Cette rubrique — work in progress — accueille des poèmes de tous les pays,
en langue française ou dans des traductions encore inédites.
Deux poèmes | Auteur | Krisztina Tóth | |
Traduction | Guillaume Métayer |
Deux poèmes
Delta
Passé quarante ans ton corps
commence à parler de lui-même
et tous les motifs cachés, que les années
ont tatoué sur ta mémoire,
imprègnent la peau. Comme lorsque la lumière
jette sur le plancher le dessin du rideau.
Tu perçois lentement le parcours des veines,
comment sur ton corps se déploie une seconde
surface à venir. Tu t’allonges yeux ouverts
et une broutille te vient à l’esprit. Tu étais
avec l’enfant devant une vitrine de musée
et vous regardiez dans le sable tassé
goutter l’eau lente d’un conduit.
Tu vois – dis-tu– elle s’ouvre en mille brindilles.
Et lui te demanda : oui, mais où est la mer ?
Fleuve de voix
I.
Un cœur bat sous le cœur, la voix sous le mot jase,
le typhon sous les ponts, la phrase sous la phrase :
qu’emporte le fleuve profond aux eaux enflées,
son lit plissé, errant, que peut-il bien rouler ?
Il répète sans fin corps flottants dans sa crue,
villes où, la nuit, des court-circuit s’imprimèrent ;
fronts algueux des maisons, morse des réverbères,
montent dans sa mémoire obscure et biscornue.
il murmure des noms, ses routes éloignées
vers des jardins pentus, des palais d’eau baignés,
liste les bourgs noyés partout sur son chemin,
bâches moites, moisies : ses rêves en sont pleins,
cite peaux de melon, silence aux murs que poissent
les eaux, pièce où le temps dessine ses atlas,
il se répète, il roule de houleuses phrases,
vaste baie où les remorqueurs même se croisent,
roule ses tableaux, mire des lunes qui tremblent,
transcrit sans fin le temps en ses métamorphoses,
– voie des signes, le ciel –, vrille les morts ensemble,
tout est citation et lit de quelque chose,
dans le courant des mots, il est, il faut qu’il soit
un espace où chacun rejoint la grande phrase,
Un cœur bat sous le cœur, la prescience jase,
typhon tonnant, débâcle du fleuve des voix.
II.
Qui parle sans cesse et ressasse, tel la vague,
cette débâcle de somnambules qui vaguent,
Ses yeux, ses yeux, si je pouvais les évoquer,
mais il dormait, de dos, aussi blanc qu’un glacier,
qu’y avait-il, maman, quand tu ne m’aimais pas,
qu’emporte le fleuve profond, mère avec M,
qu’advint-t-il la nuit où sur l’eau tu me posas,
l’histoire pleure et ainsi s’érode elle-même,
soudain j’étais perdue dans des rues identiques,
nulle part la maison jaune ni la boutique,
ni mon vélo, oh que cela échappe à père,
d’un coup ce fut la nuit, et puis ce fut la guerre,
mains d’enfants potelées, ongles d’hommes taillés,
plats de plastique, mains de femmes qui les nettoient,
clôture infinie, fruits qui sur le béton choient,
l’orage arrive, viens, toi que j’ai tant cherché,
près du box à bateaux un vélo bleu qui gît,
qu’as-tu vu là ? Tas d’argent, couvercle rouillé,
voie des signes, la terre aux traits défaits, vieillit,
par siècles abolit ses routes asséchées,
dans le courant des mots, il est, il faut qu’il soit
un lieu secret, où, sur la rive rejeté,
il attend, il se tient, en tertres amassé,
un lieu qui porte un nom qui ne s’exprime pas –.
III.
Jasent les mots humains, au soleil l’enfant pleure,
trembles sur la digue, aube où les parents susurrent,
pierres qui bégaient, sous-bois trempé de couleur,
souvenirs tels des ventres de poissons fulgurent,
chats aux dos mutants qui brisent sur le rivage,
habits sans forme, paniers de paille cassés,
sac plastique battant au bout d’un vert branchage,
fil fané de varech sur un meuble laqué,
troncs vérolés que l’eau accélérant engage
pour des sorts hasardeux dans la boue grenelée,
n’en reste, tel après les pleurs ce goût salé,
que débris disloqués, traits de quelque visage,
derrière les yeux clos les nuées se bousculent,
bancs transparents filent vers le cœur embouchure,
tous, tels ces migrateurs élancés dans l’azur,
les mouettes qui dans le vent tournent et hurlent,
loques d’oreillers, tas de plumes déchirées,
cadavres de souris près des pages trempées,
l’Inexprimable ondule et roule avec fracas,
les yeux ouverts, les jours sous la langue s’écrasent,
la voix sous la voix bat, le mot sous le mot jase,
chute d’eau sans nom, avec arbres dans sa voix,
au fond, rue inondable et aveugle couloir,
sur la cascade des silences chambres noires.
Krisztina Tóth
Traduction de Guillaume Métayer
Krisztina Tóth, née à Budapest en 1967, est poète, romancière, novelliste et traductrice du français. On peut lire d’elle en français Le Rêve du Minotaure (trad. L. Ray, Caractères, 2001), des poèmes dans Trois poètes hongrois (trad. L. Noullez et G. Métayer, Le Murmure, 2010) et Code-Barres, roman (trad. G. Métayer, Gallimard, 2014).