Michel Deguy

Olympie

A la recherche de l’esprit olympique, ou de sa réinvention aujourd’hui.

On parlait naguère — n’était-ce pas après les jeux de Berlin entre les deux guerres mondiales ? — des « dieux du stade ». Où en sommes-nous avec ces dieux comme avec ceux de jadis ? Où en sommes-nous « entre hommes » ? Nous sommes à Olympie, nous ne sommes plus dans « l’Olympe », et peut-être plus dans « l’Olympique »…

Je vous propose quelques remarques — sur l’homonymie, sur la gloire, sur l’antagonisme ; sur les différences du jeu, du sport, du conflit, et peut-être de l’ancienne différence entre « la-guerre-et-la-paix » mutée en une conflictualité économique totale, ou « marché », non-paix perpétuelle, « lutte finale », mondialisation…

 

Les choses ont changé — entièrement. Mais les mots (les noms les phrases…) sont souvent demeurés les mêmes. L’homonymie jette un voile d’ignorance sur la mutation des différences, l’avenir de nos illusions, les allusions de l’indifférenciation conciliatrice…

Ce n’est pas assez dire : nous sommes en mutation. Le polemos, disait Héraclite, engendre tout (une variante moderne — XVIIIe siècle, prérévolutionnaire, profondément conservatrice proférait : « Rien ne naît d’une délibération » — c’est Joseph de Maistre). Mais un seul grand mot (polemos), grand comme l’εχthρα empédocléenne) peut-il recouvrir tous les modes humains du combat, « Agôn », des antagonismes », de la lutte à mort (Hegel) de la rivalité mimétique (Girard)…

En quoi (c’est notre terrain de sport, notre dromos, ce matin) la mutation anthropique affecte-t-elle, entre autres, « les jeux olympiques » ? Quel rapport entre l’olympisme moderne, cette immense affaire économique culturelle mondiale, et la chose du passé, spectre dont la hantise lettrée obséda M. de Coubertin jusqu’à obtenir un « comité international des Jeux Olympiques » qu’il présida de 1896 à 1925 ? Est-ce que le devenir prothèse généralisé du corps (dont le dopage est un mode), (pour ne pas dire la fin de la phusis, ou Nature) , et les chauvinismes insupportables les uns aux autres (dont les émeutes de « supporters » au stade sont un aspect) n’interdisent pas de reconnaître « le monde de Pindare » dans celui-ci ?

Qu’est devenu le corps athlétique ?

 

Je n’ai plus assez de mémoire, disons-la docte et réfléchie, pour retrouver des choses intéressantes à dire de Pindare, même si dans ma jeunesse, et avec des amis aussi chers que savants, nous avons intrépidement traduit « les Olympiques » (évoquer La Revue de poésie), odes qui commencent par interroger sur το αριστυν, « comparant » l’or, χρυσυς, et l’eau, huδορ… pour préférer « le meilleur » : l’eau.

Le combat, l’éclat, la gloire… « kléos » ? du corps athlétique.

Le combat, agon, dans l’affrontement qui arrache le meilleur à chaque agonistês, permet que s’enlève sur le fond l’aspect, l’eidos, la figure, la beauté, l’excellence : la découpe de l’athlète (victorieux ou non — il faut être deux, presqu’égaux, pour qu’il y ait combat) fait paraître la beauté, l’exploit, du corps athlétique… que le dessin sur le vase va saisir et l’ode de l’aède recueillir (λεγειν). L’exploit est ce qui favorise le phénomène ; de même que ce qui paraît par excellence, c’est le soleil, source de la lumière (φος) que le mortel (φος) Achille regrette… Ο Ηλιος φαινεται. C’est une définition, et du soleil et de l’apparition. Ainsi les corps se découpent-ils sur les flancs du cratère, noir sur fond rose et rose sur fond noir.

 

C’est donc la relation entre les phases du combat, l’événement, oui, bien réel de l’épisode — pareille à celui d’Achille et d’Hector, homériques si l’on veut, et (« avec ») la célébration, le chant, le poème, le logos, la cithare et le tambourin, et bientôt le dialogos, le combat philosophique, qui fait, qui donne ce que nous appelons l’esprit, en l’occurrence l’esprit « olympique », à la recherche duquel nous sommes : événement de la relation des corps et de ce que nous appelons « art », lentement engendré des mythes et des rites, puis abandonné à lui-même.

La beauté et la nudité étaient autres, dans un rapport autre. Υγιός n’était pas hygiène. Le koùros n’est pas un culturiste… et tant de choses qui ne sont plus « les mêmes »… Que faire du « même » ? Une « même chose demeure t’elle ?», demandera Descartes dans sa Deuxième méditation… Y a-t-il même encore du même ? J’ai cru entendre récemment par exemple que le Pancrace, la lutte gréco-romaine, espèce de métonymie par excellence de la joute olympique, allait « disparaître » des Jeux… ? Mais est-ce que ce n’est pas la nature (?, le mot ne va plus) des sports, du Sport, que de faire disparaître l’épreuve des « Jeux » ? Ce n’est plus la vue, le regard, le théoreïn lui-même pensant qui élit l’instant mémorable pour sa mémoire célébrable ; mais le chronomètre, la « technique » : Ce qui fait le vainqueur, c’est la prouesse… de la technique : la différence au centième de seconde n’est pas une différence « grecque », une différence « phénoménologique ». Sans l’électronique pas de vainqueur « à la course », au ski, etc. Plus rien de « manuel », ni de « visible » — même si le visuel, l’image photographique/télévisuelle (non l’eidos peint ni la mosaïque, etc.) qui a pris « le relais »… Est-ce un relais ?

 

Impossible — en tout cas pour moi — de retracer une histoire des Jeux, de leur disparition à leur réapparition moderne. Sans doute fut-ce bien une interrogation sur l’esprit — en ces temps valéryens et bientôt husserliens de la crisis, de la « crise de l’esprit » ou de la conscience européenne — qui inspira et motiva le baron français.

Le dévoiement historique, très près du recommencement, nous pouvons le dater des Jeux de Berlin en 1936 et de l’explosion du fascisme/nazisme. Je m’y arrête pour essayer de le caractériser sous deux aspects (parmi bien d’autres) ; et, pour faire vite, par des exemples. D’abord du côté de la beauté : par la différence entre un kouros (ou l’Aurige de Delphes) et Arno Breker, ou encore entre Phidias et Speer, si vous voulez ; ou le tholos du Parnasse et la gare de Milan (etc.) ; la « statuaire antique » et les Colossales idoles modernes anthropoïdes. La différence entre le Kolossal, avec son K hitlérien, et la grandeur, ou grandeur de l’ouverture au, et du, monde, qui passe par la grâce jusque dans la délicatesse, la dimension indifférente à la taille, qu’elle soit « grande ou petite »… écrasait le monde.

C’est le Kolossal allemand, la disproportion musclée d’Arno Breker, qui l’emporta ; jusqu’aux types humains des guides/leader politiques idolâtrés, colosse soviétique, ou africain de Dakar, coréen de Pyong Yang ou orientales de Damas ou Bagdad (mais on pourrait faire le tour de la terre en passant par Pékin ou la Pologne) ; tonnes de marbre ou de métal, qui tombent avec le « printemps » des émancipations, la chute des dictatures, pour aussitôt repousser, en bronze ou en pierre, avec une nouvelle tyrannie.

 

La différence avec l’homme de Rodin ou de Giacometti, l’abstraction de Picasso ou l’humour de Calder, est telle… que je me contente de ces « exemples », confiés à notre « imagination » esthétique pour passer à ma deuxième observation sur le deuxième aspect du désastre de Berlin : celui de la reconnaissance, ou gloire, refusée à l’athlète noir aux « pieds légers », de Jess Owen ; l’infâme supériorité raciale qui annonçait les décrets allemands de sous-humanisation d’une partie de l’humanité, la juive, dans la servilité « imbécile » (pour reprendre le mot de Bernanos) du reste des nations (ethnies ?) européennes, et donc la déshumanisation (ou la faillite de « l’humanisme », comment dire, d’une Nation « supérieure » ; c’est-à-dire en fin de compte la ruine de l’Europe, jusqu’à ?

Or depuis ces dark times jusqu’à aujourd’hui il y a encore une mutation, et du corps et de l’esprit, de leur union ou « âme » donc, ou pour l’appeler par son paronyme, de l’homme, autrefois union de « nature et de culture ». Nous sommes encore plus distants de cette ancienneté « pindarique » que j’évoquais, et tellement que nous ne nous en apercevons pas encore bien, dans la nuit des homonymies, comme disait le vieil auxiliaire platonicien lanthanesthaï (ce lêthé d’où s’efforçait de sortir l’alétheïa philosophique) et c’est pourquoi nous pouvons nommer cet aveuglément, cette insouciance, léthale.

Je voudrais risquer une ou deux remarques sur le corps prothétique des ci-devant « champions » (étymologie : Kampf). Ici encore, très promptement, et par des exemples (sur lesquels je mise tout pour la compréhension).

 

Les Jeux paralympiques font s’affronter des « handicapés », i.e. des corps factices, « prothétiques », dont les tibias de tungstène de M. Pistorius (concourant avec les « athlètes normaux ») sont l’image-de-marque ; mettant ainsi en lumière, « rétroactivement » si je puis dire, que tous les hommes sont handicapés par rapport au corps-glorieux, supposé naturel, primé, médaillé d’or — comme si c’était l’homme de Léonard dans sa belle nudité naturelle. Autrement dit, le dopage est la prothèse, chimique, de tout athlète contemporain, qui doit excéder les « capacités naturelles ». Il n’y a pas de différence entre l’homme « naturel » devenu handicapé et nécessitant sa prothèse chimique et l’appareillage « sophistiqué », voyant, des para-olympiques. Le corps de jadis est « handicapé » par rapport aux records techniques requis par notre époque. Il y a là un des rites de la disparition de la Nature ; cette nature « un moment » redécouverte, c’est-à-dire réinventée par Rousseau enivrant l’Europe. Et dont déjà Mallarmé saluait la fin, disparition entendue ici comme le révolu plutôt que la révolution.

(« la nature a eu lieu, on n’y ajoutera pas. »)

 

*  *  *

 

L’esprit olympique — s’il était possible d’en réinventer un (soit, donc, ici une répétition de modèle, certes, et une transposition transformante, ou « inventive », selon les « forces imaginatives » de la pensée, de la « fiction »…), l’esprit serait de faire parler à nouveau les Jeux, que le SPORT et moderne a emporté ailleurs que dans sa « destination » autant oubliée que reproduite. A moins que la « magie » (le maléfice ?) du nom propre : OLYMPIE soit telle qu’elle empêche quoi que ce soit d’autre que la copie grossissante dé-rivant de l’origine, leurre de la rénovation « à l’identique » qui altère tout, changeant le même en ce qu’il n’a jamais été — soit son autre. L’esprit olympique serait de faire dire aux Jeux (de faire… faire dire aux Jeux) ce qu’ils pourraient dire s’ils maintenaient la relation avec l’ode, la statuaire, la mosaïque, le théâtre, la musique, le film, le roman (Montherlant), les « installations », la plastique… dans une autre langue que celle du sport, c’est-à-dire des journaux sportifs… avec des hymnes pas seulement nationaux-militaires, des hauts-reliefs pas seulement municipaux, etc. Que sais-je ?

 

Tout ce qui arrive, tout « événement réel », comme on dit, c’est-à-dire intéressant les corps et les choses, situé, chronique, descriptible, commun, n’a de « sens » qu’en tant que cas, qu’exemple, que comparant, que paramètre (Protagoras) possible pour les choses de l’esprit. Ou encore plus simplement : est une chose de l’esprit, l’esprit du « monde actuel » (Valéry) qui a besoin de cette « réalité matérielle », sa figure, pour exister (« phénoménologie de l’esprit » disait l’autre, mais dans un sens maintenant à réinventer, non « rationnel », non « dialectique », non « absolu »…). Ce qui arrive est un voyant pour comprendre « ce qui se passe », à « interpréter » grâce à cette allégorie réelle qu’est la circonstance ; à lire, à dire.

Et non pas, donc, un « signe divin », providentiel ou je ne sais quoi, de super-naturel supranormal, ou « transcendant », pour une superstition, mais un sens, quelque chose qui parle simplement pour en dire une autre, son autre, « allégoriquement », précisément une chose intelligible, que la pensée (ou noèse) non pas « traduit » mais invente. « Tout cela montre que », dit la locution et de l’autre côté du « que » il y a une raison (non pas une rationalité scientifique ou hégélienne) mais un sens qui parle à l’être-parlant que nous sommes : la clairvoyance « poétique » pour la faculté de poésie de Baudelaire (netteté d’idées et espérance), de la transcendance humaine, si vous voulez, pour notre vue « élevée », disait Baudelaire. O muthôs dêloï — de l’autre, dicible, à venir.

 

« L’esprit » olympique est donc à réinventer — une nouvelle fois ?

Les dieux du stade ne sont plus des dieux, grecs ou africains, ou…, an-nihilés ; il n’y a pas (il n’y a jamais eu), contrairement à ce que la publicité (par essence mensongère, ou bonimenteuse — Michel Serres) installe/enveloppe en tout point du monde mondialisé ; il n’y a jamais eu de « mythe individuel » à prélever dans les débris mythologiques et à « vivre cet été en vacances ». Il ne faut pas que le tourisme soit la fin (télos et terme) de tout…

Les dieux du stade, s’ils ne sont que des surhommes chimiques, « géniques », phénotypiques, ADN du souffle, du nerf et du muscle, qu’ont-ils à nous dire ? Qu’y a-t-il d’autre que l’homme (l’humain trop humain) à vanter et à enrichir ?

Est-ce que le jeu nous réserve encore une surprise ?

Si le « sport » nourrit le chauvinisme de l’ethnicité, la séparation hors du commun pour le seul quart d’heure de notoriété people-isante de Warhol, et l’enrichissement stupéfiant de « vedettes (du sport) », dans l’absence de relation (voire la rupture) avec ce qu’on appelait l’Art et maintenant la Culture (mais précisément devenue le culturel), la non-relation avec le chant (l’Ode)… alors notre effort pensif (et soucieux de transporter-transformer les restes ou reliques de l’archaïque) ne devrait-il pas consister à arracher la fête (?) à la guerre des ethnies et à la consommation, pour la re-vouer à « l’esprit » (Valéry), aux échanges des pensées/œuvres, à la « traduction », en général aux paroles ?

Mais comment désarmer les chauvinismes, les ethnies, les religiosités, le but du profit maximum, la superproduction, et finalement ce qu’on appelait « l’inculture » ?

L’humanisme dilué en concurrence idéologique des « valeurs » (ô Nietzsche) est trop faible pour ce programme (qui justement sans doute ne peut pas être un simple « programme ») ; trop faible par rapport au danger hominicidaire et géocidaire que court l’humanité.

Michel Deguy