Michel Deguy

Non coupable (hommage à Sidney Lumet)

Comment le film « Find me Guilty », au cours duquel on assiste à la dissolution de la justice lors du procès d’un mafioso dans une Cour d’assises américaine, pose le problème de la transcendance.

A Pierre Bergougnioux

 

Le jugement est sévère ; c’est son prédicat. Il rend la justice. De même que le décret suit la loi, l’application de la sanction suit le jugement. En amont de ce moment, la tolérance intéresse la juris-prudence. Le juge apprécie le cas, non-conforme au droit et aux lois, au regard de la loi. Jugement déterminant, dit le philosophe. La loi, inventée par les hommes s’applique aux individus, aux situations qu’on dit concrètes. Un homme, le juge, relie, articule, la loi au cas. Le juge fait exception du cas : la loi est faite pour une généralité (« tous les cas de ce genre ») ; il faut faire rentrer la circonstance sous la loi ; ou descendre la loi dans la singularité et la particularité de celui-ci. La loi ne peut s’appliquer « automatiquement » : summum jus summa injuria, dit l’adage. L’état de justice requiert la « souplesse » de la loi, l’adaptation du texte au réel — dans l’exercice du jugement qui coule la loi et le droit dans la circonstance. Et couler a plusieurs sens, je vais y venir.

 

Si nous prenons les choses par l’autre bout (l’autre bout du même) : le degré d’intolérance mesure l’intransigeance, le refus de la transaction, le fanatisme de la loi. « tolérance zéro » — ce disgracieux syntagme qui n’a de plus laid que son jumeau « zéro tolérance » — est devenu le slogan des démagogues. Or, de même que le jeu d’une huisserie permet seulement qu’une jointure ajuste ce qu’elle ajointe, la tolérance est la condition de possibilité d’un régime juste de vie sociale et d’un état de droit où la juris-prudence rend la justesse pour la justice.

L’étymologiste latinisant nous avise que rendre se conjugue, en opposition, à prendre. Rendre, c’est donner en retour. En grec, l’antidosis, l’antidote, dit l’échange. A Athènes, l’Antidôsis était une liturgie. Echangeons nos sorts, puisque tu prétends que tu subirais une injustice plus grande que la mienne en donnant ce qui est tien. Donner le change serait la feinte et la contrefaçon, l’alibi, d’un donner en échange primordial — antérieur à toute séquence. Donner est toujours un rendre : le don a eu lieu. Nous sommes en dette. L’injustice que nous subissons en existant (« Ma mère m’infligea la vie », Chateaubriand) consiste à ne pas pouvoir ne pas commettre l’injustice par notre seule existence. Albert Camus : « Je suis une injustice en marche ». Le mal est fait. Le don en retour rémunère (mot mallarméen) le don antérieur. Ainsi l’art, la peinture par exemple, rend, plus ou moins justement (ce qui n’est pas une mimique) le donné, le phénomène divin. Un rendu pour un don.

 

Platon en quête de justice (péri tou dikaïou) emploie le verbe apodidonaï (République 332). La justice est ce qu’on rend. Qui la rend ? Le jugement. En 352a, l’injuste est ce qui divise, dresse les uns contre les autres. La justice pacifie, unanimise. Le jugement, absolument distingué de mon désir, c’est-à-dire exercé depuis un point de surplomb, est requis par le changement de places de l’antidôsis. « Mets-toi à ma place ! » Cette impossibilité enclenche l’effort de situer une instance de juge entre les places : in partibus, ou nulle part (on dit « au-dessus »).

On dirait que la justesse rencontre de plus en plus d’obstacle à son exercice. Que la justice ne soit pas de ce monde, les hommes ont toujours été disposés à l’accepter. Mais qu’un « juge » ne s’applique plus à rendre la justesse, c’est une injustice qui révolte beaucoup plus.

Ce à quoi les modernes tiennent plus qu’à tout c’est l’égalité. Or l’égalité n’est pas l’octroi d’un même à tous. Si tu as plus faim que moi, il est juste que tu reçoives plus de nourriture. Le « jugement de Salomon », la plus fameuse des sentences, le prononce : l’impartialité distribue la différence. Que la loi s’applique à tous signifie précisément que l’esprit de justesse sache estimer ces différences — sans « faveur » ni volonté cachée de nuire. L’application est affaire de justesse. La soif de vengeance des victimes ne « doit » pas prendre possession du prétoire.

 

Mais d’où procéderait en dernière analyse la corruption de la justice que rend évidente cette substitution du calcul matériel des réparations entre lésés (comme si le mal ne relevait plus que du contentieux des Assurances sans plus concerner l’aporie du « pardon de l’impardonnable » J. Derrida), sinon de ceci que, là où s’est affaissée la transcendance « divine » (d’où tombait la loi), aucune invention élevant une transcendance humaine (si « l’homme passe infiniment l’homme », comme dit Pascal) ne parvient à fixer le point d’où un juge peut exercer la justesse de la justice ?

La cour de justice est vide faute de remplacement des idoles allégoriques par la formulation des paradoxes sublimes de la déconstruction.

 

*

 

Qu’est devenue la corruption ? Depuis la vieille phtisis aristotélicienne, mode de la kinêsis, et dont la transposition littéraire donnera 25 siècles plus tard son nom à la maladie fameuse du XIXe siècle, la « phtisie », jusqu’à la corruption comme phénomène social total si je puis parler avec Marcel Mauss, dont l’appellation désigne un état mondial (mondialisé) des échanges économiques, des mœurs, et des régimes politiques, en traversant (en avalant) les insurrections sanglantes de la Vertu « incorruptible », c’est-à-dire de la terreur où l’utopie programme la fusion de la morale et de la politique, l’histoire est celle de l’inexorable devenir-corrompu du monde, au point qu’elle, la corruption, vaille comme synonyme de cette Dévastation dont Heidegger fait le nom de « l’époque » où nous en sommes [1].

Plusieurs voies descriptives s’offrent à l’analyse qui cherche à pénétrer au cœur du phénomène, et j’hésitais si j’allais élaborer un concept de la délinquance en indivision avec l’implacable croissance du sécuritaire, qui est l’aspect du phénomène pris sous l’autre angle — une autre face du même. N’importe quel fait divers exemplifie la corruption : le tout est comme la partie qui « l’intègre ». Je choisis plutôt l’exemple de ce film récent qui éclaire, à condition qu’on souhaite d’être éclairé.

C’est un film de Sydney Lumet, Find me guilty, de 2006.

 

Un juge américain, dans la scène classique du procès, représentant donc l’esprit des Lois, et la Justice, le peuple américain traditionnel, doit juger une « famille » mafiosique convaincue de crimes innombrables, et spécialement accusée en la personne d’un voyou, exécuteur des basses œuvres, minable et monstrueux, à la fois de petite et de grande envergure, brave type et insondable crapule. Le procès dure des mois. C’est une Cour d’assises et c’est un jury populaire qui rendra la sentence, la justice. Le film raconte la défaite du juge et de la justice. Défaite singulière et inédite, définitive et prophétique, moderne, irréversible. Qu’arrive-t-il ? Le criminel est acquitté. Par le peuple. La fin catastrophique de la justice est cet acquittement. Le crime patent n’est pas reconnu. Tout au long d’épisodes burlesques, inattendus, admirablement et comiquement mis en scène, on assiste à la décomposition du jugement, à l’impossibilité de plus rendre la justice. La compassion, la chaleur familiale, la fraternité corrompue, c’est-à-dire la connivence, le privilège des « liens du sang » superstitieusement idolâtrés (dernière « valeur » populaire), l’énorme complicité de l’immoralité chaleureuse, tout dissout la justice. Le juge, dernier témoin de la justice, dernier rempart contre la dissolution, est submergé sous la vague émotionnelle portée au torrent de larmes par la mort de la maman du prévenu, entre-temps devenu Mister Love.

Les hommes tels qu’ils sont sont acquittés — non pas au bénéfice du doute, car il n’y en a pas. Mais au bénéfice de la « famille ». C’est la justice qui est dissoute, renvoyée, non par un acte de l’intelligence et une solennité, mais décriée, défaite, abolie — chassée de ce monde sous les huées de la gentillesse, de la vie, la satisfaction des envies de l’en-vie.

Car pendant tout le film, c’est le train ordinaire qui déferle, des gens ordinaires que nous sommes tous — ici en « famille » italienne. Les mœurs de la grossièreté emportent tout — nourriture, plaisirs, jeux de cartes, services sexuels machistes, le ventre, le centre, le cul central du vivre… L’abolition n’est pas seulement celle du J majuscule de la Justice, mais de la justice, celle que l’esprit tente de faire devenir monde parce qu’« elle n’est pas de ce monde ». Les « gens » acquittent le coupable.

Finalement la question est celle de la transcendance.

Qu’est-ce que c’est que la transcendance ?

 

*

 

« Pitié ! » La supplication lève les yeux vers la place, c’est-à-dire le vide (et non pas l’auréole) au-dessus : au-dessus du juge, du maître, du tortionnaire. Non pas là-bas horizontalement ou obliquement par-dessus l’épaule de la force, scrutant un horizon de secours, mais vers le haut vide, le ciel à vide, une sorte de zénith toujours vide en arrière en haut, derrière et par-dessus ; par-dessus la domination et la souveraineté.

Aucun endroit. Cette place vide est visée, écarquillée, suppliée. Le vide n’est pas le néant, ni un non-étant. La place n’est pas rien, bien qu’elle ne soit pas entourée, circonscrite, indiquée, située comme l’était la cella vide du temple.

C’est la justice ; qui n’est pas une divinité, qui est suppliée par cette requête bien différente du fameux « désir », une soif de justice qui regarde le lieu vide au-dessus du dominant vers où supplie la supplication. Et d’où ne viendra pas l’exaucement, même si toujours, et à jamais, le suppliant élève la supplique, et attend.

Michel Deguy

 


 Note

[1]  La dévastation et l’attente, Gallimard, 2005