« L’universalisation tendancielle de la condition nègre » est, selon Achille Mbembe, la conséquence d’une complicité inédite de l’économique et du biologique qui assujettit et minimise l’humain à l’échelle du monde. Une nouvelle économie politique du vivant se met en place qui exacerbe les formes d’assignation raciale. Comment a-t-on pu en arriver là après la décolonisation et l’inversion du discours colonial que les luttes pour l’émancipation ont conduites ? Comment soumettre encore l’humain à la raison mercantile quand on a compris que cette dernière avait été celle de la plantation puis de la colonie ? Pour comprendre ce processus et tenter d’y résister, Achille Mbembe propose une critique de la raison nègre qui correspond à un vrai programme philosophique : il travaille à déconstruire des représentations et il le fait sans renoncer à l’outillage conceptuel et argumentatif de la raison occidentale. Tous ses livres depuis De la postcolonie, et en particulier Sortir de la grande nuit [1] ont ouvert un cycle de réflexion où, à partir de l’Afrique, il tente de libérer une pensée de la circulation et de la traversée. Mais tandis que Glissant, par exemple, le fait à partir de la Caraïbe en bouleversant les codes de la logique et la langue de la rationalité, Mbembe inscrit son discours dans le projet de la théorie critique, ce qui est peut-être moins puissant poétiquement mais lui donne un poids immédiat plus évident.
Par « raison nègre », il entend à la fois des figures de savoir, un paradigme de l’assujettissement ainsi que les modalités de son dépassement et un complexe psycho-onirique. Il en analyse l’histoire et les représentations en insistant sur la corrélation de deux textes (entendu comme l’ensemble des discours) qui forment les deux côtés d’une même trame : un texte premier qui correspond à la conscience occidentale du nègre et un texte second qui, par bien des aspects, inverse le premier en affirmant la négritude comme une identité et en recherchant, par l’écriture notamment, à retrouver une vérité de soi. Ce texte second, fécondé par les luttes pour l’abolition de l’esclavage et pour les indépendances est aussi celui qu’il faut lire pour fonder une résistance contemporaine à ce nouveau racisme à échelle planétaire fabriqué par les politiques néolibérales et sécuritaires.
Trois mots font l’objet de l’enquête et de la critique des représentations : nègre, race et Afrique. Le nègre comme autre autrui, figure dépourvue d’universalité selon les termes de Hegel est celui qui peut dès lors être librement converti en homme-minerai puis en homme-métal et enfin en homme-monnaie. L’extraction est d’abord séparation de l’origine ; puis arrachement du maximum de profit : c’est ainsi que l’on produit le Nègre, « c’est-à-dire le sujet de race, ou encore la figure même de ce qui peut-être tenu à une certaine distance de soi — ce dont on peut se débarrasser une fois que cela n’est plus utile. » La race fait aussi l’objet d’une critique serrée, notamment la « logique de l’enclos » qu’elle induit et qui trouve sa forme la plus aboutie dans la colonie. Mais c’est l’Afrique comme masque et comme forme vide qui rassemble les analyses les plus fortes du livre. La façon dont elle reste si souvent dans les discours ce que littéralement on ne voit pas et qui est l’espace d’un non savoir en fait une sorte d’arbitraire primordial. Comme le faisait remarquer Swift dans On Poetry (1733), les géographes ne cesseront jamais, sur les cartes de l’Afrique, de combler « chaque lacune de dessins sauvages » et, « sur les collines où nul n’habite », de placer un éléphant.
Sortir de ce discours et continuer à en démasquer les impensés ne reposent pas seulement sur l’analyse des grands textes mythologiques, mais implique de s’intéresser avec profit aux discours sur l’identité nègre, qu’Achille Mbembe n’encense pas de façon monolithique, loin de là. Il montre comment des penseurs comme Alexander Crummel et William E.B. Dubois ne récusent pas la fiction d’un sujet de race et ne renoncent pas à déployer, pour leur propre bénéfice, l’idéologie de la différence culturelle.
« Le passage de la servitude à la liberté n’exige pas seulement un traitement subtil de la mémoire, écrit Mbembe. Il requiert aussi une refonte des dispositions et des goûts. La reconstruction de soi au sortir de la servitude implique par conséquent un énorme travail sur soi. Ce travail consiste à inventer une nouvelle intériorité. » Et il n’est pas surprenant, dès lors, qu’il soit mené avant tout par des écrivains de la trempe de Sony Labou-Tansi ou d’Amos Tutuola : on voit dans leurs romans comment les choses se compliquent extraordinairement. La simple inversion des valeurs et le retournement du négatif ne suffisent plus. La représentation du réel toujours en excès, le corps marqué par une très grande plasticité, les souvenirs souvent ambigus invitent à une reconnaissance plus polymorphe de l’impact de la colonie.
Tout en restant très marqué par les analyses de Foucault sur le biopouvoir, Mbembe s’inspire aussi pour sa réflexion d’une analyse très serrée des textes de Fanon et de la pensée de la « tradition » de Fabien Eboussi Boulag [2] La fin du livre est résolument éthique, en appelant à un vrai universalisme, fondé sur la restitution et la réparation, conditions de possibilité de la construction d’une conscience commune du monde. Par delà son titre polémique, l’essai offre ici une conclusion un peu attendue. Mais l’invitation à cesser de penser la différence et de lui préférer une logique du « désapparentement », un soin porté sur l’Ouvert pour constituer des « réserves de vie », même si les solutions concrètes ne sont pas encore données, reste une proposition vigoureuse.
Tiphaine Samoyault
N. B. : Ce texte a d’abord été publié dans La Quinzaine littéraire en novembre 2013.