à moi, / il ne m’a été plus possible d’échapper à la poésie » ; dans Huelga decir (2022) il revient sur l’épisode pour l’assimiler explicitement à une chute : « L’histoire de ma vie aura été cette tension entre ma mère morte à 30 ans / – j’avais un an et demi – et mon père prisonnier politique car tupamaro – 12 ans – / c’est-à-dire en raison de ses idées / l’année de la chute de mon père je suis tombé avec lui.[79] » Trame donc, mais effilochée et reprise, constamment relancée, passage, traduction d’un continuum qui se dérobe à la représentation : « Moi, qui eus la chance de lever la tête et voir / passer le rayon horizontal et bleu du continuum / qui disait en filant ‘‘voici le continuum de la poésie’’ / ‘‘voici le langage poétique que tu n’auras jamais entre tes mains car personne / n’a le langage poétique entre les mains comme personne / n’eut entre les mains la Commune de Paris ni les premiers jours / d’il y a 150 ans’’ – plus ou moins : difficile de traduire un rayon qui passe bleu.[80] » Traduire l’intraduisible, le transporter, voilà la geste anabatique impossible que le geste poétique tente d’accomplir : « dire poète est une fleur difficile / depuis qu’il était enfant – celui qui grandit, qui ne reste pas là / et s’entête à suivre, fait une ascension, une Anabase, normal / navigant il monte vers le sens.[81] »

Rafael Garido

 


 

Notes

[1] Cité dans le prologue de Nicanor Vélez au volume Querencia, gracias, y otros poemas, Círculo de lectores/Galaxia Gutenberg, Barcelona, 2003, pp. 28-29.

[2] Elle se prolongera jusqu’en 1985.

[3] Baptisé par un groupuscule d’étudiants de gauche, à partir de 1962, TNT pour « les Tupamaros Ne Transigent pas », le Mouvement de Libération Nationale-Tupamaros est officiellement créé en 1966. Il prônait l’action directe et la guérrilla urbaine. Il fut particulièrement actif pendant les années 70. Pour un aperçu de l’histoire du mouvement, voir l’article « Les tupamaros en Uruguay (1965-2010). De la guérilla à la politique légitime » (https://www.sciencespo.fr/opalc/content/les-tupamaros-en-uruguay-1965-2010-de-la-guerilla-la-politique-legitime.html, consulté le 1er mars 2023).

[4] Entretien avec Christian Kupchik et Andrea Daverio parue dans Insomnia, le supplément du journal Postdata, en 1997, cité dans le prologue de Nicanor Vélez au volume Querencia, gracias, y otros poemas, op. cit., pp. 8-9.

[5] Cal para primeras pinturas, avec Víctor Cunha, ediciones de la Banda Oriental, Montevideo, 1973.

[6] Secos & mojados, ediciones de la Banda Oriental, Montevideo, 1974.

[7] Estación, estaciones, ediciones de la Banda Oriental, Montevideo, 1975.

[8] Esto es, Montevideo, 1978.

[9] « Cette colonisation des nouvelles terres provoquera plusieurs réactions violentes de la part des peuples amérindiens et ainsi initiera les guerres indiennes. Face à cette hostilité, il a fallu renforcer les lois comme le Homestate act “concernant l’extermination de tous les Indiens hostiles” en 1862 ou encore la plus viscérale, du côté mexicain, était une prime pour chaque scalp d’Apache. D’après certains, chaque scalp « valait » cinquante pesos d’or – jusqu’à aujourd’hui une fortune […]. D’autres sources affirment que le prix du scalp d’un enfant montait à 25 dollars, 50 pour une femme et 100 pour un guerrier. » Jaime Aragón Falomir, « Les Apaches face à la colonisation et globalisation du réel et de l’imaginaire », https://journals.openedition.org/amerika/13693.

[10] Idem.

[11] Michelle Perrot, « Dans le Paris de la Belle Époque, les « Apaches », premières bandes de jeunes », https://www.cairn.info/revue-lettre-de-l-enfance-et-de-l-adolescence-2007-1-page-71.htm. Je remercie Dénètem Touam Bona de m’avoir renvoyé vers cet article.

[12] Lettre ouverte lisible sur https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k2017105/f228.item (consulté le 19 août 2023)

[13] La réponse d’Apollinaire est consultable sur https://obvil.sorbonne-universite.fr/corpus/apollinaire/ apollinaire_mercure-de-france?q=lampu%C3%A9#mark1 (consulté le 19 août 2023).

[14] Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, La dialectique de la raison, Coll. Tel, Gallimard, 1974, p. 37.

[15] Idem.

[16] Benito del Pliego, « Al Wanted, al fugitivo », in Prosapies, seguido de Llegando a Milán, Libros de la Resistencia, Madrid, 2017, p. 184.

[17] Titre de la dernière partie du volume anthologique Consuma resta II (Libros de la Resistencia, Madrid, 2019). La citation qui suit est tirée du long poème qui ouvre cette dernière partie.

[18] Haroldo de Campos, in De la raison anthropophage et autres textes, traduction du portugais (Brésil) et préface d’Inês Oseki-Dépré, Nous, 2018, p. 121.

[19] Eduardo Milán, cité dans Nicanor Vélez, op. cit., p. 13.

[20] Nicanor Vélez, op. cit., pp. 13-14.

[21] Eduardo Milán, dans « Camino a Milán », entretien avec Maurizio Medo, in Prosapies, seguido de Llegando a Milán, Libros de la Resistencia, Madrid, 2017, p. 145.

[22] Voir « Lieu, exil ».

[23] Dans « La vuelta al orden del día », texte inclus dans Resistir. Inisistencias sobre el presente poético, Milán pointe la tendance à l’exotisme de la poésie de Perse (je cite à partir de En suelo incierto, ensayos, Fondo de Cultura Económica, Mexico, 2014, p. 58) : « l’attitude de la poésie de Perse est héritière d’un certain esprit du début du XXe siècle qui cherchait dans la périphérie de l’Occident un lieu idyllique, une sorte de Paradis où l’énergie vitale serait productrice d’énergie spirituelle. Chez Perse tout devient un acte de célébration sans précédents : euphorique, grandiloquent, mais toujours génial. »

[24] Je cite à partir de la traduction d’Armand Guibert, Le gardeur de troupeaux et les autres poèmes d’Alberto Caeiro, Gallimard, 1987. Je remercie Miguel Casado de m’avoir signalé le jeu intertextuel.

[25] Alain Badiou, « L’ontologie paradoxale d’Alberto Caeiro », in Que pense le poème ?, Nous, 2016, p. 95.

[26] Walter Benjamin, Paris, Capitale du XIXe siècle. Le Livre des Passages, Les Éditions du Cerf, 2009, p. 478.

[27] Una cierta mirada, Juan Pablos/Unam, Mexico, 1989.

[28] Resistir. Insistencias sobre el presente poético, Dirección General de Publicaciones del Consejo Nacional para la Cultura y las Artes, 1994.

[29] Eduardo Milán, « El retorno maléfico », Resistir. Inisistencias sobre el presente poético, in En suelo incierto, ensayos, op. cit., p. 49.

[30] Justificación material. Ensayos sobre poesía latinoamericana, Universidad Autónoma de la Ciudad de México, 2004

[31] Eduardo Milán, « Otra vez Lezama Lima », Justificación material. Ensayos sobre poesía latinoamericana, in En suelo incierto, ensayos, op. cit., p. 205.

[32] Idem, p. 208.

[33] Eduardo Milán, « Hablar de Parra », Justificación material. Ensayos sobre poesía latinoamericana, in En suelo incierto, ensayos, op. cit., p. 167.

[34] Voir la bibliographie.

[35] Un ensayo sobre poesía, in En suelo incierto, ensayos, op. cit., p. 261.

[36] Idem, p. 271.

[37] Idem, p. 262.

[38] Pour mieux cerner les enjeux du zenzontle, il faudrait rappeler ici l’article d’Octavio Paz intitulé « Analogía e ironía », paru dans Los hijos del limo (1974), notamment un passage que Haroldo de Campos cite dans « Poésie et modernité : de la mort de l’art à la constellation. Le poème post-utopique » : « Baudelaire fit de l’analogie le centre de sa poétique. Un centre en perpétuelle oscillation, toujours bousculé par l’ironie […]. Au centre de l’analogie il y a un trou : la pluralité de textes implique qu’il n’y a pas un texte original. À travers ce trou se précipitent et disparaissent, simultanément, la réalité du monde et le sens du langage. Et ce n’est pas Baudelaire, mais Mallarmé, qui osera contempler ce trou et convertir cette contemplation du vide en matière de sa poésie. » (in De la raison anthropophage et autres textes, op. cit., p. 122)

[39] Eduardo Milán, Hilachas raíz, chajá, Libros de la Resistencia, Madrid, p. 9.

[40] Eduardo Milán, « Todo extranjero es sospechoso », entretien avec Vicente Luis Mora, Libros de la Resistencia, Madrid, 2017, p. 145 in Prosapies, seguido de Llegando a Milán, op. cit., p. 265.

[41] Walter Benjamin, Le concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, Flammarion, Champs essais, 2008, pp. 111-113.

[42] Eduardo Milán, « El olvido de la vanguardia », in Hilachas raíz, chajá, op. cit., p. 15.

[43] Idem, p. 23.

[44] Idem, p. 21.

[45] Voir Lieu, exil.

[46] Eduardo Milán, Prosapies, seguido de Llegando a Milán, op. cit., p. 111.

[47] Il s’agit d’une citation de Guillermo Milán, qui porte précisément sur la poésie d’Eduardo Milán.

[48] Eduardo Milán, Unas palabras sobre el tema, in Consuma resta II, Libros de la Resistencia, Madrid, 2019, p. 48.

[49] Errar, El Tucán de Virginia, Mexico, 1991.

[50] In Prosapies, seguido de Llegando a Milán, op. cit., pp. 131-147.

[51] Eduardo Milán, « Versión de la primera forma », poème de Unas palabras sobre el tema, in Consuma resta II, op. cit. p. 61.

[52] Cité dans Nicolas Alberte, « Un lugar del cual salir adentro », in Prosapies, seguido de Llegando a Milán, op. cit., pp. 137-138.

[53] Antonio Méndez Rubio, « El día de la fiesta », in Prosapiens, seguido de llegando a Milán, op. cit., p. 226.

[54] Wikipedia : « La vitesse de libération (ou vitesse d’évasion) est la vitesse minimale à communiquer à un projectile pour que celui-ci échappe à l’attraction du champ de gravité d’un astre (planète, étoile, etc.) et atteigne un point à l’infini. »

[55] Eduardo Milán, « Una mirada segunda », Resistir. Insistencias sobre el presente poético, in En suelo incierto, ensayos, op. cit., p . 71.

[56] Justificación material. Ensayos sobre poesía latinoamericana, op. cit., p. 143.

[57] Maurice Blanchot, « Le regard d’Orphée », in L’espace littéraire, Gallimard, coll. folio essais, 2000, p. 229.

[58] Idem, p. 231.

[59] Eduardo Milán, « Errar », Resistir. Insistencias sobre el presente poético, in En suelo incierto, ensayos, op. cit., p. 18.

[60] Maurice Blanchot, op. cit., p. 227.

[61] Paul Audi, « … et j’ai lu tous les livres ». Mallarmé – Celan, Galilée, 2017, p. 114-115.

[62] Eduardo Milán, Huelga decir, Libros de la resistencia, 2022, p. 68.

[63] Eduardo Milán, Unas palabras sobre el tema, in Consuma resta II, op. cit., p. 34.

[64] Eduardo Milán, Huelga decir, op. cit., p. 34.

[65] Eduardo Milán, El camino Ullán, seguido de Durante, Amargord, Madrid, 2010. Je cite à partir de la version du livre proposée dans Consuma resta I, op. cit., pp. 243-281.

[66] Son premier livre, Comme, est paru aux éditions Zoème en 2020.

[67] Antonio Ochoa, « Camino que va dejando brasa. La poesía de Eduardo Milán », in Prosapiens, seguido de llegando a Milán, op. cit., p. 230.

[68] Eduardo Milán, Alegrial, in Querencia, gracias y otros poemas, op. cit., p. 110.

[69] Razón de amor y acto de fé, idem, p. 123.

[70] Eduardo Milán, Un ensayo sobre poesía, in En suelo incierto, ensayos, op. cit., p. 261.

[71] Idem, p. 262.

[72] Eduardo Milán, Huelga decir, op. cit., p. 22.

[73] Idem, p. 101.

[74] Eduardo Milán, El Fénix no baja, in Consuma resta II, op. cit., p. 395.

[75] Eduardo Milán, Huelga decir, op. cit., p. 90.

[76] Idem, p. 71.

[77] Les quatrièmes de couverture de Consuma resta II et III signalent aussi ce travail de réécriture et montage.

[78] Eduardo Milán, Huelga decir, op. cit., p. 101.

[79] Idem, p. 91.

[80] Idem, p. 95.

[81] Idem, p. 102.