Éric Clémens

Poésie et politique

Texte lu par son auteur le 20 avril 2017 à la Maison de la Poésie, à Paris,
au cours d’une séance consacrée au rapport entre poésie et politique.

Question toujours première : quelle relation du langage au réel ? Une relation toujours-déjà stratifiée, façonnée par un langage différant aussi déjà-là que le réel qu’il a affronté : réel physico-chimique, réel éco-biologique, réel symbolico-subjectif, réel socio-économique… ?

Le discours politique traite, devrait traiter du réel socio-économique. Le langage poétique semble affronter le réel du sujet — l’amour, la jouissance, la mort… Mais pas d’emblée : il traite d’abord du langage, il l’affronte parce qu’il sait que les mots ne sont pas les choses, il n’est pas un discours, plus même une prière (Lacoue-Labarthe), il ne communique pas, il ne représente même pas, contrairement aux autres formes de fiction, ou alors, s’il désigne, c’est autrement. Bref, le discours politique et le langage poétique s’opposent. Le langage poétique diffère au sens derridien : il marque la différence, l’écart du réel au langage et son retard, il retarde l’abord langagier du réel.

 

Seul l’événement (l’action qui s’ouvre : la colère de manifestants, la résistance de grévistes, les instants de Mai 68…) brise et rouvre le discours politique : très rarement, très peu. Le langage poétique est lui-même la brisure de son propre événement — cassure des conventions, mise à nu du trou de la représentation, rupture de la communication dans l’écart des significations, dans le jeu du rythme, des procédés exacerbés, des signifiants libérés des signifiés, du blanc des silences… en quête d’un autre sens du sens.

 

La représentation, la communication, le discours politique organisent, régulent et même censurent. Ils censurent non le dit (« tais-toi »), mais le dire du réel. Ils censurent même la dénonciation de la censure, après parfois un bref recul (l’interdit, la répression), par la licence (« cause toujours »), la banalisation des transgressions, la confusion des discours, la publication et le passer sous silence. Ils censurent le fait du langage, réduit au discours, par l’exigence de la médiatisation. Il y a donc deux censures, la directe qui portait sur les significations et l’intégrale qui porte sur la langage lui-même. La liberté d’expression s’arrête devant la liberté de creuser le langage, de le mettre en jeu (y compris en caricature : quoiqu’on le proclame, nous ne sommes pas tous Charlie), de mettre en question la communication et son spectacle. Parlez, mais parlez « sans littérature » ! Sans fiction affirmée, montrée et montrant l’arbitraire et le ratage de toute communication (par mots, par images, par sons, etc. : tous les arts, bien sûr) : l’opaque, l’étranger, le vulgaire, l’érudit, l’argot, le procédé, la maladresse, l’exercice de style, la connaissance conflictuelle (opposée à l’ « argument scientifique » autoproclamé, expert, factuel sans contexte et sans interprétation, sans sujet).

 

Le langage poétique est incommunicable (irrésumable, inimaginable et partant immontrable). Sa résistance est par là politique : contre la censure par le communicable, les discours. Il s’attaque par excellence à l’inter-dit par le dire brut, il n’est jamais confusément et indistinctement dit. Il se distingue de l’indistinct des discours, de leur transparence. Il se livre à la dépense du langage.

Le discours (politique) s’occupe surtout de l’économie, à droite, et, à gauche, du social, au mieux de la vie courante, au mieux du « care », de la biosphère, de l’écologique. Il réduit l’être humain à être vivant et être travailleur – il censure l’être parlant et les risques de la liberté hors des déterminations bio-économiques (la survie consommatrice). Le discours est régi par l’usage et l’utile, l’usure et l’usé.

 

La liberté prise dans le langage, exacerbée dans le langage poétique qui joue dans et de l’indéterminé, émancipe l’être humain de l’économie restreinte du discours et du discours de l’économie restreinte. Cette liberté dans le langage, seule, d’emblée, livre l’être humain à l’indéterminé et par là aux risques de la liberté dans l’égalité — censée présider à l’émancipation politique, à l’action.

La prise de paroles initie l’action (Arendt), elle est son commencement : à condition de toucher au trou du réel, au trou du réel dans la communication des discours. Le langage poétique, en suite de sa chute dans le dire, initie à la prise de paroles qui initie l’action. Le poème homérique est rythme, invention ou au moins condensation de langue (grecque) et conflit des discours, mis en jeu des opposés, de l’autre opposé, depuis sa colère, sa misère, son malheur, sa jouissance, sa mort. Le langage poétique ne s’engage qu’entre les mots et les choses, le moi et l’autre, le mal et le bien, le déterminé et l’indéterminé… Il ne prend pas parti. Il retarde l’action pour que son initiation et son initiative échappent à la communication engagée, commence par le refus, l’interruption, l’hésitation (entre le son et le sens — Valéry), l’impossible « en commun ».

 

Cette hésitation, entre le son, la forme, le rythme, le silence, les procédés, les figures et le sens, les sens, dans tous les sens du sens (Nancy) — cette hésitation mise en jeu, au hasard de ses jeux, peut donc tout de même, peut en somme toucher au sens, y compris au sens dit « politique ». Mais comment ?

Il ne s’agit pas de poésie engagée, directement assignée à un signifié (jusqu’au plus grotesque, l’« Ode à Staline », mais déjà du plus simple, « Liberté ») ou même indirectement, par son retour à une forme non seulement usée, mais signifiée par sa nationalité (retour à l’alexandrin d’Aragon, il est vrai en pleine occupation allemande).

Il s’agit de quoi ?

  • de la tragédie de l’autre, des Troyens chez Homère, des Perses chez Eschyle, dans l’invention du dialogue ;
  • de l’apostrophe des pendus aux frères humains, invention de l’interpel des morts à la pitié des vivants face à l’impitoyable de la justice, chez François Villon ;
  • des traces de la Commune dans « L’orgie parisienne ou Paris se repeuple » ou dans « Une saison en enfer » face aux « barbares » chez Rimbaud ;
  • des répétitions en spirales de la prose de Charles Péguy dans les « Cahiers de la Quinzaine » et de la prose néologique de Michel Deguy qui compose et sépare le « comme-un » ;
  • du « babil des classes dangereuses » de Valère Novarina comme du babel des langues, hautes et basses, de Jean-Pierre Verheggen, des brisures et des condensations rythmées des signifiants de Christian Prigent, des invectives en langue populo-dérivée de Charles Pennequin, etc. — de l’intensité infinie des voix fictionnelles possibles de l’impossible à dire…

L’apprentissage « poétique » de l’action (l’efficacité « politique » du « poème ») n’est-il pas celui des ressources de la langue, des soulèvements et des altérations du langage dans l’expérience singulière de chacun ?

Eric Clémens
20 avril 2017