Élisabeth Rigal

Petit portrait portatif d’Éric Clémens

Texte rédigé par Elisabeth Rigal à partir de son intervention à la Maison de la Poésie (voir l’Entretien de Po&sie du 20 avril 2017).

Éric Clémens récuse « les saucissonnages métaphysiques entre esthétique, éthique, politique, psychologie et épistémologie », et les « partages péremptoires du genre : à l’art de s’occuper du percept, à la philosophie du concept, à la littérature de l’affect ». Selon lui en effet, toute pensée qui entend faire retour aux choses mêmes — ou, redit dans son propre idiome, qui « cherche à s’approcher du réel » — se doit de reconnaître que l’idée même de « “faculté” séparée » est un simple mirage, et s’attacher à mettre en lumière les interconnexions et interactions entre existentiaux en explorant leurs différents langages (qui ne sont pas nécessairement des langages verbaux).

 

Éric Clémens est avec Max Loreau et Michel Deguy un penseur de la « phénoménologisation » ou « origination », autrement dit de la genèse phénoménologique : genèse du voir, genèse de l’affection, genèse de la culture, et genèse de la politique, qui est toute la première dont il a entamé l’analyse en 1987, dans Le même entre démocratie et philosophie. Autant de genèses qui sont des « genèses dans la différance » (au sens derridéen du terme) qu’il convient de rapporter à la « division originante » entre corps et corps-langage.

Ainsi lit-on dans Le fictionnel et le fictif : « Notre naissance a lieu de façon logo-phénoménale, nous apparaissons dans le langage, nous sommes parlés puis parlant dans la phénoménalisation (qui n’est biologique que pour un point de vue exclusif […]). Et pourtant cette venue double au monde implique une division : non pas celle, duelle, entre corps et esprit ou langage, mais entre corps, d’une part, en un sens qui aurait été intégralement organique, et, d’autre part, corps-langage, inséparablement. Cette division originaire inséparable, avec la perte de la fonctionnalité de type physiologique, force à la poursuite de la naissance, ce pourquoi nous advenons dans le temps, nous ne sommes jamais nés ou naturés […], mais toujours à naître, à “naturaliser” ce qui se confond pour nous avec “historiciser” ou constituer »[1].

Essentiellement ouverte parce qu’à la fois perpétuelle et imprévisible, la « logo-phénoménalisation » qui est l’œuvre de la « différance » ne révèle pas seulement que le langage possède un façonnement toujours fictionnel qui est cela même qui nous fait hommes, mais aussi que nous sommes toujours à renaître, et que c’est la poésie, et d’une façon plus générale l’art, en tant qu’il remet en jeu le fictionnel dans le fictif, qui rend possible toutes les renaissances de l’humanité, ainsi que ses mondes historiques.

 

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L’enquête qu’Éric mène sur la genèse génératrice et formatrice d’humanité, établit que :

Premièrement C’est dans et par le langage que s’instaure et se développe notre relation au monde, en sorte que tout phénomène est un logo-phénomène qui nous confronte à l’épreuve « de l’hétérogénéité des sens et de leur supplément symbolique » et qui nous engage à conjuguer la conscience intentionnelle avec le désir inconscient, en reconnaissant que s’opère déjà dans la perception une mise en jeu « des possibilités fictionnelles de notre corps d’être parlant » et « de l’infinité du désir qu’il éprouve dans la finitude qui creuse son existence infiniment ouverte au monde ».

Deuxièmement  C’est par la disposition affective que nous sommes assignés à l’existence. Or cette disposition est celle d’un corps non déterminable de façon exclusivement biologique puisque re-marqué par le symbolique. Il faut donc donner raison au dernier Lacan qui affirme, dans RSI, que « nous sommes de façon prévalente affectés par le langage ».

Et troisièmement  En tant qu’êtres de langage, nous sommes des êtres originellement prothétiques, pris entre inexpérience et façonnement, hasard et nécessité. Aussi est-ce vers le jeu, en tant qu’il permet de rendre compte de l’inventivité et de la mobilité des formes de vie humaines, qu’il faut se tourner pour déterminer, en s’aidant des analyses de Johan Huizinga dans Homo ludens, l’origine de la culture humaine.

Et cette enquête montre que l’objectif de toute « logo-phénoménalisation fictionnelle » est de « s’approcher du réel » tel que Lacan l’a caractérisé, c’est-à-dire du hors-sens ou ab-sens qui fait trou dans le symbolique et qui est « déjà-là avant nous ». Comme l’expliquent les pages d’ouverture de Le fictionnel et le fictif, « toute fiction — mythique, érotique, artistique, littéraire, politique, éthique, idéologique, psychotique ou même scientifique et technique… — façonne un langage dans l’écart du réel, qu’elle l’ignore, le nie, l’oublie ou l’affirme ». Bien qu’il soit déjà là, le réel ne nous est cependant jamais donné, et il est impossible de le représenter. Mais il peut néanmoins être signifié par bribes, et il l’est effectivement dans l’expérience de la logo-phénoménalisation. Comme le souligne le même passage de Le fictionnel et le fictif, si la fiction affirme l’écart du réel dans l’expérience même de son langage, alors « elle court la chance du façonnement ouvert d’un autre langage depuis les langages déjà reçus », et donc aussi de parturier un nouveau monde humain. Car, « exister revient à surgir du déjà-là reçu, réel et hérité, pour en donner par transformation un monde » et à découvrir que « le déjà-là n’est pas encore le donné humain régénéré ».

À terme, les analyses de la genèse logo-phénoménologique montrent donc que, bien que séparé du réel par un écart impossible à combler, le langage met en jeu le réel via la différance, et permet d’en transformer une part en réalité.

 

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À la question de savoir comment s’opère cette transformation, Éric répond par l’hypothèse d’un triple engendrement de la fiction, dont il propose différentes formulations, en soulignant toujours qu’elle constitue le sésame de son entreprise. Cette hypothèse pose que la logo-phénoménalisation requiert à la fois :

(i) La destruction des formes, des usages, des significations reçues ;

(ii) La formation de « la spatialisation et de la temporalisation par le corps entendant et voyant, percevant et parlant, agissant » (laquelle formation diffère selon les langages).

(iii) L’affrontement de l’impossible — impossible dont l’empan est plus vaste chez Éric que chez Lacan. Car chez lui, le réel irreprésentable ne recouvre pas seulement la jouissance, la mort, et le trou fait par le pulsionnel dans le symbolique, mais aussi « la naissance et la vitalité, l’excès des dépenses dans l’énergie », et plus largement encore « la différence des mots et des choses, la division sexuelle, la dispersion mortelle et la séparation natale, voire déjà la brèche dans l’action ».

 

L’hypothèse du triple engendrement de la fiction permet donc d’établir la présence, en toute activité humaine, d’un façonnement fictionnel qui n’est pas le même dans le cas de l’activité poétique que dans celui de l’action politique, ou dans le des mathématiques que dans celui de la danse ou de la caresse, puisque chaque logo-phénoménalisation possède un champ fictionnel qui lui est propre, bien qu’elle ne soit pas séparée des autres par aucune cloison étanche.

 

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Notre thème étant « politique et poésie », je m’attacherai aux analyses proposées par Éric de l’action politique et de l’activité poétique, en me demandant d’une part ce qui les différencie l’une de l’autre, et d’autre part ce qui les relie souterrainement l’une à l’autre.

À cette fin, je remarquerai d’abord que l’idée de logo-phénoménalisation implique qu’il faut, pour ne pas risquer de “déraper” dans l’action, maintenir le langage ouvert, et qu’elle interdit donc a parte ante de détacher l’action politique du logos. Aussi Éric suit-il Hannah Arendt lorsqu’elle explique que « le faiseur d’actes n’est possible que s’il est en même temps diseur de paroles », et qu’une action muette ne saurait être une action véritable.

Et il la suit également lorsqu’elle affirme que la « pluralité » (par quoi elle entend l’égalité et la distinction) est la marque de la condition humaine. À ses yeux, la démocratie n’est donc pas un simple régime de pouvoir, mais elle désigne l’espace politique en tant que tel. Déjà Le même entre démocratie et philosophie expliquait que la philosophie grecque a identifié politique et démocratie, ainsi que démocratie et philosophie, en soulignant que la démocratie et la philosophie ont surgi d’une « ouverture des langues » qui a substitué, au langage monologique et clos de la théologie (et de la prophétie), un langage qui accueille l’indétermination et qui en appelle au débat au lieu de faire des religieux ou des politiques les détenteurs de la vérité[2].

Bien qu’Éric donne raison à Arendt sur un certain nombre de points, et bien qu’il accrédite l’une de ses thèses cardinales — l’idée que l’action est commencement, initiation —, sa conception de la démocratie n’est cependant pas arendtienne, puisqu’elle ne joue pas la carte du consensus, mais celle du dissensus. Elle est en revanche très proche de celle de Claude Lefort, et cela, non seulement parce qu’elle attribue à la division un caractère générateur et récuse l’idée de société indivisée (elle reconnaît en effet que les tensions et les oppositions existent, et qu’il est impossible de les supprimer), mais aussi parce qu’elle nie catégoriquement toute prétention à parler au nom du peuple. « Le peuple », lit-on en effet dans De l’Égalité à la liberté, n’est qu’une « baliverne totalitaire ».

Or, affirmer qu’il faut compter avec la dissension et faire en sorte qu’elle joue dans le symbolique même pour qu’elle n’engendre pas de violences, c’est concevoir la politique comme une lutte dialogique qui s’inscrit dans un espace défini par « le temps des prises de parole » entre des « sujets libres et égaux », dotés d’une lucidité fictionnelle et cherchant l’ajustement précaire et toujours à réinitialiser de leur vivre-ensemble. Et c’est aussi reconnaître une double condition à la politique : « l’égalité de condition » (Montesquieu) ou « l’égalité d’intelligence » (Rancière), et la liberté d’expression (la pluralité des paroles égales), et fictionner–façonner une démocratie inventive et essentiellement mobile, qui s’attache à développer les « tensions démocratiques » — la tension entre langage et action, entre liberté et égalité, entre division et relation, et entre légitimité et efficacité.

 

Quant à la poésie — ou plutôt « la poésie d’après la poésie », puisque la poésie comme genre est derrière nous —, Éric lui attribue un mode de logo-phénoménalisation qui est aux antipodes de celui de la politique, et qui montre que présumer, à l’instar des surréalistes par exemple, qu’une révolution dans la pratique poétique pourrait être porteuse d’une révolution politique, est dénué de tout fondement et peut se révéler dommageable.

Selon lui, la poésie est la « condition de toutes les conditions de la fiction ». Le langage poétique est en effet un langage second, « évidant », « s’abîmant dans sa propre absence », et l’opération poétique est l’expérience « pure » du jeu de la langue dans la négativité, en sorte qu’est poète quiconque abandonne « le langage courant, discourant, concourant » et consent à une perte du sens commun qui affirme « le vide » de la communication et ouvre « la chance d’une écologie radicale depuis le jeu dispendieux, généreux, générateur des langues et des langages »[3].

Les premières pages de De l’égalité à la liberté posent la question de savoir ce qui relie la poésie à la politique, et elles affirment que, malgré l’entière irréductibilité de leurs langages respectifs, poétique et politique communiquent dans l’expérience même du langage qui brise la clôture de la « sphère vitale-économique », ouvre la sphère de la dépense gratuite, et en elle, « le jeu qui crée l’espace temps du rire, de l’amour ou de l’érotisme, de l’invention, de la connaissance, etc. ». À ses yeux, elles présupposent donc, l’une et l’autre, le dépassement de « l’économie restreinte ».

Or le dépassement de l’économie restreinte dans ce que Bataille (et Derrida à sa suite) a nommé l’« économie générale » révèle la liberté qui est la nôtre et dont témoignent l’activité poétique aussi bien que l’action politique. Mais ce dépassement nous confronte aussi aux risques de la liberté, puisque ce ne sont pas seulement le jeu, le rire et à la fête qui relèvent de la dépense gratuite, mais aussi la destruction, la guerre, la jouissance suicidaire, et les passions mortifères.

 

Éric fait donc sienne la grande leçon de Bataille qui loge l’énigme de la violence au creux de notre liberté. Mais il la fait sienne sans épouser la position de Bataille. Ses analyses de la logo-phénoménalisaiton permettent en effet de déterminer tout autrement que lui les rapports de l’économie générale à l’économie restreinte. On lit en effet dans Le Fictionnel et le fictif : « La liberté se heurte dans son exercice même à elle-même : car liberté du parlêtre, elle est liberté exercée dans les langues et les langages – fussent-ils de l’action, de la perception ou du sentiment –, et de la sorte dans la fiction. Le fictionnel, à l’instar du fictif, n’est donc pas pour autant lié uniquement à la dépense, à son jeu qui excède l’usage quotidien, productif et reproductif. Ces distinctions éclairantes, tirées de l’opposition entre monde du travail et monde de la dépense selon Bataille, deviennent cependant caduques avec les révélations du fictionnel : les façons de transformer en langages engagent l’économie restreinte comme l’économie générale, l’utile comme l’inutile, indispensables à l’humanisation perpétuée par la même inventivité symbolique – au jeu humain dans le jeu du réel ».

Qu’est-ce à dire, sinon que, dès lors qu’on l’interprète à la lumière du fictionnel, le dépassement du restreint dans le général engage certes à reconnaître que la liberté est indissolublement puissance de création et puissance de destruction, comme l’a soutenu Bataille (voir, pour donner un exemple contemporain, d’un côté les promesses du droit international, et de l’autre les menaces de destruction nucléaire), mais qu’il permet néanmoins de neutraliser les thèses de Bataille sur la transgression et la violence, et de contenir l’éclat noir de la liberté, en jouant sur l’inventivité du symbolique.

C’est là la thèse mise en avant par Penser la guerre, livre d’Éric tout récemment paru qui déconstruit patiemment — « dés-énonce », comme il dit aussi — les différents types de discours qui ont été tenus sur la guerre en s’enquérant de ce qu’ils ont laissé échapper. On peut y lire ceci :  « Ce n’est qu’en menant une politique qui ne cesse de reconnaître les divisions de la société et leur menace de violence latente et qui ne cesse de leur chercher des solutions “symboliques” au sens large, ce n’est que dans la menée d’une politique de conflit perpétuel mais symbolique (dans le débat, les lois et les institutions), de conflit récurrent et massif, mais non-violent, ce n’est qu’ainsi qu’une chance existe de faire de la politique une interruption de la guerre par de tout autres moyens »[4].

 

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Somme toute, poésie et politique sont l’une et l’autre, au même titre que toutes les autres logo-phénoménalisations, une affaire d’inventivité symbolique où il y va du « jeu humain dans le jeu du réel ». Mais alors que la première cherche à s’approcher d’un fragment du réel en prenant la mesure de « son impact débordant et insaisissable », la seconde s’attache à transformer des fragments du réel en « réalité » pour les intégrer au « monde humain » et pour ouvrir l’écriture —l’excédence des langues laissées libres et égales  —  au « jeu des paroles » partageables.

Aussi l’ambition ultime de l’instruction de la question de la logo-phénoménalisation est-elle de ménager le passage de la poésie à la politique. C’est là ce qu’affirment les lignes suivantes de Le Fictionnel et le fictif, lignes que je me contenterai de citer en guise de conclusion : « La pure perte, le “sens” de la pure perte, donnée aux mots — par tous les procédés du “rythmer-commer” ou du “sonner-dessiner” ou du “signifier-étymologiser-parataxer” qui ne seront pas fixés, isolés, idéalisés — peut libérer l’action par la perte des exactions pour le jeu du monde. S’il y a passage, s’il y a possibilité des possibles, par brisures, c’est-à-dire rupture et articulation, de la poésie à la politique, c’est dans l’événement de cette perte, dans cette communication de la perte qui seule peut ouvrir le passage, non positivé et non négativisé, du langage à l’action ».

Élisabeth  Rigal

 

 


Notes

[1] Le Fictionnel et le fictif – Essai sur le réel et le(s) monde(s), à paraître en 2019 aux Éditions du CEP.

 

[2] Voir Le même entre démocratie et philosophie, Éd. Lebeer-Hosmann, 1987.

 

[3] Pour ces thèses, voir, De l’égalité à la liberté en passant par le Revenu de Base Inconditionnel, Éd. Le Corridor bleu, 2015.

 

[4] Sur ce point, voir Penser la guerre, Éditions du CEP, 2017.