« Le Vide-médian qui réside au sein du couple Yin-Yang réside également au coeur de toutes choses ; y insufflant souffle et vie, il maintient toutes choses en relation avec le Vide suprême ».
François Cheng
Le souffle dans la pensée chinoise
En octobre 2019 m’arrivait par la poste une enveloppe dans laquelle Pierre Chappuis avait glissé un mince tapuscrit, quasiment prêt pour l’édition, intitulé : La nuit moins profonde. Il s’agissait de la refonte, ou de la réécriture, à un demi-siècle d’écart, de Ma femme ô mon tombeau, son tout premier livre, paru en 1969 à Moutier, en Suisse, et dédié à son épouse Geneviève. Lui qui disait ne plus écrire, ou si peu, sortait « un peu étourdi », disait-il, harassé, mais comme pacifié, de ce « travail de deuil » par lequel il venait de relier l’une à l’autre les deux extrémités d’une œuvre qui se referme donc sur son commencement. Et cela, dans un dialogue permanent, même au-delà de la séparation, avec celle qui en fut toujours la première lectrice, et sans doute, la première destinatrice. Pont jeté entre elle et lui, aussi bien en arrière, dans le temps, que devant – puisqu’il la rejoindrait deux mois plus tard.
Me précipitant alors sur ma bibliothèque, d’où j’extrais Ma femme ô mon tombeau, je me mets à comparer les textes, page après page, observant le poète au travail : les déplacements opérés pour réorganiser le tout selon une nouvelle progression, les parties abandonnées, les ajouts, le glissement, ici ou là, du vers à la prose, ou encore la fusion de plusieurs bribes en un seul poème… Le livre de 1969 est devenu un livre de 2020. Ce sont presque les mêmes poèmes, c’est toujours du Pierre Chappuis ; la voix, la langue, les mots, parfois, n’ont pas fondamentalement changé – mais tout s’est étrangement métamorphosé pour se couler dans une forme et un sens neufs.
Mais si lui le sait déjà, j’ignore encore, quant à moi, que le temps qui reste est si court… Au téléphone, tout en lui disant à la fois ma surprise et mon admiration pour ce travail de refonte et de quasi palimpseste, quand je demande à Pierre s’il a l’intention de publier ce texte, il hésite, me dit d’abord que Corti ne le prendra sûrement pas – Corti devenu, à Paris, l’éditeur de l’essentiel de son œuvre – : car il sait, et je ne sais pas encore, que doit y paraître en 2021 un ultime recueil, En bref, paysage, celui, précisément, qui est issu des échanges avec Manuel Cajal et de la renaissance à l’écriture que cela lui a permis. Et puis très vite on en vient aux Editions Empreintes, en Suisse, où ont paru, de Pierre Chappuis, Soustrait au temps, en 1990, puis Dans la foulée, en 1996, et en 2005 un livre de poche réunissant deux de ses recueils, avec une préface de Michel Collot : celui qui, en France, aura été, avant et plus que tout autre, le plus attentif et le plus fidèle à son œuvre. Et soudain Pierre paraît pressé. Il raccroche. Et me rappelle une demi-heure plus tard, heureux et soulagé, pour m’annoncer qu’Empreintes va publier La nuit moins profonde. Deux mois plus tard, il s’en allait.
Ce qui me frappe après coup, dans cette réécriture (et le plus troublant est que ce sont souvent les mêmes mots de certains poèmes de 1969 qui y renvoient), c’est qu’affleurent partout les signes, à la fois, de la séparation, du deuil, et du reliement à venir avec l’épouse. Comme si l’écriture avait tracé son chemin vers elle à travers ces mots anciens revisités, et par là-même dés-orientés – devenus pont, ou gué, vers l’inconnaissable de la mort.
Ainsi dans ce poème qui n’appartient, lui, qu’à la nouvelle version du texte, mais se voit emprunté à un tirage limité édité il y a vingt-cinq ans pour accompagner des lithographies de Marcel Mathys. Le hantent les figures (non nommées) d’Orphée et d’Eurydice – qui subitement font signe, ici, dans ce poème détourné, ou ce réemploi (comme on le dit en architecture), vers une tout autre réalité :
Marcheurs, à pas feutrés, dans la nuit inépuisable (celui-là, celle-là), veilleurs, jusqu’au bout, absents, ailleurs, l’un avec l’autre, l’un sans l’autre, immobiles
marcheurs sur le point de franchir (qu’il ne se retourne, qu’elle, qu’ils ne bougent), d’avoir franchi une limite, un gué dans le fracas des eaux, assourdis. (p. 51)
Mais je voudrais m’arrêter à ce vers conclusif de La nuit moins profonde – le dernier vers de l’œuvre de Pierre Chappuis :
Ce vide, désormais, ton absence. Ce vide, cette échancrure.
Pour y relever le mot « vide », et en pointer la double signification. Celle de l’absence, du manque – mais aussi, à l’opposé, celle d’« échancrure » (partie échancrée d’un rivage, ou d’une feuille ; entaille, découpe, ouverture ou incision ménagée, par exemple dans un vêtement).
Elle me conduira aux quelques brèves observations que je voudrais faire ici sur une dimension pour moi essentielle de cette poétique, et qui est aussi celle peut-être dont nous avons le plus urgemment besoin.
Car s’il arrive à tant d’entre nous, aujourd’hui, de soudain ne plus pouvoir avancer, de tomber en dépression ou de frôler le burn out, même sans cause apparente, c’est paradoxalement qu’il nous manque du vide, que la vie quotidienne est devenue si perpétuellement occupée, sans le moindre interstice (la moindre échancrure) pour respirer, faire un instant le vide, ou un pas de côté, pour laisser se décanter l’émotion, ou le deuil, ou laisser affleurer la joie…
Trois paradoxes président à la relation de Pierre Chappuis à l’écriture.
Celui, d’une part, d’avoir voué sa vie à l’écriture, qui immobilise la parole sur la page et dans le livre, à ce travail solitaire et enfermé, ce « volontaire exil provisoire » qui (je le cite) signifie « se priver de la relation immédiate – avec les mots, les autres, soi », tout en aspirant plus que tout à la parole vivante, à son mouvement, à « la spontanéité de la parole » et à l’effusion de l’amitié partagée, à l’échange immédiat des présences et à l’ouvert.
Le paradoxe, d’autre part, de cette violente aspiration (qu’on pourrait presque dire « rousseauiste ») à la muette transparence des cœurs, mais que seule serait à même, à distance, de rejoindre l’écriture – poème, livre, ou lettre échangée, aussi bien –, parce que le réel, lui, y fait toujours obstacle.
Et paradoxe enfin de ces poèmes qui en appellent sans cesse au lecteur, tout entiers tendus vers lui, en appel de lui – à mi-chemin de l’élan suspendu et de la distance maintenue.
Mais ces paradoxes ne sont tels qu’en apparence. Car c’est précisément l’entre-deux, l’interstice ménagé entre, et qui relie dans la distance, qui me paraît représenter l’essentiel, chez Pierre Chappuis.
Ainsi, le 21 août 2004, Pierre m’écrit, sur le travail de poésie, qu’il suppose « une sorte de disponibilité, on ne saurait trop dire à quoi, une sorte de porosité, un peu comme si on était – mentalement – non point enfermé dans une chambre ni en plein air, mais dans l’entre-deux, à la balustrade d’une loggia, ou, autre entre-deux, à la limite de la veille et du sommeil, glissant d’un état à l’autre… » (je souligne).
Entre-deux, aussi, entre soi et ce qui, en soi, est n’importe quel autre : « ce que je cherche en profondeur m’est intime, mais non personnel, rejoint une nappe souterraine où la notion d’individu se perd » (lettre du 1er février 2011).
Entre-deux ou vide, enfin, vibrant entre les choses, comme aussi bien entre les traits ou les couleurs disposés sur la toile blanche, ou entre les mots, entre les vers, comme aussi entre les poèmes à l’intérieur de l’espace du livre – le poème ne tenant pas vraiment tant que « les mots ne s’appellent pas entre eux, par petites touches, en quelque sorte par cooptation et que je sente alors (sans chercher à me l’expliquer en clair) que quelque chose s’édifie, prend forme en fonction d’une cohérence dont je serais embarrassé de rendre compte » (lettre du 17 mars 2011).
On lit dans Le biais des mots : « la poésie ne se limite pas aux mots ; elle a besoin de marges […] où les mots se ressourcent, reprennent vie » (p. 92), ou encore : « Entre les mots […] s’instaure partout un arrêt, un blanc de sens » grâce auquel ils « se mettent à vibrer » (p. 67). Souvent, des parenthèses, indissociables de la poétique de Pierre Chappuis, dans les vers comme dans la prose, parfois remplacées par des tirets, vont servir à isoler, dans la coulée de la phrase, les mots qui, interrompant un instant son flux rythmique, viendront moduler, compléter voire contester de l’intérieur, ou comme trouer, le sens du poème.
Outre ce qu’on appelait, en Suisse romande, dans les années 1980 encore, son « hermétisme », ou son abstraction, l’absence, dans la poésie de Pierre Chappuis, de toute perspective transcendante ou religieuse avouée, de toute allusion au sacré, (fût-il perdu, ou disséminé) ou à l’« ailleurs » (fût-il inscrit dans l’ici, comme chez Gustave Roud), l’a longtemps maintenu à l’écart. On se raccrochait pour la définir à cette notion de « paysage » que la poétique de Chappuis partage avec celle de Philippe Jaccottet. Mais ce qui, pour moi, fondamentalement la travaille, dans l’interstice entre les mots, entre les poèmes, comme entre les éléments du paysage dont elle fait son unique sujet, c’est ce « vide », précisément, et qui n’est pas tout à fait sans parenté avec celui du bouddhisme… avec cette notion absolument centrale, dans la poésie, mais aussi la peinture chinoises classiques, de vide médian sur lequel repose l’unité organique de cette peinture, ou du poème – poésie et peinture relevant en Chine classique du même ordre et presque du même art.
Ce vide qu’il faudrait selon Henri Michaux ne plus fuir – comme l’a fait constamment l’Occident – mais faire sien, au contraire, qu’il faudrait s’annexer pour en être travaillés, comme dans la tradition de l’Extrême-Orient, et qui serait la condition première du renouvellement de notre bagage mental rationaliste : pour favoriser l’accès, par la poésie, à une « conscience d’au-delà ». Un « vide » qu’on retrouverait chez Pierre Reverdy, pour qui (dans Le Livre de mon bord, qui recueille en 1948 des notes écrites entre 1930 et 1936) le noyau actif du désir se définit comme « un manque, un vide, que rien […] au monde n’est susceptible de combler », mais qui est moteur ; et bien sûr, par excellence, dans la poétique d’un André du Bouchet, à mi-chemin du figuratif et de l’abstraction, de la « pulsation de la vie » et de l’abîme, Du Bouchet qui parle du moteur blanc de la page et chez qui le vide se révèle omniprésent, ouvrant dans le réel (ou incisant, dans l’« hémorragie de la réalité ») et entre les mots, à la fois un « gouffre sans fond » et une pulsation vitale.
Ce vide, donc, se retrouve chez Pierre Chappuis (qui doit beaucoup, on le sait, tant à André Du Bouchet qu’à Reverdy) – mais autrement encore : dans cette poésie soucieuse en permanence d’insérer partout du vide dans le plein, ou dans les marges, pour laquelle – comme dans la peinture chinoise – les motifs récurrents fondamentaux sont la montagne (mais une montagne poreuse, susceptible de se défaire, de s’écrouler…) ou le brouillard et les nuages, ou l’eau ; et chez qui (plus encore que chez Philippe Jaccottet !) l’ellipse voulue du sujet, des pronoms personnels (« je »-« tu »-« il/elle »), le recours fréquent à l’infinitif ou à la forme verbale sans sujet, et la quasi absence des marques ou de la figuration du sujet regardant, permettent au lecteur d’entrer de « plain-pied », en même temps, dans le paysage parcouru par le marcheur (plutôt que décrit), et dans l’état de conscience du poète lui-même, qui voit, éprouve et métamorphose en poème éléments de la nature, mouvement de la marche et subjectivité anonyme du poète, indissolublement confondus.
C’est dans l’entretien, passé de l’oral à l’écrit, publié avec Pierre Chappuis en 2003, à la Dogana, sous le titre emprunté à Pierre Reverdy : Le Lyrisme de la réalité, que nous abordons pour la première fois cette question. Pierre reconnaît alors que, dans sa poésie, « par le manque même qu’il creuse, le vide est dynamique, non le néant, quant à lui sans bornes, mais – blancs, silences – le ‘vide médian’, intervallaire ». Et avoue, malgré son peu de connaissance de la poésie chinoise ou japonaise, s’y « sentir chez soi ».
Nous tombons d’accord, en 2003, que ce « vide médian » fonde son esthétique de l’entre-deux, ou du suspens – contre toute affirmation ou certitude définitive, à mi-chemin du lyrisme occidental et d’une « poétique du vide » assez proche de l’intuition orientale : « En même temps qu’il la nie, le vide soutient la parole. » observe Pierre.
On lisait déjà dans Décalages, en 1982 (IV, p. 15) : « Quel éveil en nous qui ne se fonde sur cet écart, cette marge, absence et ressourcement, vide ». En 2014, la 4ème de couverture d’Entailles témoignera explicitement cette fois de cette relation au paysage chinois en faisant allusion aux deux termes qui le définissent et sont aussi constamment présents dans les vers de Pierre Chappuis : « montagnes & eaux, union du stable et de l’instable ».
En 2022, je lui envoie (frappée par toutes sortes de connivences involontaires avec sa poétique) l’essai Vivre de paysage. Entre les montagnes et les eaux, de François Jullien – que ce dernier présente de la manière suivante :
En définissant le paysage comme « la partie d’un pays que la nature présente à un observateur », qu’avons-nous oublié ? Car l’espace ouvert par le paysage est-il bien cette portion d’étendue qu’y découpe l’horizon ? Sommes-nous devant le paysage comme devant un « spectacle » ? Et d’abord est-ce seulement par la vue qu’on peut y accéder – ou que signifie « regarder » ? En nommant le paysage « montagne(s)-eau(x) », la Chine, qui est la première civilisation à avoir pensé le paysage, nous sort puissamment de tels partis pris. Elle dit la corrélation du Haut et du Bas, de l’immobile et du mouvant, de ce qui a forme et de ce qui est sans forme, ou encore de ce qu’on voit et de ce qu’on entend.
Pierre m’écrit en retour :
Merci de m’avoir donné à lire Vivre de paysage dont j’ai éprouvé combien certains postulats (est-ce le mot ?) me sont proches en effet, ce qui m’a réjoui. […] Une fois de plus, oui, j’avais tendance à me sentir « à la maison »…
Permettez-moi de vous lire, en conclusion, un fragment d’un « poème de l’eau » qui me paraît exemplaire de ce que fait la langue de Pierre Chappuis, tiré de En bref, paysage :
Soudain elle perd pied, tombe, emportée, tombe
et tombe encore, bousculée, prend des claques,
qu’importe, se fracasse, se casse les reins,
qu’importe, une fois encore qu’importe ; trop tard
elle se rebiffe, cheveux en désordre, écharpes dé-
nouées, brandies en vain, elle se tourne et retourne,
étourdie, reprise dans le courant, s’éloigne, tou-
jours une. (p. 41)
Je vous remercie.
Sylviane Dupuis