Cette rubrique — work in progress — accueille des poèmes de tous les pays,
en langue française ou dans des traductions encore inédites.

Retour à la page d'origine

Recherche par poète (ou traducteur)

Index alphabétique des contributeurs publiés dans cette anthologie

PoèmesAuteur Jean-Joseph Rabearivelo
PrésentationSerge Meitinger

Poèmes

Présentation

 

Jean-Joseph Rabearivelo (1903-1937) est sans conteste le plus grand poète malgache du vingtième siècle. Son activité littéraire — en malgache et en français —, déployée en pleine période coloniale, reflète les espérances et les difficultés d’un intellectuel théoriquement ouvert à l’intégration mais sans cesse en porte-à-faux du fait qu’il revendique à égalité son statut d’« acculturé » et la richesse de son identité malgache. En 1937, dans une situation matérielle et morale insoluble, il se suicida deux jours après qu’on refusait de lui accorder le petit poste administratif qu’il sollicitait.

 

Son œuvre abondante couvre tous les genres :

– le roman, avec L’Aube rouge (écrit en 1925, paru en 1998) et L’interférence (écrit en 1929, paru en 1988) où il récrit l’histoire récente de son peuple en se dégageant de la vérité officielle imposée par le vainqueur ;

– la nouvelle, en français et en malgache ;

– le théâtre (dans les deux langues également) avec Imaitsoanala, Fille d’oiseau (1934) et Aux portes de la ville (1935) où il met en scène la vie populaire de Tananarive et le monde des contes et légendes malgaches ;

– la critique (dans les deux langues), dans des journaux et revues de Madagascar et d’Europe ;

– la poésie (d’abord en malgache puis en français et enfin dans un dialogue entre les deux langues), qui représente la majeure partie de son œuvre : des recueils publiés à Madagascar, comme La Coupe de Cendres (1924), Sylves (1927), Volumes (1928), Presque-Songes (1934), Chants pour Abéone (1936) ; ou à l’étranger, comme Traduit de la nuit (Tunis, 1935) ; il propose aussi des traductions-adaptations de poésies traditionnelles dans Vieilles chansons des pays d’Imerina (1939), qui ne sont autres que les hain-teny rendus célèbres par Jean Paulhan ;

– enfin, il laisse un considérable journal, Les Calepins bleus (1933-1937), dont la première édition constitue l’essentiel du premier tome de ses Œuvres complètes, paru en 2010 aux éditions du CNRS ; le second tome, comprenant le reste de son œuvre, a vu le jour en 2012 aux mêmes éditions.

 

Notre anthologie a souhaité privilégier un pan moins connu de l’inspiration propre à ce poète devenu, à sa manière, un poète national. Nous avons mis en avant ici les poèmes qui « questionnent l’acte d’écrire et qui en sont aussi une défense et illustration ». Tout en interrogeant avec subtilité les détours de l’expression, « ils accrochent au passage tel ciel d’orage, tel parfum de lait chaud, telle eau fleurant l’ombre. Et ils travaillent le mot au corps à corps, tentant de faire surgir la vie dans le corset du poème et d’être fidèles au chant intérieur » (Claire Riffard).

Nous allons du premier chef-d’œuvre, Fresque de décembre, écrit en décembre 1924, au tout dernier poème recopié en guise de testament le 22 juin 1937. Nous révélons ainsi des pièces presque toutes restées sous le boisseau jusqu’à l’édition des Œuvres complètes, des poèmes de Chants d’Iarive, de Vers dorés, de Galets et ceux de Points d’orgue.

Serge Meitinger

 


 

Extrait du recueil Le vin lourd (1925)

Fresque de Décembre

C’est décembre. Il pleuvra ; nous ne sortirons plus,
la nuit, Lys-Ber, pour voir la maison de nos belles,
ni pour nous dire les charmes des livres lus.

Et nous nous ennuierons si, voluptés nouvelles,
le sanglot de la pluie et le cri de nos toits
ne balancent notre âme et la tristesse en elle,

tandis que nous jouerons avec le chat matois
que j’aime tant, que j’ai, tu dis, gâté, peut-être
comme une femme aimée, et qui mordra nos doigts,

doucement. Nous rirons ; soudain, de la fenêtre,
après les éclairs de l’orage commençant,
nous verrons qu’un reflet doré vient de paraître ;

puis des voix nous viendront qu’en les reconnaissant
nous saurons être de nos parents de la Côte,
porteurs, pour la Noël, de fruits couleur de sang.

Ils monteront. Le chat, pour la corbeille haute
au parfum de poissons qu’un servant posera,
nous quittera d’un bond, tel un félin qui saute.

 

*

 

Dans une cage en bois des îles, un ara
jasera, cependant que, déroulant son pagne
à ramages, un oncle, avant d’ouvrir les bras,

attendra. Essayant de plaire, sa compagne,
qui nous est inconnue et qui a des accents,
nous offrira les fruits muscats de sa campagne.

La chambre s’emplira de parfums languissants,
et nous dégusterons de tendres randzalies [1]
tandis que l’inconnue, en des mots caressants,

mais graves pour avoir de la mélancolie,
évoquera pour nous son rivage lointain
où, sous les vents marins, de grands palmiers se plient.

Nous fermerons nos yeux pour mieux voir ces matins
bleus, intensément bleus qui chantent sur ses lèvres
des plaisirs abolis et des charmes éteints

et qui lui donneront d’amollissantes fièvres.

 

*

 

Et notre soif, Lys-Ber, notre soif d’Inconnu
sera plus avivée en ce soir de décembre
où nous écouterons une âme mise à nu,

au milieu des regrets qu’elle a des pays d’ambre,
de fougères, de paix et d’amples visions
où des soleils de feu tombent parmi des pampres,

chanter le bel attrait des nouveaux horizons,
et des forêts à miel, et des huttes fragiles,
par le rythme nombreux de ses tristes chansons !

Lys-Ber, allons-nous-en ! Quittons nos murs d’argile [2] !

 


 

Extrait de Chants pour Abéone [3] (1925-1928)

 

Deux préludes

Goût d’étrange, saveur d’inconnu, soif brûlante
d’ailleurs, ce ciel nouveau qui t’obsède et tourmente
t’offrira-t-il, parmi la paix des palmeraies,
les délices des yeux et des sens ignorées
que l’art habile et vain des villes te refuse ?
Quelle, parmi le flot de lumières diffuses,
au cœur d’une nature encore inviolée,
quelle tente de vent libre et calme gonflée,
– immobile steamer chargé de ta fortune,
conque de lys fragile où s’annonce la lune, –
berçant ton rêve au seul rythme du pur silence
qui se confronte avec le grand cri qui s’élance
de ton intérieur, apaisera ta peine,
ô cœur d’enfant qui veux défier la Sirène
afin de t’affranchir des liens de la terre
et d’étancher ta soif que rien ne désaltère ?

 

*

 

Oiseaux migrateurs, nomades de l’azur
et du calme vert des forêts tropicales,
que de mers encore, hélas ! et que d’escales
avant de trouver le port heureux et sûr !

Cependant, vainqueurs du vent et de l’espace,
le dôme nouveau des palmiers entrevus
au seuil lourd d’Ailleurs des beaux cieux inconnus,
refait votre espoir et double votre audace !

Ah ! j’ai tant de fois envié votre sort
pourtant menacé de chute et de naufrage
pour n’avoir aimé que l’incessant mirage
des ciels et des flots, loin de l’appel des morts !

Et si l’horizon qui limite ma vue
n’avait en ses flancs les premiers de mon sang,
si j’oubliais que ce terme florissant
garde les tombeaux dont ma race est issue,

j’aurais déjà pris ma place dans la barque
qui mène au-delà des fleuves et des mers
pour ne plus cueillir que des fruits moins amers
avant que fût consommé le jeu des Parques !

Et j’aurais connu, comme vous, des matins
parés chaque jour des fleurs d’une autre terre ;
battant l’océan d’un nouvel hémisphère,
mon rêve aurait fait quels somptueux butins !

 


 

Extrait de Chants d’Iarive [4](1929)

Deux petites suites d’été

Deuxième suite

 

III

Embellie, ô ciel bleu lourd d’orage futur,
comme je me fierais à ton visage calme
si tu n’étais semblable, hélas ! à ce fruit mûr
que saccage le ver et détache des palmes !

Car bientôt, si j’allais sur les rocs soleilleux
dominant l’océan de nos forêts lointaines,
ou sur les bords fleuris des fleuves sourcilleux
dont la fraîcheur t’égale, eau pure des fontaines,

dans l’espoir de jouir de ta sérénité
et de comprendre mieux l’âme de la Nature
une, comme le sort, en sa diversité,

resterait-il de toi plus que cette pâture
disputée âprement par le jour et la nuit :
un presque-soir venteux et pluvieux d’ennui ?

 

IV

Nuage clair, illusion
du ciel profond de notre été,
pour quelle vaine évasion
te gonfles-tu dans la clarté ?

Nuage clair, ô pur mensonge
dont m’abuse cette embellie,
au gré de quel aride songe
tu berces ma mélancolie !

– Ah ! de tout rêve de départ
ton apparence de steamer
fortuné me tient à l’écart,
à la recherche du bonheur,

la naissance prématurée
d’un soir encore imbu d’aurore
disant en cette matinée
un naufrage qui s’élabore !

Et je préfère au coin du feu,
rouvrant quelques livres fermés,
m’aventurer au pays bleu
de quelques poèmes aimés.

 

V

Tandis que je verrai des fenêtres venteuses
onduler du jardin la verdure océane
et s’offrir à la nuit l’odeur des tubéreuses,
je relirai ce soir un livre de Vérane. [5]
Laissez, laissez-moi seul devant un rhum des îles,
espiègles échansons de mes amis bachiques !
Vos vulgaires propos seront vains et stériles :
je ne m’enchanterai que de nobles musiques !

Nobles musiques, créatrices de mirages !
Par le rythme, le nombre et par la fantaisie
d’un beau chant oublié lu par un soir d’orage,
je redécouvrirai la rare Poésie !

Elle suscitera, parmi le sang des pampres,
le parfum de lait chaud de la pluie obstinée
et ta gloire déchue, ô soleil de décembre,
une terre de songe et d’ombre couronnée !

 


 

Extrait de Vers dorés (1929-1931)

Naissance du poème

à Fernand Mazade [6]

 

5.

Fleur secrète, intérieure,
le Désir, tout en naissance,
s’élabore selon l’heure
pour parer le seul silence…

Le seul silence, ô Pensée,
où, mûrissant en poëme,
une phrase balancée
te rend semblable à toi-même ;

je l’interroge et l’écoute :
elle semble couronnée
des mille mots en déroute
qui craignaient leur destinée

lorsque au bord obscur du Songe,
tu vins, belle pèlerine,
les délivrer du mensonge
de leur vaine indiscipline.

 

6.

Enchantement du silence, ô mots,
vous chantiez au pays du sommeil
comme la sève au cœur des rameaux
travaillés de vent et de soleil,

mais vous doutiez de ce que serait
l’ampleur finale du Chant futur,
et vous avez tant et tant erré
vers la conquête du rythme pur –

de ce rythme ardent, essentiel
dont vous manquiez encore en naissant
– où conçus, dans quel secret du ciel ? –
parmi l’onde calme de mon sang.

S’est enfin le triomphe accompli :
vous voici réglés par des accords
endormis au fond de mon oubli,
et la Pensée a pris âme et corps.

 

7.

Porteurs de messages restés incompris
jusques à ces heures où vous m’enchantez,
changés en vous-mêmes par la primauté
du rythme et du nombre régissant l’esprit,

hérauts pacifiques couronnés de songes,
ô mots heureux d’être plus que d’amples rimes
– le suc de la terre parvient à la cime –
ô mots où résonne l’âme et se prolonge,

si le Chant se pare de vos primes fleurs
et si l’enguirlandent d’autres floraisons,
c’est que sous le signe seul de la raison
il ouvre l’arcane de votre douleur,

et c’est qu’en lui vibre votre quiétude,
élément et force de cette musique
où rien ne subsiste des luttes tragiques,
des cadences vives et des solitudes.

 

8.

Et j’entends enfin jaillir vos chants secrets,
ô mots, rossignols des buissons du silence
immigrant, ici, dans les vergers sacrés
où ne gaule que la seule Intelligence !

Mais quelle sagesse aride, ô pur tourment,
me détournant déjà de vos harmonies,
me rend insensible à votre enchantement
et fait que j’aspire à d’autres eurythmies ?

Les fruits qui sont mûrs ont accompli leur sort,
dit-elle, et tout feu n’est déjà que fumée !
Abandonnons tout ce que marque la mort,
c’est dans l’aubier seul qu’est la fleur parfumée !

Penchons-nous au bord vertigineux du cœur :
des musiciens assoiffés de lumière,
tout en composant l’élément de leur chœur,
franchissent pour nous le fleuve du mystère.

 


 

Extrait des Six poèmes en vers libres Hova [7] (1931)

Tonokira

(version malgache)

Misy eritreritra atopatopan’ alina
Vakivakim-botry tsy tafavoaky ny onja
Misy eritreritra tsy afaka miarina
Ho tonga eo am-bava, fa ao anaty monja

Vakivakim-botry tsy tody tora-pasika
Mivalombalom-poana ery am-binanin-drano
Jerena ny eny aloha, tany midadasika ;
Ny eo aoriana kosa ranobe manganohano

O ry eritreritro rahefa tera-bolana
Ka toa misotro kintana izato zavatra hita !
O ry eritreritro mifatotra, miolana,
Vakivakim-botry nandeha fa tsy tafita !

Fotoana mamy loatra no ahaterahanao,
Fa efa miala voly ery ampara-maso
Izay rehetra inoantsika ho izao tontolo izao
Dia ny tohin’ ny eto Iarivo madio mangasohaso

Fotoanam-pahatoriana, fotoam-pahasambarana ;
Mety raha misandratra avy ao anaty foko,
Ny hira tsara indrindra, ny hira izay hamarana
Ny fara-vetsovetso, ny faran’ ny toloko…

 

Traduction de l’auteur :

Poème

Il est des pensées que fait jaillir la nuit,
épaves de pirogues qui ne peuvent se dégager des flots ;
il est des pensées qui n’arrivent pas à se hausser
jusqu’aux lèvres et qui ne sont qu’intérieures.

Épaves de pirogues perdues loin des bancs de sable,
qui se charrient simplement près du golfe.
Devant, l’on voit une terre désertique,
et derrière, l’océan infini.

Ô mes pensées, quand naît la lune,
et que tout ce qui se voit paraît boire les étoiles !
Ô mes pensées, liées, enlacées,
épaves d’une pirogue aventureuse qui n’a pas réussi,

vous êtes suscitées en un moment suave
puisque déjà se repose aux limites de la vue
tout ce que nous croyons être l’univers,
et qui est le prolongement d’Iarive-la-sereine ;

en un moment de paix, en un moment de bonheur :
il siérait bien que s’élevât du fond du cœur
le plus beau chant, le chant qui dit
la dernière élégie, la fin du sanglot.

 


 

Extrait de Galets (1933-1934)

 

2

Aux abords d’une source, parmi l’herbe,
au cœur d’une source, sur le gravier,
j’ai vu jadis au flanc d’une colline
des galets ruisselants de soleil.

La joie humble mais si profonde
de pouvoir s’en remplir les mains,
et de voir ses deux paumes comme
autant de sources devenues !

Et cette secrète volupté,
plus troublante qu’un péché,
de sentir jusqu’au creux de sa poitrine
la fraîcheur de l’eau qui dégouline !

Comment ne pas aimer la vie
au point de la disputer désespérément à la mort
quand on a ravi à une eau fleurant l’ombre
de ces beaux cailloux lisses comme la santé !

Et si simples, et si nus – comme toi,
ô rythme celé de ces chants murmurés aux dieux
afin que se double la lourde porte de pierre [8]
entr’ouverte dans les prairies !

 

3

Cette bouche, hélas ! et ces mains…
cette bouche qui a voulu prendre au piège
l’acte magique, le sortilège
cachés dès l’origine jusque dans les mots
les plus simples et de tous les jours ;
et ces mains qui plus d’une fois ont tremblé
devant la fragilité des feuilles, des corolles
trop lourdes de quelques gouttes de rosée…
se peut-il qu’au strict midi de leur jeunesse,
elles sombrent déjà dans le crépuscule de la terre ?

Et ces yeux couleur de gemmes que taille la nuit,
amicaux à la grâce heureuse ou triste du monde,
ne doivent-ils plus s’ouvrir
sur ce qui est ordre et beauté ?

Seront-elles, seront-ils
parmi les pauvres chéris des dieux ?

 

4

Peuple d’ombres, mes amis,
vous dont les lèvres ne sont plus
que des pétales réduits en cendres
puis dispersés comme poussière
et confondus avec l’humide
et froide terre de silence
qui vous enserre sous les fleurs
et fait de vous quelle pâture
stérile et vaine, destinée
aux racines ivres de terreau !
Peuple d’ombres, mes amis,
vous, les trop aimés des dieux
et qu’ils nous ont ravis tandis
que vos bras s’unissaient aux nôtres
pour ceindre d’amples couronnes
le front des Sœurs mélodieuses,
ah ! ne m’entourez pas trop
et que les cadences de vos chants,
si belles d’être suspendues,
et si beaux d’être inachevés,
n’aient sur moi, près de ce fleuve
que je me refuse à passer,
nul attrait sirénien !
Ou bien faites que la cire
scellant les coquilles de mes oreilles
ne se fonde pas de sitôt
ni avant que ma frêle barque
soit amarrée en terre ferme !

Sous les palmiers, devant les sites
aimés de nous et des oiseaux,
vos cadences suspendues
et vos chants inachevés
revivront au bout de mes lèvres
d’une vie exultante de triomphe :
ils y pendront comme des fleurs
qu’aux dieux dont vous êtes captifs,
larcin d’un autre Prométhée,
des mains humaines auraient ravies !

 

14

Cactus
Kalanchoé
Euphorbes
– et quels autres mots plus sonores encore,
plus doux et plus amers aux lèvres,
plus lisses et plus rugueux à la fois,
plus évocateurs d’inconnu
et vêtus de plus de rêves,
pour vous nommer,
ô plantes lépreuses
mais portant comme des reines
voyageant incognito,
ou comme des belles de froid mordues ?

Je vous découvre
Sur cette terre aride
Que fume seul l’os de nos roches

Mais l’amitié de la rosée
vous fut aussi dispensée
après que vous eussent quittées
pour plus de lumière
et mis sur vos fronts leurs empreintes étoilées
les pieds nus des oiseaux
nés de vous dans la nuit !

Je vous y découvre,
et fières, et nobles, et presque éternelles,
ô feuilles aussi orgueilleuses
dans la misère
que les pauvres chantés par Rainer-Maria [9] !

Et tant vous vivez ainsi de vos propres réserves,
qu’au flanc des collines que je gravis
et que peuplent seuls les morts,
vous m’apparaissez comme des sœurs –
muettes, hélas ! et ne sachant pas même
prononcer vos noms de femmes océaniennes !

Muettes, sans doute,
ô mes guides-fleurs,
pour que je force moi-même
le secret gardé par l’argile des tombeaux
dont vous parez la nudité
de nul parfum !

 

15

Pour Mathilde Pomès [10]

 

Lent, si lent, le vent
qui naît des collines ;
lent, si lent, le vent
qui trouble ce silence ;

Lent, si lent – qu’à peine
se dérangent les feuilles
en nid réunies
dans la paix des cimes,

et que le pollen
n’est encore que songes
de formes florales
aux pattes des abeilles…

Apaisante rupture
dans l’espace et le temps ;
la vie est toute entière
sculptée en son ombre,

et je la découvre,
et je perçois – comme
entre deux sommeils –
ses fables, ses rêves.

 

16

Pour Armand Guibert [11]

 

Lourdes d’un avenir
qu’elles confieront
peut-être au premier vent
qui naîtra des eaux,
et peut-être à l’oiseau
qui fuira l’orage
sur un fond de soleil,
les anthèses, les
pyxides [12] travaillées
de lune et de soleil
cessent un instant
d’ÊTRE dans le temps.

S’abolissent en elles,
se sont arrondies
deux pointes de durée
– limites du tourment –
deux rencontres dans
la triangulaire
et blanche éternité :
ni passé ni futur,
ni même leur souci,
ne viennent saccager
ces grottes, ces coupoles
de pollen et de graines.

Et le présent lui-même,
bien que tout intact,
n’est ici qu’un nom
que nul front ne porte ;
et c’est la fable, c’est
le conte, c’est le rêve
du destin qui dort
harassé parmi
les branches, les colonnes
ou les humbles ramilles.

Mais l’Éternité
les réveillera.

 

17

Pour Arsène Yergath [13]

 

 

Vigile
torpeur
veillée.

Demain,
abolie
cette minute d’interrègne
au royaume des feuilles
où jeûne tout ce qui fut fleur,

demain,
à l’aube
d’une autre minute
et puis dans la plénitude
de son avènement,

oh ! quelles fêtes païennes,
quelles bacchanales
en ton honneur,
fougue génésique des plantes !

Demain,
sur un lit de vents,
chargés de toutes les senteurs
des eaux pures et des collines
par les astres fécondées,

demain,
autour d’elles repliées
les ailes palpitantes et lumineuses
d’un oiseau altéré
mais qui annoncera la pluie,

oh ! de quels cris de douleur
et de maternelle joie
ne fera-t-elle pas retentir les vallées,
l’anonyme mère végétale !

Demain,
après l’épilogue
de la fable et du conte
dits ici pour bercer
le sommeil de la sève,

demain,
réalisé,
et prolongé, perpétué
dans l’aspect formel des choses,
le rêve des arbres,

oh, quelle continuité encore
dans l’ambitieux assaut du ciel !

Et ce sera le réveil
du destin nourri de sèves.

 


 

Extraits de Points d’Orgues (1934)

Pour Armand Guibert

 

1

N’écrire plus que pour soi-même,
et pour une ombre que l’on porte,
et pour une autre qui vous suit !

Mais qui n’écrit pas pour la gloire,
au moins pour cet orgueil de marbre
que chacun sculpte dans son cœur ?

Allons, d’une horloge lointaine,
un son métallique lacère
les pages closes de la nuit

tandis que les flûtes de l’aube
dans le jardin sont perforées
et que déjà le vent y souffle

cette solitude peuplée,
ô mon âme ! Une solitude
de quel tumulte vain enceinte !

C’est ma défaite qu’elle annonce :
bientôt mes yeux seront fermés,
bientôt mes bras se croiseront,

et sans espoir, sans certitude
qu’ils puissent revenir des songes
ou cueillir à nouveau des fleurs !

Et c’est le temps
de murmurer notre prière
– il est une heure du matin :

« Ô Baudelaire, ô chères ombres,
intercédez auprès du Père
pour que de nous nos chants soient dignes
et ne plaisent qu’à nos amis ! »

 

2

Nous écrivons dans une flûte
comme d’autres sur un tambour,
et du message qu’elle apporte
le vent du soir se hante à peine.

Nous écrivons dans une flûte…
(ah ! d’autres briseraient l’image,
en la dépouillant de ses rêves,
pour la rendre moins irréelle !)

Dans une flûte, ô mon enfant,
et pour le seul enchantement
de notre ardente solitude
où chante maint oiseau sans yeux.

 

3

Toutes ces personnalités
qui se disputent ton esprit
et que sans cesse, tu renies :
refoulement, subconscient ?

Laissons ces grandes questions
et tous ces mots trop lourds de sens
(du moins selon les palabreurs,
et les scribes, et les freudons !)

Suffit qu’à notre front serpente
le lacis des roses cueillies !
Suffit que vibrent dans nos chants
la joie et la douleur des mots !

Suffit d’un murmure entendu
des lèvres du Frère secret –
la seule personnalité
qui soit en nous noble et divine !

 

4

Donne un visage à ce sourire
dont m’obsède l’ébauche obscure,
et des paroles à ce chant
qui déconcerte ton silence ;

un cœur, une âme – et non des formes –
à la chair dure de ce marbre
que l’ombre de tes mains caresse
dans les abysses du sommeil ;

et non des ailes ni des rêves
de vents, d’azur ou d’océans,
mais simplement la joie amère
et la volupté d’évoquer

en un cri bref et déchirant
tous ces royaumes jamais vus,
à l’albatros aveugle qui
boîtille (sic) au fond de tes pensées !

Quel monde neuf verrais-tu pas
se susciter sous ta baguette !
Quel monde neuf créé de toi,
ô Poëte, et pour ton salut !

 


 

Dernier poème (22 juin 1937)

 

À l’âge de Guérin [14], à l’âge de Deubel [15],
un peu plus vieux que toi, Rimbaud [16] anté-néant,
parce que cette vie est pour nous trop rebelle
et parce que l’abeille a tari tout pollen ;

ne plus rien disputer et ne plus rien attendre,
et couché sur le sable ou la pierre, sous l’herbe,
fixer un regard tendre
sur tout ce qui deviendra quelque jour des gerbes.

Fixer un regard tendre ! Tendresse de l’absence,
dans le Néant, Néant auquel je ne crois guère !
Mais est-il plus pure présence
que d’être à toi rendu, ô Mère douce, ô Terre ?

On se retrouvera tous dans ta solitude,
et peuplée, et déserte ainsi que l’océan.
Et chaque fois qu’ici haut soufflera le vent du sud,
en bas l’on causera des survivants.

Quelles racines de fleurs viendront alors nous boire
pour calmer dans le soleil telle soif de fruits ?
Se pencheront sur nous les héliotropes du soir
et viendra prendre de nos secrets le Bruit.

Le Bruit, le Bruit humain – vaines rumeurs de coquillages
pour les marins endormis du sommeil de la terre !
Le Bruit, le Bruit humain, toujours le même à travers les âges
et qui ne se dépouille que chez les morts d’un peu de vos misères.

Mais déjà je sens l’odeur de la poussière
et des herbes ; déjà j’entends l’appel de ma fille ;
ah ! Pour peu que l’Oubli n’ait pas cerné vos yeux de terre,
songez quelquefois à nous dans nos grottes tranquilles !

Et que ce ne soit pas pour verser des larmes
près de nos portes closes par le silence !
Que ce soit pour penser qu’il y aura quelque charme,
un jour, à être guidés par nous dans la fin immense.

 

Jean-Joseph Rabearivelo

 


Œuvres complètes, tome I : Le diariste (Les Calepins bleus), L’épistolier, Le moraliste, édité par Serge Meitinger, Liliane Ramarosoa et Claire Riffard, 1280 p., 2010 ; Œuvres complètes, tome II : Le poète, Le narrateur, Le dramaturge, Le critique, Le passeur de langues, L’historien, édité par Serge Meitinger, Laurence Ink, Liliane Ramarosoa et Claire Riffard, 1790 p., 2012, Collection « Planète libre », n° 2 et 3, CNRS éditions, Paris.

 


NOTES

[1] Randzalie ou ranjalie : petite banane.

 

[2] Nos murs d’argile : dans le royaume merina, de hauts murs d’argile rouge, dits tamboho, étaient édifiés pour distinguer les différents fiefs accordés par le pouvoir royal aux nobles et aux puissants. Il en subsiste de nos jours encore de larges pans dans la campagne et aux abords de la Capitale.

 

[3] Abéone : déesse latine mineure qui préside aux départs (Rabearivelo écrit son nom avec un “é”).

 

[4] Iarive : diminutif francisé de Tananarive ou Antananarivo, nom de la capitale malgache.

 

[5] Vérane, Léon (1886-1954) : poète français, membre de l’École fantaisiste à laquelle appartenaient également Paul-Jean Toulet et Tristan Derème ; auteur notamment de Bars (1928), Le Livre des Passe-temps (1930), Les Étoiles noires (1932).

 

[6] Fernand Mazade (1861-1939) : poète français, auteur d’une Anthologie des poètes français des origines à nos jours (1925-1930) ; correspondant de Rabearivelo qui lui dédie aussi un Chant pour l’amitié.

 

[7] Hova : terme utilisé comme adjectif ou comme nom pour désigner ce qui appartient aux Merina, habitants des hauts plateaux malgaches autour de Tananarive et que Rabearivelo préfère au terme le plus habituel.

 

[8] Il s’agit de la porte des tombeaux ancestraux souvent constituée d’une lourde pierre taillée en forme d’épaisse plaque ronde et que l’on déplace en la faisant rouler.

 

[9] Rilke, bien sûr, évoqué dès le premier poème de la série.

 

[10] Mathilde Pomès (1886-1977) : poète, critique littéraire, première femme agrégée d’espagnol et traductrice (Calderón, Unamuno, García Lorca) ; auteur de plusieurs anthologies de poésie espagnole et d’essais sur la littérature espagnole ; correspondante de Rabearivelo.

 

[11] Armand Guibert (1906-1990) : poète, critique et enseignant d’anglais en Tunisie où il développe une activité éditoriale autour de la revue Mirages ; c’est lui qui publie à Tunis, en 1935, la partie française de Traduit de la Nuit de Rabearivelo.

 

[12] Anthèse : période de développement d’une fleur, de l’épanouissement jusqu’au flétrissement. Pyxides : fruits en forme de capsules.

 

[13] Arsène Yergath (1893-1969) : auteur d’origine arménienne, écrivant en français et vivant en Égypte ; collaborateur, comme Rabearivelo, des Cahiers du Sud (Marseille) et du Journal des Poètes (Bruxelles).

 

[14] Charles Guérin (1873-1907) : poète mort à 34 ans d’une maladie incurable ; sa poésie exprime les souffrances d’un orgueil blessé et l’amertume due à sa tendresse bafouée.

 

[15] Léon Deubel (1879-1913) : Considéré comme le dernier des poètes maudits. Pauvre, inadapté à la vie sociale, il se suicide en se jetant dans la Marne après avoir brûlé tous ses manuscrits.

 

[16] Pour Rimbaud, c’est une erreur : ce dernier avait 37 ans au moment de son trépas.