Michel Deguy m’a proposé de parler aujourd’hui de l’œuvre posthume d’Antoine Berman et j’ai accepté. Mais je savais que je ne pourrai pas présenter une simple liste de ses inédits et que je désirerais préciser un certain nombre de choses concernant l’état et le traitement des manuscrits. Et me situer, car je me suis trouvée jetée dans ce travail et que j’ai choisi d’y demeurer.
Antoine a laissé ce qu’on aurait pu considérer et traiter, apparemment, comme des brouillons : des carnets, des cahiers, des notes crayonnées sur des feuillets épars et en désordre, et aussi des proses, des poèmes, des essais, des chapitres achevés de romans, les textes de ses séminaires ou des textes poétiques saisissant une action, un moment de travail ou un moment de la vie.
Texte « achevé » ou « inachevé » ?
Malgré les nombreuses sollicitations des éditeurs pour publier son œuvre, la question de l’achèvement et de l’inachèvement de cette œuvre n’était pas posée. Pourtant, c’est une question qui concerne la forme concrète des manuscrits et, plus profondément, c’est une question qui est au travail constamment dans la pensée d’Antoine. Son dernier ouvrage, le manuscrit du livre sur la critique des traductions et sur John Donne, n’était pas, pour moi, un livre « inachevé ».
Pour cette raison, je ne voulais pas que l’ouvrage à paraître souligne emphatiquement la brutale disparition de son auteur en laissant les blancs, les lacunes, visibles. Il ne s’agissait pas d’occulter la mort mais de la laisser être à la place où elle se trouvait, au large, dans la respiration même du texte. Il fallait, pour préparer l’édition et porter l’ouvrage au lecteur sous son vrai visage, effectuer de nombreuses relectures, combler les notes restées en blanc, relever des contradictions dans le plan, faire des choix, trancher… Pierre Leyris m’a beaucoup aidé pour ce qu’il appelait « l’échenillage du texte et sa mise au point scrupuleuse ».
C’est ce qui a été tenté pour cette première édition d’un premier inédit. Un inédit qui avait été écrit pour devenir un livre, qui « désirait devenir un livre », ce qui signifiait une écriture différente de celle que je trouverai, par exemple, dans les cahiers dans lesquels Antoine notait la préparation de ses séminaires au Collège international de philosophie, et qui étaient donc destinés à une transmission orale.
Une fois remis le manuscrit « finalisé » aux éditions Gallimard, il a fallu attendre trois ans la publication du John Donne, reporté d’office en office. L’épreuve inévitable de la maison d’édition est la première plongée sociale d’un manuscrit qui va devenir un livre. Instants des premiers heurts, nous l’avons vécue ensemble jusqu’à son accueil par les lecteurs. Et ce fut un accueil heureux. Antoine Berman voulait que ce livre soit une suite à L’Épreuve de l’Étranger : il y aborde la question fondamentale de la critique des traductions. Un peu plus tard, quand nous fonderons L’Association Antoine Berman : les tâches de la traduction (nom proposé par Jacques Derrida) », le texte d’intention rédigé par Jean Christophe Bailly mettra l’accent sur la nécessaire continuité d’une réflexion à mener autour d’une critique des traductions.
« Au début était le traducteur… »
Il existe un autre texte d’Antoine Berman qui date de la même période et qui est encore inédit . Si l’on voulait emprunter comme titre celui du premier paragraphe, il pourrait s’appeler « Au début était le traducteur ». Il s’agit en fait d’un long texte d’auto présentation d’une trentaine de pages dactylographiées. Il y expose la manière dont s’est constitué, dès son plus jeune âge, son lien à la traduction et présente la « synthèse » de ses travaux.
Ce beau texte encore inédit, et qui a conduit au livre sur John Donne (il le précise dès la première page du John Donne) a failli être publié à plusieurs reprises, aux éditions du Cerf entre autres. En ce qui concerne la préparation du manuscrit, il est prêt à être édité. Il est à l’état d’épreuves et l’appareil de notes est maintenant complété. Ce texte me semble important à plusieurs titres.
Je voudrais vous lire un passage de cet inédit.
« (…) Il me faut remonter à cette époque où s’est cristallisée en moi la décision de devenir traducteur. Non par goût de la confession, mais parce que la manière dont je suis devenu traducteur et l’époque à laquelle j’ai commencé à le devenir déterminent, aujourd’hui encore, ma perception de l’acte de traduire (…) A cette époque j’admirais beaucoup Philippe Jaccottet, j’aimais d’un égal amour son œuvre de poète et son œuvre de traducteur. Ce fut la figure de Jaccottet qui me poussa à devenir traducteur : figure à la fois effacée et rayonnante, produisant au fond de sa Drôme une œuvre de traducteur qui me semblait exclusivement régie par des ferveurs et des élections personnelles : Homère, Gongora , Rilke, Hölderlin, Musil .. Devenir traducteur, c’était devenir « comme Jaccottet » : le médiateur inspiré, modeste et diaphane d’œuvres majeures qu’on ne cessait d’interroger. (…) Telle fut la figure qui, à dix-neuf ans, me stimula. Mais il y en eut très vite d’autres. C’était l’époque où Pierre Klossowski retraduisait l’Enéide. Avec tout le bruit que l’on sait ; où Jean Beaufret traduisait le Poème de Parménide ; où Yves Bonnefoy retraduisait Hamlet en l’accompagnant d’un texte inspiré, « Une idée de la traduction » ; où Pierre Leyris traduisait (entre autres) Hopkins et Melville ; où Michel Deguy proposait dans sa Revue de poésie des versions de Dante, de Gongora, de Pindare ; où Henri Meschonnic publiait son Chant des Chants ; où,enfin, on pouvait lire pour la première fois l’énigmatique texte de Walter Benjamin, « La tâche du traducteur », dans la version de Maurice de Gandillac.
Tous les traducteurs mentionnés, au demeurant fort différents les uns des autres, semblaient animés du désir, comme le dit Jaccottet « de traduire dans la mesure du possible , et sans tomber dans l’absurde, selon la lettre même du texte ». Mes premières traductions de fragments de Novalis et des Ombres sur la mer de Yeats voulaient s’accomplir dans l’esprit de cette injonction. J’étais désireux de me joindre à ce qui m’apparaissait presque, dans le Paris du milieu des années soixante, comme un véritable mouvement de traduction. »
Ce passage que je viens de vous lire éclaire d’une belle lumière notre réunion d’aujourd’hui.
L’écriture des séminaires : une grande disparité d’états
Antoine Berman a été directeur de programme au Collège international de philosophie dès la fondation de Collège. En tant que directeur de programme il a donné au Collège, de 1984 à 1989 des séminaires sur la traduction. En voici les intitulés — les titres des séminaires édités seront différents :
1984 Traduction et littéralité.
Langue maternelle, langues étrangères et traduction.
1985 Philosophie et traduction : un commentaire de La tâche du
traducteur de Walter Benjamin
1986 La Défaillance de la traduction.
1987 L’histoire de la traduction en France : de Nicole Oresme à
Jacques Amyot
1988 Le champ de la traduction : traduction spécialisée et
traduction littéraire : la traduction des contes pour enfants
1989 Commentaire de traductions de poèmes de Hölderlin et de
John Donne
Le premier séminaire édité fut le premier séminaire donné au Collège, celui de 1984 intitulé Traduction et littéralité. Il a été publié du vivant d’Antoine, dès 1985 , dans Les Tours de Babel, ouvrage collectif paru dans la collection TER dirigée par Gérard Granel. Il a été réédité au Seuil, revu et corrigé, en 1999, dans la collection « L’ordre philosophique » dirigée par Alain Badiou et Barbara Cassin. Le titre qu’Antoine Berman lui même avait donné au livre, dès la première édition, était La Traduction et la Lettre ou l’Auberge du lointain. C’est, parmi les livres édités d’Antoine, celui qui a été le plus traduit à l’étranger.
Le rapport d’Antoine aux sujets qu’il traite, son rapport à l’écriture, ses moments de joie dans l’écriture, sa manière d’habiter la poésie, son propre rapport à la lettre d’un texte exigent, lorsqu’on se penche sur ses manuscrits, que l’on habite dans son espace et que l’on suive la même inclinaison réflexive.
Le deuxième séminaire de 1984, Langue maternelle, langues étrangères et traduction, n’est pas encore édité. Jean-Michel Rey a pris l’initiative de le faire décrypter. Et nous l’avons donc sous cette forme. C’est une étape importante et le décryptage est fait avec beaucoup de soin en s’efforçant de suivre aussi précisément que possible les méandres des cahiers. Se pose maintenant le problème de la suite. C’était le premier séminaire d’Antoine au Collège, et ce qu’il a écrit dans les cahiers est touffu, se bouscule, se superpose. De nombreux sujets y sont abordés, qu’il a repris et traité ailleurs, dans d’autres contextes, comme si, par la suite, il avait eu besoin de ces reprises pour s’engager sur de nouveaux chemins de pensée. En me souvenant du travail qu’a nécessité la mise au point du séminaire sur Benjamin, je sais l’étendue de ce qui sera à faire… Quelle sera la suite ? Nous en sommes là.
En ce qui concerne le séminaire de 1985, Philosophie et traduction, un commentaire de La tâche du traducteur de Walter Benjamin, je savais qu’Antoine voulait en faire un livre. Il avait écrit et recopié clairement sur deux cahiers quelques pages d’introduction . Mais il hésitait. Lorsque je réfléchis à cela aujourd’hui je me dis que si Antoine a laissé « en réserve » ce séminaire c’est parce qu’il devait être pour lui d’une nature particulière. N’avait il pas encore en tête sa future forme de livre ? S’agissait il de sa propre relation singulière, intellectuelle, humaine à Benjamin ? Était-il occupé par tout ce qu’il avait à dire dans cet ouvrage ? Quoi qu’il en soit il a laissé le texte du séminaire en l’état.
« En l’état », c’est-à-dire ? Des cahiers manuscrits, pour certains difficilement lisibles, une apparente numérotation, incomplète ou parfois incohérente, des ajouts dans les marges, à l’endroit, à l’envers des cahiers, des références à des textes en allemand… je ne connaissais pas l’allemand et je n’avais lu que quelques livres de Benjamin, j’ai pensé que ce manuscrit, malgré son désordre, devait être pris en charge par quelqu’un qui n’ait pas de telles carences. J’ai donc proposé ce travail à un excellent traducteur de Benjamin qui au bout d’un an a dû l’arrêter pour des raisons personnelles. Je l’ai donc repris. Je savais qu’il s’agissait de faire émerger le corps du texte et que le texte n’était pas un corps démembré. Le vrai travail consistait encore à lire et à relire. Il ne s’agissait pas d’arriver à une compréhension progressive du texte. Rien qui soit de l’ordre de la compréhension — enfin, d’une « certaine » compréhension. Relire c’était ne pas détourner le regard. A chaque relecture un visage différent du texte apparaissait. La lecture antérieure s’effaçait. Poursuivre, avec une attention tranquille. Ne rien garder en mémoire, ne rien en penser. C’est ainsi que l’ordonnance et l’intelligence du texte apparaîtraient ou, faut-il dire, Antoine dirait-il : le cœur pensant du texte ? Les différentes versions étaient décryptées patiemment par notre amie Claire Miquel. C’était long, morcelé. Je commençais à m’y perdre, à mélanger les versions. Tout cela a pris beaucoup de temps. En incluant des interruptions pour préparer la réédition de La traduction et la Lettre ou l’Auberge du lointain au Seuil et pour organiser les séminaires de l’Association. Michel Deguy attendait le manuscrit achevé pour le publier dans sa collection « L’extrême contemporain », chez Belin.
A mi chemin, une jeune doctorante italienne qui préparait une thèse sur les travaux d’Antoine m’a rejointe. Elle s’appelle Valentina Sommella, elle est bien plus jeune que moi. Nous nous sommes mises à travailler ensemble. Ses connaissances et son propre rapport à la lecture ont permis que nous continuions notre tâche, à deux et dans l’amitié, jusqu’à la parution du livre.
Le livre sur Benjamin a enfin été publié , sous le titre L’âge de la traduction, dans la collection fondée par Jean Michel Rey aux Presses Universitaires de Vincennes.
Le séminaire de 1987 : histoire de la traduction en France : de Nicole Oresme à Jacques Amyot est paru chez Belin sous le titre Jacques Amyot, traducteur français dans la collection « L’extrême contemporain » dirigée par Michel Deguy. Antoine Berman parle de ce projet de livre au début du John Donne. Il nous dit avoir suspendu sa préparation pour entrer tout entier dans l’écriture de son dernier ouvrage. Ici les pages dactylographiées étaient plus nombreuses et débordaient les notes de séminaire. Le livre prévu était à l’origine destiné à une édition québécoise car il se rendait souvent au Quebec en tant que directeur du Centre Amyot. Mais il pensait peut être aussi que ce livre pouvait être un premier essai pour une histoire de la traduction en France, dont il avait dessiné les grandes lignes avec Charles Alunni, et qu’il avait présenté à Michel Deguy et à la commission du Collège.
Restent d’autres séminaires inédits : ceux de 86, de 88, de 89… Il me semble qu’ils ont un autre statut et qu’ils n’avaient pas pour objectif d’être publiés. Antoine y a puisé ce dont il avait besoin au fil des jours. Son travail comme directeur du Centre Amyot devenait chaque fois plus envahissant.Les subventions officielles qu’il recevait exigeaient de nouvelles tâches à accomplir mais ne permettaient pas d’engager des collaborateurs. Lorsque des visiteurs étrangers venaient, connaissant la solide réputation du Centre Amyot dans leur pays, ils ne comprenaient pas qu’un tel projet si nécessaire ne repose que sur la volonté et l’acharnement d’un seul homme.
Les articles, les communications et les traductions
Le projet d’un recueil d’articles d’Antoine Berman est en cours aux éditions des Belles Lettres. Je pense que devraient être ajoutés aux articles un assez grand nombre de communications qu’il a faites en France et à l’étranger, et peut être d’autres textes encore. Il faut y réfléchir en envisageant cette édition dans l’horizon d’un ensemble de publications futures.
En ce qui concerne ses traductions importantes, le texte de Schleimacher : « Des différentes méthodes du traduire », publié en 1985 dans Les Tours de Babel, a été réédité de manière séparée au Seuil, en 99, dans la collection « L’ordre philosophique », sous la responsabilité de Barbara Cassin et de Christian Berner.
Parmi ses traductions de littérature latino américaine, Moi le Supreme de Roa Bastos a été repris au Seuil en poche, relu. Quant aux Sept Fous de Roberto Arlt, que nous avions traduit ensemble en 81, il a été réédité plusieurs fois et viens de paraître il y a deux ans chez Belfond. Cette traduction fut pour l’un et l’autre fondatrice. Trente ans après la première publication des Sept Fous, la compagnie En Cavale, dirigée par un jeune metteur en scène,Théo Pittaluga, se saisit de ce texte et le porte au théâtre. Je n’ai vu aucune mise en scène des Sept fous (toujours des mises en scènes argentines) qui ait traité cette œuvre avec autant de vérité, lui restituant toute sa démesure, sa force, et son humanité charnelle…. Une série de représentations vient de s’achever, avec succès. Mais les programmateurs ne sont pas toujours là où il faudrait qu’ils soient. J’attends la suite avec une grande impatience.
Les livres ont leur vie autonome. Depuis la mort d’Antoine Berman, ses livres ont été beaucoup traduits à l’étranger. Une très jeune génération les lit et recherche ses premiers textes: des thèses sur son œuvre sont soutenues en Italie, en Iran, au Japon. Au Brésil, plusieurs de ses premiers écrits vont être publiés : les Lettres à Fouad El Etr sur le Romantisme Allemand et « La tâche de la poésie est simplement »… premier texte littéraire d’Antoine publié dans le premier numéro de la revue La Délirante. Des jeunes gens font preuve face à ses livres du même enthousiasme qu’avaient Antoine et son ami le poète Fouad El Etr lorsqu’ils fondaient la revue de poésie La Délirante. Et la même rigueur.
Nous continuons. Mais ce qui se passe « ailleurs », ici ou là, va interférer forcément sur nos projets.
La fiction, la poésie, le théâtre…
Je voudrais vous parler également de textes d’Antoine qui ne concernent pas la traduction et se situent plus du côté de l’écriture personnelle que de l’essai. Les dater précisément donnerait sans doute une vision claire des différentes étapes de son cheminement d’écrivain. Ce sont ces textes auxquels je pense le plus aujourd’hui. Je tâcherai d’en citer quelques uns.
Antoine a écrit un roman, un gros roman, qu’il a donné à lire à Pierre Leyris. De ce roman il n’a gardé qu’un chapitre : « Le rêve du bal théâtre ». Désireux de le publier il l’a envoyé à Lambrichs, à la NRF, qui lui a répondu sur-le-champ qu’il était impressionné et qu’il le publierait. Mais il a changé d’avis.
Nous avons vécu en Argentine de 71 à 75 sans inscription dans les milieux institutionnels français. Antoine y a appris une troisième langue : l’espagnol — l’espagnol d’Argentine. Là bas il a beaucoup écrit. Un peu de tout, disait il : des poèmes, des articles, des proses poétiques, un essai L’homme et ses objets...Un article est paru dans la revue Esprit, le reste est inédit. Doit-on publier certains de ses poèmes ? Ils sont juvéniles, d’une simplicité extrême, lisses.
Avant notre départ en Argentine Antoine a partagé pendant plusieurs années le travail de la compagnie de théâtre que j’avais créée, le Théâtre d’Aran. Il s’y est engagé pleinement traduisant, écrivant des textes que lui inspiraient les improvisations . L’écriture était importante pour nous, elle suivait, épousait, précédait notre travail. Nous parlions de poésie, d’un théâtre poétique, de William Butler Yeats. Les textes qu’il a écrit sont très beaux. Ils s’appellent : Les Mains ; Il faut retrouver avec le théâtre ; Apprendre à un homme à dormir ; Les Celtes et la rue, etc.
Il ne s’agit pas de viser à une édition complète des écrits d’Antoine Berman, mais pour nous qui connaissons maintenant l’ensemble de son œuvre, ces textes sont annonciateurs. Ils nous parlent des influences, du regard, du don de celui qui, dans la poésie et l’ouverture au monde, deviendra traducteur et pensera la traduction dans toute sa lumineuse profondeur et son obscurité.
Isabelle Berman
18 février 2017