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Le vingt-troisième hommeAuteur Bo-Seon Shim
IntroductionBo-Seon Shim
TraductionChae-Young JeongLucie Angheben

Le vingt-troisième homme

Introduction

Le 30 mars 2012, un vingt-deuxième homme est mort. Un ouvrier parmi les quelques trois mille licenciés par le groupe Ssangyong Motor en 2009, suite à la restructuration pour revitaliser l’entreprise. Vingt-deux d’entre eux ont préféré mettre fin à leur vie ou sont décédés de maladies dues au stress. Le gouvernement et l’entreprise avaient assuré la réintégration de ces ouvriers l’année suivante et le versement d’une aide financière sur leur période sans emploi, mais n’ont pas tenu leurs engagements. Exclus, isolés, les ouvriers ont alors commencé à se détruire. Après la vingt-deuxième victime, cela ne pouvait plus continuer : les ouvriers et les citoyens compatissants se sont rassemblés devant la porte Daehan pour y brûler de l’encens et faire des offrandes, avec l’espoir que les morts cessent.

 

En parallèle à cette cérémonie, en avril 2012, un festival culturel a eu lieu pour sensibiliser les citoyens sur la mort des ouvriers licenciés de chez Ssangyong Motor et pour rappeler au gouvernement et à l’entreprise la nécessité de trouver des solutions à ce genre de problèmes. J’y ai participé aux côtés des poètes SONG Kyeong-dong, JIN Eun-yeong et KIM Seon-u. J’ai écrit un texte intitulé « Le vingt-troisième homme » et je l’ai lu face à la foule. Mais malheureusement, le 8 octobre 2012, on a réellement parlé d’une vingt-troisième victime. Contraint au départ volontaire, un ouvrier qui ne pouvait plus recevoir le traitement approprié pour soigner son diabète a décidé de se donner la mort.

 

Pourtant, on avait fait des efforts afin d’éviter que ce genre d’accidents se reproduise. Depuis la cérémonie d’offrandes en hommage à la vingt-deuxième victime du mois d’avril, les abords de la porte Daehan sont « occupés » par les manifestants. Cet endroit où les ouvriers et les citoyens se rassemblent pour revendiquer a été surnommé le « point de rencontre du vivre ensemble ». La romancière GONG Ji-yeong s’est même lancée dans l’écriture d’un livre intitulé « Le jeu de la chaise » pour parler des licenciements du groupe Ssangyong Motor. Plusieurs lecteurs se sont ensuite rendus sur les lieux. Grâce aux différents efforts fournis, les gens s’intéressent de plus en plus à ce genre de problèmes. L’affaire a finalement été entendue au parlement. Cette audience a montré que l’entreprise Sanghai avait faussé ses comptes et fait croire à une crise interne pour justifier les licenciements massifs. À l’époque, le gouvernement avait passé la vérité sous silence.

 

KIM Jeong-u, directeur de la section de Ssangyong du syndicat coréen de la métallurgie, a accordé une interview à la presse : « Avant, les décès s’enchainaient tous les quatre mois. Cette fois, la vingt-troisième victime apparait six mois après la vingt-deuxième. En organisant une cérémonie d’offrandes devant la porte Daehan, nous avons attiré l’attention de la population et retardé de deux mois la victime suivante.» Pour les ouvriers licenciés de Ssangyong Motor, il a été difficile de continuer la manifestation devant la porte Daehan ; certains devaient parfois se rendre au commissariat ou à l’hôpital. Et il a été tout aussi difficile de faire entendre l’affaire au parlement. Pourtant, petit à petit, les gens commencent à prendre conscience des véritables raisons des licenciements de Ssangyong.

 

Mais une autre victime est venue se rajouter à la liste. Tous ces efforts pour retarder de deux mois la victime suivante ? Les ouvriers licenciés et le directeur KIM ont demandé une enquête parlementaire. KIM, lui, a commencé une grève de la faim pour demander la réintégration des ouvriers et la sanction des responsables. Après 41 jours sans manger, son état de santé s’est dégradé et il a été hospitalisé.

Suite à l’hospitalisation du directeur KIM, deux ouvriers licenciés sont montés sur un pylône électrique de 30 mètres de haut en face de l’usine de Pyeong-taek pour s’y attacher et y commencer un sit-in en altitude. Cela fait maintenant 37 jours. En Corée du Sud, les ouvriers de Ssangyong Motor ne sont pas les seuls à risquer leur vie pour continuer leur lutte. Deux ouvriers à temps partiel en sous-traitance chez Hyundai ont demandé un statut de travailleur à temps plein ; face au refus de l’entreprise, cela fait maintenant 70 jours qu’ils sont attachés au sommet d’un pylône électrique de 23 mètres de haut. Même si la cour suprême a décrété que la sous-traitance au sein de l’entreprise était illégale et que tout ouvrier ayant travaillé à temps partiel pendant plus de deux ans devenait travailleur à plein temps, Hyundai a décidé de mettre en place un passage par « étapes » du temps partiel au temps plein.

 

Des ouvriers d’autres établissements ont eux aussi opté pour des grèves dangereuses. Un ouvrier de Yoosung Enterprise et membre de l’union nationale de la métallurgie s’est enfermé dans un bâtiment préfabriqué installé sur le pont d’accès à l’entrée principale de son entreprise pour les voitures. Celui-ci est très fragile et menace à tout moment de se détruire. Suite à une inspection parlementaire, on a découvert que Yoosung et une entreprise de consulting s’étaient alliés pour démanteler l’union nationale, et avaient créé un syndicat interne pro-gouvernemental qui ne permettait pas toujours aux ouvriers de se faire entendre. Le directeur de la section de Yoosung Enterprise due l’union nationale de la métallurgie a demandé une prise de sanction contre les responsables de la tentative de démantèlement de l’union, le réinvestissement des licenciés et le démantèlement du syndicat interne ; il s’est mis en grève pour demander des négociations entre les ouvriers et l’entreprise. Cela fait maintenant 67 jours.

 

Pourquoi font-ils des grèves de la faim et des sit-in en altitude ? Pourquoi décider de mettre en jeu sa propre vie ? Pourquoi ceux qui ont déjà connu de véritables souffrances choisissent d’utiliser des méthodes douloureuses ? La raison est claire : même si le parlement et la cour d’appel ont identifié l’infraction et la responsabilité de l’entreprise, celle-ci est restée imperturbable. Le gouvernement est lui aussi resté les bras croisés face aux sacrifices des ouvriers.

Les décès à la chaine des ouvriers sont loin de prendre fin, au contraire, leur rythme s’accélère. Après la prise du pouvoir par la droite lors de l’élection présidentielle du 19 décembre 2012, il y a une semaine, cinq ouvriers et militants sont morts. Quatre d’entre eux se sont suicidés et l’autre est tombé raide mort dans le salon mortuaire. Face à cela, je reste sans voix. Pourquoi ces suicides à la chaine juste après l’élection présidentielle ? On ne peut pas tirer de conclusions hâtives à propos de ces décès, mais pourtant, on ne peut pas nier que ces morts sont liées.

Les résultats de l’élection présidentielle ont mis le feu aux poudres. Le 21, CHOI Kang-seo, directeur du syndicat de la société Hanjin Heavy Industry & Construction, écrit ceci dans son testament avant de mettre fin à ses jours : « Je ne tiendrai pas cinq ans de plus. » Ce décès a lui-aussi été un signe pour la population. Le 22, LEE Un-nam, directeur de la sous-traitance chez Hyundai et créateur du syndicat, apprend le suicide de CHOI, qu’il qualifie d’atroce nouvelle, et fait de même. Ce même jour, LEE Ho-il, membre du syndicat national des universités, directeur de la section locale de l’université HANKUK de langues étrangères, est licencié de façon abusive ; un procès est lancé, au cours duquel sont évoquées les difficultés de la vie, mais même après sa réintégration, la pression de l’université le pousse au suicide.

 

Tous ces faits individuels montrent que cet environnement néo-libéraliste choque avec son système social, économique et politique qui ne correspond pas aux attentes des ouvriers et des syndicalistes. Pour beaucoup, les résultats de cette élection présidentielle sont le signe que cet environnement n’est pas prêt de s’améliorer. J’ai moi aussi cette impression. Cette impression d’être repoussé jusqu’au bord de l’abîme, qui est l’une des plus terrifiantes qu’un individu puisse ressentir.

Le temps du changement est venu. Maintenant, c’est à nous d’envoyer nos propres signaux. Si jusqu’à maintenant ils ont été faibles, il nous faut en envoyer de plus puissants. Non seulement à ceux qui sont au pouvoir et à ceux qui détiennent les capitaux, mais aussi à nous-mêmes, et à tous les citoyens du monde. Si les ouvriers coréens sont repoussés jusqu’au bord de l’abime, tôt ou tard ce sera notre tour. Les récents suicides d’ouvriers sont peut-être le signe de notre propre mort dans un futur proche. Leur geste est une main tendue, une main tendue vers nous. C’est à partir de ces faits que nous devons faire quelque chose, tout de suite. Nous pouvons nous rendre au salon mortuaire, nous pouvons amasser des fonds pour cette cause, nous pouvons participer à des manifestations, nous pouvons continuer leur combat. Nous devons révéler la vérité, écrire, dire et agir. Beaucoup de mouvements de masse peuvent être lancés par ailleurs : « même après la mort, les ouvriers sont encore debout ». C’est par ce genre de mouvements idéologiques de groupe que les changements pragmatiques se feront ; il faut donc s’y mettre dès à présent. Présent où beaucoup sont à l’agonie en Corée du Sud, et où les suicides à la chaine doivent être stoppés.

 


 

Le vingt-troisième homme

8 avril 2009, le premier, suicide ;

Le deuxième, hémorragie cérébrale ; le troisième, infarctus du myocarde ;

Le quatrième, suicide ; le cinquième, suicide ; ensuite suicide, et suicide, et encore suicide,

Infarctus du myocarde, infarctus du myocarde, suicide, suicide…

30 mars 2012, saut par la fenêtre d’un immeuble depuis le 23ème étage,

Un jour de printemps où les boutons éclosent,

Le vingt-deuxième homme est mort.

Le vingt-deuxième homme,

Camarade du premier,

Cadet du deuxième,

Ami du troisième,

Pardon ! Pardonne-nous !

S’il te plait, ne pars pas ! Comment vivre sans toi !

J’ai beau supplier et implorer, le vingt-deuxième homme

A fini comme le premier

Cette sombre mort pour quitter cette vie grise et disparaitre à jamais.

Que s’est-il passé? Mais qui diable peut nous expliquer ?

Vingt-deux personnes sont mortes parce qu’elles ne pouvaient plus supporter le désespoir.

Non, ce n’est pas suffisant. Donnez-nous des détails.

Vingt-deux personnes se sont trouvées entre la vie et la mort

« Je veux vivre, je veux vraiment vivre,

Mais pourquoi la vie est-elle si terne,

Ce n’est pas une vie, peut-être que je suis déjà mort,

Oui, je suis déjà mort » ; des sanglots, des murmures,

Des yeux qui se ferment, qui se ferment et s’ouvrent, qui se ferment à nouveau, pour ne plus se rouvrir

Un pas en avant, irrévocable, dans l’obscurité éternelle de la mort.

Non, non, ce n’est toujours pas suffisant.

Qui peut nous dire la véritable raison de la mort du vingt-deuxième homme ?

Entre avril 2009 et mai 2012

Tant de commémorations, de jours fériés, d’anniversaires, d’élections, chaque jour

Pendant que tant de gens se félicitent de leurs choix,

Protègent le confort de leur quotidien,

Arpentent le cadre du bonheur,

Fuient la misère du monde,

Se bouchent les oreilles et vivent sans entendre les cris des autres,

Le vingt-deuxième homme est mort.

Pourquoi l’ont-ils tué ?

Que quelqu’un nous dise. Qui sont-ils ?

Moi je vais parler d’un fait que je connais.

Quand ils étaient encore vivants, ils étaient ouvriers.

Des ouvriers mais pas des esclaves.

Des ouvriers qui fabriquent toutes les belles machines que nous possédons.

Regardez attentivement les moindres détails de votre voiture.

Çà et là il doit y avoir leurs empreintes digitales,

Par endroits les gouttes de sueur qui ont perlé à leur front,

Et leur respiration rugit avec le moteur.

Ils ont maitrisé le feu et l’acier, aimables Prométhées.

Ils étaient vraiment des gens braves.

Qui partageaient toujours leurs repas,

Et un verre d’alcool quand l’occasion se présentait,

Qui s’épaulaient entre eux,

Le désir de chanter et de danser aussi vif que l’eau de la fontaine.

Je vais vous dire ce qui leur est arrivé.

Un jour l’entreprise a dû restructurer son capital et ils ont été licenciés.

Ils ont protesté.

Eux qui vivaient avec leurs camarades, leurs familles, leurs amis,

Ils ont protesté pour la protection de leur droit de vivre.

Ils ont protesté contre beaucoup de choses simples

Mais on leur a enlevé tout ce qu’ils avaient, on a tout détruit,

On leur a marché dessus et on les a harcelés.

Ils se sont débattus et ils ont crié.

Ces licenciements sont un crime ! Ces licenciements sont vraiment un crime !

Ils ont lutté et la lutte les a épuisés physiquement et mentalement

Leur vie est devenue terne

Et un, après l’autre, tour à tour

Ils ont été entrainés dans les profondeurs de la mort.

Et nous, que devons-nous faire ?

Pour stopper ces morts et commencer à vivre

Pour recolorer la grisaille

Pour que le noir laisse place à la lumière, que devons-nous faire ?

Nous devons poser des questions.

Dans la vaste obscurité d’hier soir

Dans la brume sombre et humide de ce matin à l’aube

Il n’est pas encore arrivé, non, pas encore

Le vingt-troisième homme à qui nous allons poser des questions.

Toi le vingt-troisième homme, qui es-tu ?

Es-tu une femme ? Es-tu un homme ?

Es-tu marié ? As-tu des enfants ?

As-tu retrouvé ton poste ? Fais-tu encore des manifestations ?

Es-tu seul ? Es-tu accompagné ?

Attends-tu une autre occasion de porter des fleurs au cimetière ?

Si tu ne luttes pas contre la police et les prestataires, comment feras-tu

Pour accomplir les rites mortuaires dans cette rue morne où ne brûle qu’un bâton d’encens ?

Es-tu préparé à vivre ? Si non, es-tu préparé à mourir ?

Toi le vingt-troisième homme,

Nous ne voulons pas que tu entres en scène

Car ton premier pas t’inscrira sur la liste des victimes.

Non, toi le vingt-troisième homme,

Nous voulons que tu entres en scène. Que ton premier pas

Sous les yeux du pouvoir capitaliste brûle la liste des victimes.

Face au vingt-deuxième mort, tu implores

S’il te plait, plus personne ne doit se suicider maintenant.

C’est plutôt moi qui vais mourir. Plutôt

Moi qui vais devenir le vingt-troisième homme.

Alors quelqu’un te parle en te prenant par la main.

Camarade, ne fais pas ça ; mon frère, ne le fais pas ; mon vieux, non ;

S’il te plait, s’il te plait, il faut que tu vives.

Tu n’es pas le vingt-troisième homme, il faudrait que ce soit moi.

Je serai le vingt-troisième homme.

C’est comme ça que le vingt-troisième homme s’est dédoublé.

De dix à cent

De cent à mille

De mille à dix-mille.

Toi le vingt-troisième homme, maintenant je sais qui tu es.

Toi le vingt-troisième homme, maintenant nous savons ce que nous devons faire.

Le vingt-troisième homme verse des larmes.

Le vingt-troisième homme se met en colère.

Le vingt-troisième homme se dresse de toute sa hauteur contre la brutalité du pouvoir.

Le vingt-troisième homme se dresse de toute ta hauteur contre le despotisme des capitaux.

Le vingt-troisième homme va empêcher une vingt-troisième mort.

Solidarité avec les ouvriers

Amour de l’humanité

Résistance face à l’injustice

Arrêtez les licenciements ! Vous devez arrêter les licenciements !, il est celui qui crie.

À partir de cette nuit, le vingt-troisième homme est le premier homme.

Il nous représente tous. Il représente l’humanité entière.

Cette nuit nous déposons soigneusement la solidarité et l’égalité

Sur les genoux du monde, comme un bébé

Et maintenant nous t’appelons d’une voix douce et tremblante.

Toi le vingt-troisième homme,

Camarade du premier,

Cadet du deuxième,

Ami du troisième,

Résurrection du vingt-deuxième,

Tu es la mort de la mort,

Tu es la vie de la vie,

Cette mort n’aura pas de fin.

Cette vie ne peut pas recommencer.

Si tu n’es pas là,

Si tu n’es pas là.

 

Shim Bo-seon,
traduction de Jeong Chae-Young et Lucie Angheben