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N°9 - 1979 Paul CelanAtemkristall (Cristal d’un souffle) - Première partie

Traduction : Michel DeguyJean Launay

Atemkristall (Cristal d’un souffle) – Première partie

Une lecture par Michel Deguy et Jean Launay

 

 

DU DARFST mich getrost

Tu peux assurément
mit Schnee bewirten :

de neige à l’auberge me traiter
sooft ich Schulter an Schulter

aussi souvent qu’épaule contre épaule
mit dem Maulbeerbaum schritt durch den Sommer

avec l’arbre mûrier je marchai à travers l’été
schrie sein jüngstes

cria sa plus jeune
Blatt.

feuille

 

Tu peux me servir de la neige : quand, épaulés l’un à l’autre, moi et l’arbre mûrier, je marchais dans l’été, il y avait chaque fois le cri de sa plus jeune feuille.

 


der Weg durch den menschen-
gestaltigen Schnee,
den Büsserschnee, zu
den gastlichen
Gletscherstuben und -tischen.

(II, 31)

 

… le chemin à travers neige à forme d’hommes, neige de pénitent, vers l’accueil des toits et des tables du glacier.

 


 

… für einen späten Vogel :
er trägt die Flocke Schnee auf lebensroter Feder ;
das Körnchen Eis im Schnabel, kommt er durch den Sommer.

(I, 55)

 

… pour un oiseau tardif : il porte le flocon de neige sur plume rouge-vie ; le grain de glace au bec, il traverse l’été.

 


 

… und ich schweb dir voraus als ein Blatt,
das weiss, wo die Tore sich auftun.

(I, 91)

 

… je te précède en volant comme une feuille qui sait où s’ouvrent les portes.

 


 

VON UNGETRÄUMTEN geätzt,
De non-rêvé rongé
wirft das schlaflos durchwanderte Brotland
éjecte le sans sommeil traversé pays de pain
den Lebensberg auf.
le mont de vie qui s’accumule

 

Aus seiner Krume
De sa mie
knetest du neu unsre Namen,
tu pétris à neuf nos noms
die ich, ein deinem
que moi, un au tien
gleichendes
semblable
Aug an jedem der Finger,
œil à chacun des doigts,
abtaste nach
je tâte en cherchant
einer Stelle, durch die ich
un endroit par où je
mich zu dir heranwachen kann,
puisse jusqu’à toi me hausser éveillé,
die helle
la claire
Hungerkerze im Mund.
bougie du jeûne dans la bouche.

 

Rongée par l’insongé, tra-

versée de marches sans sommeil, la terre de pain s’évide d’une montagne de vie.

Avec sa mie tu nous pétris

de nouveaux noms et moi, un œil au tien semblable à chaque doigt, je les tâte, cherchant un endroit par où je m’éveille jusqu’à toi, la claire bougie du jeûne dans la bouche.

 


 

HELLIGKEITSHUNGER — mit him
ging ich die Brot-
stufe hinauf,
unter die Blinden-
glocke :

(II,40)

 

Faim de clarté — avec elle je gravis la marche du pain, sous la cloche des aveugles : …

 


 

IN DIE RILLEN
Dans les rainures
der Himmelsmünze im Türspalt
de la pièce de monnaie de ciel dans l’entrebâillement de la porte
presst du das Wort,
tu presses le mot
dem ich entrollte,
d’où je roulai,
als ich mit bebenden Fäusten
lorsque moi avec des poings tremblants
das Dach über uns
le toit au-dessus de nous
abtrug, Schiefer um Schiefer,
je démontais, ardoise après ardoise,
Silbe um Silbe, dem Kupfer-
syllabe après syllabe, pour la cuivrée
schimmer der Bettel-
lueur de la sébile
schale dort oben
              là-haut
zulieb.
pour l’amour (de cela).

 


(Variante)

IN DIE RILLEN
Dans les stries
der Himmelsmünze im Türspalt
de l’acide du ciel dans l’entrebâillement de la porte

 

Dans les rainures de la monnaie du ciel où baille la porte tu presses le mot d’où je roulai, quand de mes poings tremblants je démontais le toit au-dessus de nous, ardoise après ardoise, syllabe après syllabe, pour l’amour de cette lueur de cuivre de la sébile, là-haut.

 


MIT ÄXTEN SPIELEND

Sieben Stunden der Nacht, sieben Jahre des Wachens :
mit Äxten spielend,
liegst du im Schatten aufgerichteter Leichen
— o Bäume, die du nicht fällst ! —,
zu Häupten den Prunk des Verschwiegnen,
den Bettel der Worte zu Füssen,
liegst du und spielst mit den Äxten –
und endlich blinkst du wie sie.

( I, 89 )

 

JOUEUR DE HACHES
Sept heures de nuit, sept ans de veille : joueur de haches, couché à l’ombre de morts levés — o les arbres que tu n’abats pas ! — à ton chevet le faste du silence, la sébile des mots à tes pieds, tu es couché et tu joues de tes haches — et enfin tu luis comme elles d’éclairs.

 


IN DEN FLÜSSEN nördlich der Zukunft
Dans les cours d’eau au nord de l’avenir
werf ich das Netz aus, das du
je jette le filet que toi
zögernd beschwerst
hésitant tu alourdis
des, de pierres écrites,
mit von Steinen geschriebenen
Schatten.
ombres.

Dans les fleuves au nord de l’avenir je jette le filet que tu charges pierre à pierre des ombres qu’elles écrivent.

 


An beiden Polen
der Kluftrose, lesbar :
dein geächtetes Wort.
Nordwahr. Südhell.

( II, 28 )

 

Au deux pôles de la rose-faille, lisible : ta parole reléguée. Vraie par nord. Claire par sud.

 


VOR DEIN SPÄTES GESICHT,
Devant ton tardif visage
alleingängerisch
solitairement
zwischen
allant entre
auch mich verwandelnden Nächten,
des nuits me changeant aussi
kam etwas zu stehn,
quelque chose vint à s’arrêter
das schon einmal bei uns war, unberührt
qui déjà une fois fut chez nous, non
von Gedanken.
touché de pensées.

 

Face à ton visage tardif,          

de seul à marcher entre des nuits qui
m’ont changé aussi, quelque chose s’ar-

rêta, de déjà venu chez nous, intact, impensé.

 


DER GAST

 

Lange vor Abend
kehrt bei dir ein, der den Gruss getauscht mit dem Dunkel.
Lange vor Tag
wacht er auf
und facht, eh er geht, einen Schlaf an,
einen Schlaf, durchklungen von Schritten :
du hörst ihn die Fernen durchmessen
und wirfst deine Seele dorthin.

(I, 102)

 

LE VISITEUR

Bien avant le soir revient chez toi celui qui a échangé le salut avec l’obscur. Bien avant le jour il s’éveille et rallume, avant de s’en aller, rallume un sommeil traversé du bruit de pas : tu l’entends arpenter les loins et tu jettes ton âme à sa suite.

 


DIE SCHWERMUTSSCHNELLEN HINDURCH,
Les rapides de mélancolie franchis
am blanken
au long de l’éclatant
Wundenspiegel vorbei :
miroir aux blessures, plus loin
da werden die vierzig
voici les quarante
entrindeten Lebensbäume geflösst.
écorcés arbres de vie flottés.

 

Einzige Gegen-
Unique contre-
Schwimmerin, du
nageuse, tu
zählst sie, berührst sie
les comptes, les touches
alle.
tous.

 

Franchis les remous noirs

du cœur, le long de l’éclatant miroir
aux blessures et plus loin : voici le flottage des quarante arbres d’une vie, écorcés.

Nageuse unique à contre-

courant, tu les comptes, les touches tous.

 


Im Gewölbe der Schwerter besieht sich der Schatten

laubgrünes Herz.
Blank sind die Klingen : wer säumte im Tod nicht vor

Spiegeln ?
Auch wird hier in Krügen kredenzt die lebendige Schwermut :

( I , 21 )

Sous la voûte des épées l’ombre examine un cœur vert-feuille. Eclatantes sont les lames : qui dans la mort ne s’attarderait devant des miroirs ? Aussi est versée ici dans des chopes la vive mélancolie : …

 


DIE ZAHLEN, im Bund
Les nombres, alliés
mit der Bilder Verhängnis
avec la fatalité des images
und Gegen-
et contre
verhängnis.
fatalité.

Der drübergestülpte
Le crâne coiffant cela,
Schädel, an dessen
                  à la tempe sans sommeil duquel
schlafloser Schläfe ein irr-
                                       un fol-
lichternder Hammer
luisant marteau
all das im Welttakt
tout cela en suivant la mesure du monde
besingt.
chante.

 

Les nombres, associés au sort des images et à leur contre-sort.

Là-dessus la coiffe du crâne ; à sa tempe sans sommeil une folie de feux, marteau qui chante tout cela à la cadence du monde.

 


die winzigen Garben Hoffnung,
darin es von Erzengelfittichen rauscht, von Verhängnis,

( I, 291 )

… l’espoir en gerbes minuscules, où cela bruit d’ailes d’archanges, de sort, …

 


VON DER ORCHIS HER-
geh, zähl
die Schatten der Schritte zusammen bis zu ihr
hinterm Fünfgebirg Kindheit-,
von ihr her, der
ich das Halbwort abgewinn für die Zwölfnacht,
kommt meine Hand dich zu greifen
für immer.

 

Ein kleines Verhängnis, so gross
wie der Herzpunkt, den ich
hinter dein meinen Namen
stammelndes Aug setz,
ist mir behilflich.

( II, 64 )

A  partir de l’orchis — va, fais la somme des ombres de pas jusqu’à elle derrière les Cinq-Monts de l’Enfance —, à partir d’elle, dont j’obtiens le demi-mot pour la Nuit-des-Douze, ma main vient te saisir pour toujours.

Un sort pas plus grand que le point cœur que je mets derrière ton œil qui balbutie mon nom m’apporte son aide.

 


WEGE IM SCHATTEN-GEBRÄCH
Chemins dans le brisement d’ombres
deiner Hand.
de ta main.

 

Aus der Vier-Finger-Furche
De la ligne-des-quatre-doigts
wühl ich mir den
je défouis pour moi la
versteinerten Segen.
pétrifiée bénédiction.

 

Routes dans l’étoilement

d’ombres de ta main.

A la ligne des Quatres-Doigts

je viens déterrer la bénédiction faite pierre.

 


ASCHENGLORIE hinter
deinen erschüttert-verknoteten
Händen am Dreiweg.
Politisches Einstmals : hier,
ein Tropfen,
auf
dem ertrunkenen Ruderblatt,
tief
im versteinerten Schwur,
rauscht es auf.

( II, 72)

Gloire de cendres derrière tes mains nouées d’horreur aux Trois-Chemins.

Jadis pontique : ici, une goutte, sur la feuille rameuse noyée, au profond de la pierre du serment, une rumeur…

 


WEISSGRAU aus-
Gris blanc
geschachteten steilen
de foré abrupt
Gefühls.
sentiment.

 

Landeinwärts, hierher-
En allant vers les terres,
verwehter Strandhafer bläst
de l’herbe des dunes emportée par le vent souffle
Sandmuster über
des dessins de sable par-dessus
den Rauch von Brunnengesängen.
la fumée de chants de fontaine.

 

Ein Ohr, abgetrennt, lauscht.
Une oreille, séparée, écoute.

 

Ein Aug, in Streifen geschnitten,
Un œil, en bandes découpé,
wird all dem gerecht.
s’ajuste à tout cela.

 

Sentiment abrupt foré blanc gris.

Vers l’intérieur l’herbe des dunes soufflée

jusqu’ici dessine des formes de sables au-dessus
des fumées des chants de fontaines.

Une oreille, séparée, aux aguets.

Un œil, coupé en lames, tient compte de tout cela.

 


KEINE SANDKUNST MEHR, kein Sandbuch, keine Meister.

 

Nichts erwürfelt. Wieviel
Stumme ?
Siebenzehn.

 

Deine Frage — deine Antwort.
Dein Gesang, was weiss er ?

 

Tiefimschnee,
Iefimnee,
I – i – e

( II, 39 )

 

Plus d’art de sable désormais, plus de livre de sable, plus de maîtres.

Plus de gain aux dés. Combien de muets ? Dix-sept.

Ta question — ta réponse. Ton chant, que sait-il ?

Tiefimschnee *, Iefimnee, I-i-e.

 

* profond dans la neige

 


MIT ERDWÄRTS GESUNGENEN MASTEN
Avec des mâts chantés en direction de la terre
fahren die Himmelwracks.
passent les épaves du ciel.

 


In dieses Holzlied
Dans ce chant de bois
beisst du dich fest mit den Zähnen.
tu t’accroches ferme par les dents.

 


Du bist der liedfeste
Tu es l’oriflamme qui tient bon au chant.
Wimpel.

 

Mâtées de chants montant vers la terre, passent les épaves du ciel.

Dans ce bois qui chante tu t’accroches par les dents.

Tu es la flamme à l’épreuve du chant.

 


Dies ist das Auge der Zeit :
es blickt scheel
unter siebenfarbener Braue.
Sein Lid wird von Feuern gewaschen,
seine Träne ist Dampf.
Der blinde Stern fliegt es an
und zerschmilzt an der heisseren Wimper :
es wird warm in der Welt,
und die Toten
knospen und blühen.

( I, 127 )

 

Voici l’œil du temps : regard oblique sous le sourcil aux sept couleurs. Des feux lavent sa paupière, vapeur, sa larme.

L’étoile aveugle vole auprès et fond au cil plus brûlant : le monde a chaud, et les morts bourgeonnent et fleurissent.

 


SCHLÄFENZANGE,
Tenaille aux tempes
von deinem Jochbein beäugt.
vue par l’œil de ta pommette.
Ihr Silberglanz da,
Son éclat d’argent là
wo sie sich festbiss :
où elle s’est crochée :
du und der Rest deines Schlafs —
toi et le reste de ton sommeil —
bald
bientôt
habt ihr Geburtstag.
c’est votre anniversaire.

 


GRABSCHRIFT FÜR FRANÇOIS

 

Die beiden Türen der Welt
stehen offen :
geöffnet von dir
in der Zwienacht.
Wir hören sie schlagen und schlagen
und tragen das ungewisse,
und tragen das Grün in dein Immer.

 

Oktober 1953 (I, 105)

 

EPITAPHE POUR FRANÇOIS

 

Les deux portes du monde sont ouvertes : tu les as ouvertes dans la nuit double. Nous les entendons battre et battre et nous portons l’incertain, nous portons le vert de nos pervenches dans ton Toujours.