Le terme « crise » convient-il à la situation actuelle ? En tout cas chacun s’en sert : « la crise financière » occupe nos conversations, comme si nous savions ce que l’expression signifie. Le fait de la signification, et que celle-ci soit présente à notre discours, lui donne sa clarté, aussitôt que nous en usons. Mais jamais les mots eux-mêmes ne nous donnent l’intelligence des choses. Tout au plus cette intelligence peut-elle être gagnée — ou inventée, dans le sens rhétorique — par le travail de la pensée qui creuse le terme « crisis ». Une telle recherche se met à peine en route si nous ouvrons le dictionnaire pour peser les contextes divers de ses occurrences : à savoir, crise comme jugement (krinein) ; crise pour le moment où ma vie incline à suspendre son cours, ou non, dans la maladie ; crise, au moment où un corps politique se trouve au bord de sa dissolution ou de sa défection ; crise, encore, dans le procès de la décision. Le terme est-il bon ? En dit-il assez ?
Dans le premier des deux récits de L’arrêt de mort, Blanchot livre ses pensées les plus mûries sur la question. La quête se soutient, la démonstration est subtile. Blanchot concède au motif la place requise pour que sa complexité se déploie dans ses limites, son horizon.
Il y a deux crises qui se conjoignent dans ce récit — la crise de santé chez l’héroïne (J.), et la crise de « Munich ». Cette conjonction de crises a bien été, en effet, notée au passage par deux lecteurs très attentifs : Jacques Derrida (dans Parages) et Christophe Bident (dans Maurice Blanchot : partenaire invisible). Mais ont-ils suffisamment pris en charge cette conjonction de deux crises ? Dans son chapitre qui s’appelle Survivre (pp. 117-218, et spécialement pp. 154-185), Derrida prend un soin particulier pour démontrer que L’arrêt de mort est composé
« de sérialité sans paradigme. Et s’il y a récit, c’est dans la mesure où aucun paradigme ne peut l’arrêter. La répétition sérielle comporte des “effets” de paradigme mais les réinsère dans la série… » (p. 174)
Ce point est convaincant : il nous a montré comment scander l’histoire dans ses sautes et ses glissements de lieux, de personnes, d’épisodes. Pourtant, dans le cours même du développement de la démonstration, ne perd-il pas de vue le ressort qui préside à l’histoire, et l’organise ?
De son côté, la lecture de Bident, qui met en lumière la dimension autobiographique, pose problème ; pour elle, c’est la question de savoir ce que peut signifier « mêler » :
« Mêler le récit intime de 1937 au récit de 1938 permet de faire coïncider histoire personnelle et histoire collective… Mêler Munich à Cambo et Paris, c’est… introduire publiquement quelque trace de l’histoire intime… » (pp. 108-109 ; je souligne).
Les découvertes de l’impeccable enquête de Bident omettent, elles aussi, d’analyser l’insistance de Blanchot telle que la narration de ce récit la dispose. Plus précisément, on pourrait entendre que les deux lecteurs tiennent ce point pour évident — ce point, c’est-à-dire, la « crise ».
Pour avancer mon hypothèse, je cite un passage crucial que Bident visite brièvement, et Derrida pas du tout :
« L’hôtel, très grand, était déjà un désert. Moi aussi, j’aurais dû partir, ne fût-ce que pour mon travail, mais je ne partis pas. Aujourd’hui [i.e. 1947] j’essaie en vain de comprendre pourquoi en ces jours je suis resté éloigné de Paris où tout m’appelait. Cela est vrai, la pensée de cette absence me cause un malaise, mais surtout les raisons m’en échappent. Si mystérieuse qu’ait été la suite de ces événements, plus mystérieuse pour moi est cette absence volontaire qui les a rendus possibles. Je savais que J. désirait me voir et, en de tels moments, ne désirait voir que moi, bien qu’elle m’eût écrit le contraire pour ne pas interrompre mon repos. Ce jour-là, par deux fois, mon journal me fit appeler, mais je ne répondis pas. J’attendis un coup de téléphone de J. ou de sa sœur, mais il n’y en eut pas. Le lendemain, je ne reçus aucune nouvelle. Il se peut qu’à ce moment j’aie songé à m’en aller, mais ce n’est pas sûr. La vérité est difficile à apercevoir. » (L’arrêt de mort, pp. 23-24 ; je souligne)
De ces phrases inépuisables, je fais ressortir ce qu’on ne peut pas écarter, qui ne vaut pas seulement pour l’histoire, mais pour la vie même de l’auteur — sa réalité, son être d’auteur (étant bien admis que le narrateur, lui, se présente comme l’auteur de ce texte ; oui, nous faisons bien de le reconnaître pour « auteur » en prenant soin, bien sûr, de ne pas lui donner le nom propre de quelque « Maurice Blanchot ») :
1. 9 ans après les « événements » dont nous parlons, l’auteur échoue complètement à les comprendre ;
2. l’auteur est l’agent de son absence aux événements (« cette absence volontaire ») ;
3. c’est son absence qui a rendu possible ces événements ;
4. constatant ce fait, l’auteur ne se complaît pas dans une hyperbole, mais simplement dans une chose absolument « mystérieuse ».
Prenant l’auteur au mot, nous devons accueillir deux propositions disparates : d’abord que son absence de Paris contribue à la souffrance de J., et, partant, à l’héroïsme de celle-ci dans son combat solitaire avec sa maladie ; d’autre part, que son absence de Paris comme journaliste a, d’une certaine façon, rendu Munich possible. Le mot opérant pour les deux propositions est « absence » : l’auteur ici assume la responsabilité d’avoir abandonné 2 guerres sur 2 fronts. Son sens du devoir est compromis par son « absence-sans-autorisation ». En référence à Munich, il nous suggère que la résolution de la crise requerrait la présence, l’active participation de ceux qui combattent le mal. L’auteur ne prétend jamais être le seul et l’unique absent : il souligne plutôt combien est grave son absence, son absence exemplaire. Et c’est littéralement juste : si chacun de ceux qui s’absentèrent du combat avait été présent, prêt à se battre — pas seulement le tout Paris mais le tout Europe —, alors Munich et ses séquelles ne se seraient pas produits comme ils firent et continuent de faire aujourd’hui. Parce que la crise « de Munich » se poursuit — pas en 1947 seulement, pas seulement non plus dans les décennies suivantes. Et si un tel processus (d’un désastre inarrêtable) doit être, en toute rigueur, appelé « crise », c’est la question qu’on pose ici maintenant.
Ou telle est mon hypothèse. Et au risque que mon commentaire passe pour trop évident ou trop recherché, je propose un autre regard encore sur L’Arrêt de mort… Car quand bien même les lecteurs de Jacques Derrida et de Christophe Bident auraient une connaissance achevée de sa matière, je sens que ce récit demande encore qu’on l’interprète.
Notons que dans ce récit, les deux crises se développent dans des domaines différents, de différente magnitude, et elles concourent dans la vie du narrateur où elles convergent à un moment donné (l’incipit du livre : « Ces événements me sont arrivés en 1938 »). Il souhaite le moyen de dire leur « vérité » — travail malaisé, puisqu’il « serait extrêmement utile à la vérité de ne pas se découvrir ». Est-ce qu’un exposé, quel qu’il soit, des événements en question peut faire apparaître leur vérité ? Peut-être pas :
« […] une fois je réussis à donner une forme à ces événements. C’était en 1940. […] Dans le désœuvrement que m’imposait la stupeur, j’écrivis cette histoire. Mais, quand elle fut écrite, je la relus. Aussitôt je détruisis le manuscrit. » (pp. 7-8)
Cette première histoire, loin de dévoiler la vérité de l’affaire, accroît et élargit son recel. Ce n’est pas avant 1947, neuf ans après le déroulement des événements de 1938, que l’auteur reprendra son récit qui, ajoute-t-il cryptiquement, « ne concerne que moi ». Et pourquoi ? Parce que, comme il le dit plus loin, « De ces événements, je garde une preuve “vivante”. Mais cette preuve, sans moi, ne peut rien prouver… ». L’auteur, le seul témoin « vivant » des événements, est inévitablement le seul gardien de leur « preuve “vivante” ». N’y ayant pas de témoin pour le témoin, le témoin seul est concerné. Les événements, et leur être-vrai, sont son affaire, réellement. Ils ont à être rapportés, et rapportés avec la dernière exactitude.
Ces deux « événements » coïncident de mi-septembre à mi-octobre de 1938. La « date » de Munich, 28-30 septembre, et la dégradation et la mort de J. se recoupent. Celle-ci souffre d’un traitement médical qui ne marche pas — « l’hypocrisie du remède » jusqu’à sa mort dans les bras du narrateur le matin du mardi 13 octobre.
Une lecture attentive du récit avère, donc, que ces deux « crises » d’un genre différent sont inextricablement enchevêtrées dans l’esprit du narrateur ; il le dit en deux occasions. D’abord :
« Le jour fixé pour la première piqûre de traitement (laquelle devait dans tous les cas provoquer une longue syncope) fut un des plus sinistres d’avant Munich. » (p. 23 ; je souligne)
Et ensuite :
« Elle [J.] m’apprenait qu’une heure avant de venir pour la première piqûre, le médecin avait décidé de quitter Paris pour installer ses enfants en province ; il serait de retour dans un jour ou deux […] Cependant, le médecin était revenu. Munich aussi était arrivé. Comme raisonnablement elle ne pouvait plus sortir, le médecin allait la voir… » (pp. 24 et 26 ; je souligne)
Deux moments, deux déclarations, toutes deux extraordinaires par leur insistance sur le concours des deux crises complètement différentes et sans rapport.
Pourquoi — nous demandons-nous encore — une telle insistance sur « Munich » dans l’histoire d’une femme qui se meurt à Paris ?
L’auteur, un journaliste, est la seule personne parmi les protagonistes de cette histoire qui fasse mention en quelque façon du contexte de la crise politique. (Nous pourrions ajouter en passant que, tandis que les événements de la vie de J. sont plusieurs fois appelés « crises » — au moment où elle s’approche de sa fin, on nous dit que « les crises succédaient aux crises » — ce mot n’est jamais employé à propos de Munich et ses « jours troubles ». L’emploi du mot « crise » dans le seul contexte de la maladie cause, ou au moins rend possible son ellipse dans l’autre.) Il y a plus : le point crucial dans la relation du narrateur concerne ses propres déplacements au cours des semaines de septembre et octobre. Alors qu’il est à la fois journaliste et reste la personne la plus proche de J., il quitte Paris et passe son temps dans un hôtel à Arcachon, sur une plage de l’Atlantique — parmi la clientèle des politiciens de ce palais qui tous interrompent leurs vacances à l’occasion de Munich. Je cite à nouveau les phrases capitales du récit :
« L’hôtel, très grand, était déjà un désert. Moi aussi, j’aurais dû partir, ne fût-ce que pour mon travail, mais je ne partis pas. Aujourd’hui j’essaie en vain de comprendre pourquoi en ces jours je suis resté éloigné de Paris où tout m’appelait. Cela est vrai, la pensée de cette absence me cause un malaise, mais surtout les raisons m’en échappent. Si mystérieuse qu’ait été la suite de ces événements, plus mystérieuse pour moi est cette absence volontaire qui les a rendus possibles. Je savais que J. désirait me voir et, en de tels moments, ne désirait voir que moi, bien qu’elle m’eût écrit le contraire pour ne pas interrompre mon repos. Ce jour-là, par deux fois, mon journal me fit appeler, mais je ne répondais pas. J’attendis un coup de téléphone de J. ou de sa sœur, mais il n’y en eut pas. Le lendemain, je ne reçus aucune nouvelle. Il se peut qu’à ce moment j’aie songé à m’en aller, mais ce n’est pas sûr. La vérité est difficile à apercevoir. » (pp. 23-24)
Mettons que ce passage vaille pour « loi de la crise en général », la condition nécessaire de son avoir-lieu : « Si mystérieuse qu’ait été la suite de ces événements, plus mystérieuse pour moi est cette absence volontaire qui les a rendus possibles. » Blanchot souligne encore le point où il se trouve en dirigeant l’attention sur le combat mené par J. contre la gravité de la maladie (« son adversaire ») : non seulement elle s’engage dans une guerre contre sa « maladie », sa condition de « malade » ; mais en outre elle lutte, avec insistance, contre cette force appelée « le mal » — une chose qu’on trouve au travail dans le corps politique au même titre que chez un individu. Nous n’avons pas à chercher loin pour trouver les ressources et la puissance — l’héroïsme — qui la rend capable de combattre « le mal » — à savoir sa capacité à faire face à l’absence autour d’elle (l’absence d’allié, sûrement, mais aussi l’absence, au moins pour les sens, de son ennemi mortel) :
« Tout se passa comme si, une première fois trompée par l’hypocrisie du remède, elle se fût maintenant tenue sur ses gardes et, derrière les apparences du sommeil, dans les profondeurs du repos, eût affirmé une vigilance, une lucidité de regard qui ne laissait à son adversaire aucun espoir de l’atteindre à l’improviste. » (p. 29)
Et encore :
« Dans ses terreurs nocturnes…elle faisait face à un danger très grand, mais sans nom et sans figure, tout à fait indéterminé, et, quand elle était seule, elle y faisait face toute seule, n’ayant recours à aucun subterfuge, à aucun fétiche. » (p. 23)
Le narrateur, de son côté, ne déclare rien de tel quant à sa propre « lucidité de regard », quant à ses propres forces : non seulement, il fuit les crises actuelles alors qu’on l’appelle, mais il a besoin, enfin, de « faire face à une personne, avec nom et avec figure ». Dans l’esprit de notre analyse, nous pourrions dire que le narrateur, ne pouvant pas regarder en face le mal de Munich, a besoin plutôt de se limiter, d’étudier la face, le nom et la figure de J.
Question pour terminer : le concept de « crise » est-il un bon terme pour envelopper les circonstances économiques d’aujourd’hui ? Bien sûr. A condition cependant de traiter ce terme avec la prudence requise par L’arrêt de mort. Mais même dans ce cas, le terme lui-même pourrait n’être entendu que de manière ponctuelle, restrictive, et limitée à ce seul contexte. L’exemple de Blanchot suggère plutôt que notre volonté et notre courage peuvent intervenir tout simplement. Et prendre part. Nous ferions mieux, peut-être, de laisser tomber le syntagme « crise financière », et de poursuivre quelques préliminaires pour nous préparer à entendre celui de « désastre… financier », et bientôt globalement, social, sociétal.
(à suivre)
Richard Rand