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Index des auteurs et traducteurs publiés dans la revue

N°1 - 1977 Michel DeguyJacques RoubaudJude StéfanJacques RédaLionel RayPierre Oster-SoussouevHenri MeschonnicJacques GarelliJean-Pierre FayeAlain DuaultLorand GasparPaul Louis RossiCorrespondances

Correspondances

Table d’hôtes; x, y, z… On constate le peu d’échange complexe, a fortiori épistolaire, au sujet de ce qui « nous » fait une belle jambe : la poésie. D’où l’idée de nous passer une commande à nous-mêmes — ce « nous » labile qui se constellera de la circonstance : on va s’en écrire. Dans un premier tour, de l’un vers tous c’est-à-dire n’importe lequel de ceux dont la question « qu’est-ce que la poésie en ce moment pour moi » intéresse l’activité; dans un deuxième tour, de tel à tel, ou tels de ceux-ci, plus nommément, quand l’un aura choisi son autre, destinataire. Deux temps, n mouvements; à plus ou moins larges boucles : aucun souci de commune mesure ne gère ces « correspondances » dont un lecteur peut trouver ici la première collecte, qui renverse pour une fois l’ordre « alphabétique ».

M. D.

 

JUDE STEFAN

Lettre-faire-part : On apprend la « mort », par suicide, vieillesse ou cancer, à l’âge de 30 ou 50 ou 70 ans du « poète » X ou Y ou Z, qui avait publié (ou plutôt son éditeur) trois ou cinq ou cinquante recueils remarqués des deux cents amateurs parisiens ou étrangers, outre quelques provinciaux, entre autres « Ifs » ou « Serviles » ou « Urnes » (N.D.L.R.).
Entre-temps, comment avoir vécu, sans ou avec la poésie? Vivre est un fait de prose et qui se suffit à soi-même : manger, dormir, marcher, parler. On écrit à défaut, ou en outre, ou à côté de la poésie qu’on épouse parfois dans l’enfance, l’effusion corporelle, des vues de voyages, la joie de disparaître. Des « amis » me diront suicidaire — comme s’ils n’étaient pas déjà morts comme moi, à boire, copuler ou lire (qui mange leur temps
en juste retour), comme s’ils allaient être un jour du Proust! Il y a un désastre de la poésie dans les années 60-80, dont quelques rocs, quelques noms commençant par R ou D témoigneront aux mains des béats successeurs, tous les bricoleurs actuels (électriciens, concasseurs, étoileurs), eux, oubliés de leur vivant même, pâlis, effacés, vieillis. Je ne suis pas de ceux qui continuent ; je suis content d’être nul. Mes vers ne dureront pas moins que ceux de qui n’en aura pas écrit : honteuse justification! Une tombe gravée me semble la seule poésie vraie : on s’incline, on lit avec respect les dates et les noms — or plus heureuses celles qui m’auront appelé dans les étreintes! On écrit- vit-aime; je ne dissocie pas ma mort de mes cris vifs; il n’y a aucune poésie dans la naissance, cette expulsion au champ du pire, même sacralisable — c’est tout ce qu’on invente après, malade du désir; j’écris des faux vers à défaut de faire l’amour pendant des semaines, rien ne valant la chair de femme. Mais il faut être debout, se chausser, se savoir en tel siècle… La poésie (re)commencera grâce à de gueux artisans sensibles qui n’auront plus le courage de se taire. Un « jeune » poète aura toujours quarante ans. Je suis désobligeant, décourageant, délétère, non du côté des orphéons et des gaîtés. Je n’aime pas écrire. « Chers amis » : mais justement on est bien loin d’eux. Je ne voudrais pas terminer par une autre pirouette que merde à moi, je ne sais quoi penser, j’ai honte d’avoir vécu, je n’aurais voulu écrire qu’effaré.

 

JACQUES ROUBAUD

(à tous destinataires, y compris moi-même)

Une des questions que je me pose, et je ne pense pas être (à tous destinataires, y compris moi-même) le seul est celle de « la tourne », i-e pourquoi et comment, si oui, aller à la ligne; au nom de quelle nécessité mécanique, intérieure, ou habitude, découper dans la page ces lignes inégales inégalement réparties qu’il est convenu d’appeler vers et de reconnaître (avec tous les inconvénients sociaux que cela comporte) comme poésie. L’épuisement (certain, il me semble) des modes ordinaires de fonctionnement de ce découpage a conduit à différentes réponses, les plus fréquentes étant (sans ordre hiérarchique) : — faire comme si de rien n’était. — Abandonner pour
a. se retrancher, en attendant mieux, dans la valeur refuge (et mémoire exploratoire) de la poésie depuis un siècle : le poème en prose (j’estime cette position)
b. « baptiser carpe », i-e roman (ou n’importe quoi) ce qu’on n’appelle plus poésie i-e affecter de croire que le changement de dénomination (cf il y a peu, l’étiquette-texte) permettra de se soustraire à l’accusation infamante (pour les « commerçants » comme pour la plupart des « politiques ») ou la mise à l’écart condescendante (pour les « commerçants » comme pour la plupart des « politiques ») de Poète (je n’estime pas cette position, dès qu’elle prétend décrire autre chose qu’une trajectoire individuelle).

 

Il me semble que ces trois attitudes, avec les modalités propres à chaque époque, se font toujours présentes dans les moments de grande mutation poétique, i-e ceux où la poésie doit rendre compte des bouleversements accumulés dans la langue et constate que les « états de poésie » antérieurs en sont incapables. La machine exploratoire, alors, tourne à grande vitesse. J’espère en vos réactions pour discerner quelques réponses (hypothèses de travail). J’en profiterai pour en proposer des miennes, selon mon « boum- boum » personnel.

 

PAUL LOUIS ROSSI

Il faut donc répondre à votre dernière missive. Comme je l’ai dit précédemment, j’avais envie, lorsque vous m’avez prévenu pour la première fois de ce projet de « correspondances » — c’était en décembre 1975 — de vous transmettre un certain nombre de réflexions spontanées et contradictoires. Je vais tenter de retrouver le fil de ces idées. Spontanées parce qu’elles se sont immédiatement imposées. Contradictoires, parce que mon intention était d’une part, de parler du travail poétique, d’un point de vue presque technique. Et d’autre part, de ce que je fais quand je n’écris pas, de ma vie en sorte, qui est nulle, comme chacun sait. Bien entendu, maintenant que le désir est passé, je trouve cela inintéressant, complètement nul, pour tout avouer. Mais j’ai déjà dit que je fabriquerais volontiers un livre entier pour justifier une phrase trouvée, une une sentence absurde, un écrit perdu… Donc, dans une première phase, je voulais rappeler que j’avais travaillé tout l’été 1975 pour des musiciens extravagants, sur des formes aberrantes proposées par Jacques Roubaud. Je songe en particulier à un poème en vers libre sur le mot AMOUR (d’une longueur de 280 voyelles et contenant 37 fois et 37 fois seulement chacun des sons a et ou). Ce qui donne par exemple ceci (fragmant) :

 

A pour fin l’
amitié rigoureuse du masculin
quand on l’emploie au douloureux singulier — ou féminin pluriel — Socrate

le trouve dans la monstrueuse

anomalie du gymnase joufflu
Héraclite le découvre
dans un contraste redouté

où rien ne montre le peu de précision de la langue…

 

Je me souviens aussi d’une QUATORZINE sur le mot KITSCH (traitée consonnantique- ment K + CH en vers endévocaliques avec les rimes suivantes : chante chic choc chute courte couche conte coûte toque touche tache crache quitte échec). Ce qui donne par exemple cela :

… notre   couche

un grand miroir magique    touche

les anges        déchuts

saoulés  d’opium  et  de   krache

Na  sous  la  voûte  bleuie   des   forêts…      choc

du vers dans Klebnikov nous devons de       cont

Inuer ce cryptogramme            les apparatchicks

de   la   poésie   n’y   peuvent   rien   une  courte

séquence  rythmée   Vélimir   suggère   de   quit

Ter     la     philosophie                           de     Kant
                       pour des Orients                        tâche

de capter les sons étrangers                        écoute
des   langages  nouveaux   aux  Pays  des  cheiks

Querelleurs                Ibn-Fadlan : traps no si toc

                                   (rimes de la strophe X)

 

Je dirai par la suite ce que me suggère ce genre de jeu pervers…
Mais je voulais parler ensuite d’une journée quelconque. Depuis le café du matin, jusqu’à la dernière lecture du coucher. Pour tenter de définir ce qui me poussait au travail, et comment. Et le temps exact consacré, et ce qui le motivait, les incidents, les avatars, la platitude, comment débarrasser une table pour en embarrasser une autre, et le problème de la nourriture sur les tables, le trop et pas assez de tables, et les restes, toutes choses plates en somme. Un jour que je réfléchissais à cela il est arrivé un épisode curieux. Je travaille dans une maison ancienne où le premier étage est habité par une folle qui vit dans un désordre indescriptible. Ce jour-là, une jeune femme que j’avais croisée dans l’escalier s’est mise à se plaindre et crier — du moins je suppose que c’était elle — Et la folle : je t’avais prévenue, tu peux pleurer ma fille… Et la femme criait de plus en plus fort, une bête blessée. D’habitude je n’écoute pas les bruits de l’immeuble mais cette fois, les voix couvraient la musique des cafés maures. J’ai ouvert la fenêtre pour voir et reçu presque en même temps quelque chose sur l’épaule.

C’était un pigeon qui venait du toit. Il s’est accroché au bord de la fenêtre, m’a fixé un instant de son oeil idiot d’oiseau monstrueux. Puis il est tombé comme une masse pour rouler sur la verrière en bas. Il était mort. Par qui? J’ai refermé la fenêtre. La jeune femme a dû continuer de crier ainsi près de deux heures. Je ne pense pas exagérer… Je me souviens de cet épisode parce que je l’ai noté pour la première fois en songeant à cette « correspondance sur la Poésie ». En fait je le trouve absolument inutilisable. Inutile pour tout dire. C’est le contraire de ce que je voulais montrer. Je vais tenter d’expliquer de suite pourquoi. Parce que la réalité doit se livrer parfois à la mauvaise littérature : mauvais drame qui défrise du réel — drapa — dramatisation — défense de se draper dans… ai-je noté. Comme si l’excès du vécu correspondait à un excès de symbolisme. En fait ils se ressemblent. Voilà pourquoi je suis tellement insensible à toutes sortes de « poésies » présentes ou passées… Enfin, pour terminer, je voudrais parler d’une troisième expérience de versification tentée à partir d’un modèle en vers de 1 — 3 — 5 — 7 pieds : réflexion sur L’IMPAIR, si vous voulez. Pour des raisons qu’il serait trop long d’expliquer j’adoptai pour mon propre compte le dispositif suivant :

 

1
Cesser d’
exclamer
a

 

2
valer les
stances et
les hommages

 

3
ailleurs la
fureur pass
er

 

4
ah!   sur   le
laudateur
non

 

5
sur
le  louangé
qui   s’en   moque

 

II s’agit cette fois d’un « hommage à l’immortel Gerard Manley Hopkins », et j’avais écrit dans une première prise :

Il faut cess
er de s’ex

clamer a…

Me relisant je songe que le peintre Guy Bigot, pour qui j’avais fabriqué le premier texte de ce genre, m’avait raconté qu’il composait une suite de tableaux minuscules et collages, organisés en séries de 7 X 7, intitulée ; « tombeau pour 10 mille chercheurs du pousse- pieds. » Les pousse-pieds — ou poucepieds — sont une espèce de coquillages multivalves nommés encore anatifes. Petites tiges supportant les coquilles qui ont l’aspect d’un doigt poilu effectivement terminé par un ongle. Espèce menacée d’extermination — du moins à Pile de Sein — si j’en crois mon ami :

Il faut donc

cesser de

s’exclamer…

Mitsou Ronat, à qui je raconte cette histoire, me fait remarquer qu’il y a « clam (clams) » (autre coquillage ambigu mais bivalve) dans le tercet. « Clam » que l’on trouve aussi dans cette traduction particulière d’« Arthur, a grammar », de Gertrude Stein (J. Roubaud : mezura — édition : d’atelier) :

« Dans un clam/l’ambre mince
D’un lac/ vient/à se fermer/choisit/la pratique

du pourquoi interminable… »

Je ne peux décemment laisser cela dans un texte dédié à Gerard Manley H… Nous mettrons donc :

d’ex
clamer

C’est-à-dire que nous exclurons le sexe pour ne pas offenser G. M. Hopkins. Car nous savons qu’il n’y est pas dans l’admirable « tombeau pour cinq religieuses franciscaines noyées dans l’estuaire de la Tamise », poème intitulé : « Le Naufrage du Deutschland », dont voici un extrait et sa traduction par Pierre Leyris :

 

I kiss my hand
To the stars, lovely-asunder
Starlight, wafting him out of it; and

Glow, glory in thunder;
Kiss my hand to the dappled-with-damson west :
Since, tho’he is under the world’s splendour and wonder,
His mystery must be instressednstressed;
For I greet him the days 1 meet him, and bless when I understand.

 

J’adresse un baiser
Aux étoiles, à l’exquis-épars
Clair stellaire, où je Le distingue ;
Et je rayonne et j’exulte dans le tonnerre ;

J’adresse un baiser au couchant pommelé-de-prune-pour-pré ;
Car, encore que sous-jacent aux prestiges, aux prodiges du monde,
Son mystère doit s’imprimer, doit s’intimer ;

Aussi je Le salue aussitôt que perçu, et je bénis quand je saisis.

 

C’est à peu près cela que je voulais montrer. Je voulais dire qu’à partir de cette désarticulation claudicante du langage, il se produisait
un curieux effet. Comme si, effaçant le trop du sens en un endroit, il revenait ailleurs. Comme la couleur qui remonte dans la Peinture. Et pourtant il faut effacer. Il faut que la Peinture soit en dessous, sous le fard, de mon point de vue, il y a toujours trop de choses à voir. Nous comprendrons enfin pourquoi il faut gommer ce trop-là maintenant. Parce que nous sommes arrivés à la saturation d’un certains nombres d’effets. Pour déjouer le paragrammatisme aussi et l’effort des trop laborieux clercs.

Je vais tenter d’extraire quelques idées simples de ces anecdotes. Et d’abord, me semble- t-il : l’entité nommée Poésie se trouve contestée. Il y aurait des pratiques poétiques, des « poésies » si l’on veut, qui n’ont plus grand- chose à voir entre-elles. C’est peut-être un effet de la parcellisation du travail et de la finesse des techniques. Mais cette parcellisation touche d’autres secteurs de l’activité artistique. La Peinture par exemple, dont nous avons parlé déjà. Du moins ce qui est encore nommé Peinture, qui ne se ressemble vraiment plus. C’est très bien ainsi. A mon avis.

Secondement, je dirai qu’à partir de certaines pratiques aberrantes : constructions de poèmes en commun, « poésies » par prélèvements — dans les livres, les dictionnaires, les catalogues, la correspondance publique et privée — je puis avancer ceci : bien entendu le langage n’est pas libre, jamais. Bien entendu l’idée de libérer la Poésie est une dernière idée romantique, et parfois saugrenue. Il faut prouver au contraire que moins un texte se trouve investi sentimentalement, et plus il est malléable. Quelquefois, il tourne sur lui-même comme une toupie, c’est alors que l’intervention poétique peut se produire (il faudrait parler de la correction somnambulique), la moindre virgule change le sens, le moindre qualificatif peut le faire basculer dans le vide. C’est une chose dont nous devrions reparler.
Je reviendrai sur cette histoire du trop de sens. Pourquoi faut-il absolument gommer du sens maintenant. Car vraiment c’est trop. Nous affirmerons cela : que tout le monde peut le faire à condition de le savoir. Donc nous faisons les choses mais il n’y a pas que nous qui le faisons. Contourner de cette façon le sermon théorique de Gertrude Stein :

« If it can be done why do it. »
Si on peut le faire pourquoi ne pas

le faire

Il faut parler des états de la poésie, de la poésie dans tous ses états. Et décider vite. Revoir cette rapidité de la décision :

étaler (de) la poésie

sur                    la tartine du temps
sans trop y ajouter du

sens…

J’ai écouté un soir par hasard Georges Perros à la radio dans les Vosges. Il disait ceci qu’il fallait abandonner les Poésies pour la pratique généralisée du poème. Du moins j’ai compris cela qui me semble partagé. Que toutes ces expériences contradictoires de « poésies » aboutissent aux mêmes écritures de formes inachevées.
Il suffit de montrer le début. Le « comment le faire ». Poésies interrompues en sorte. Oublier la métaphore pour qu’elle n’en soit pas une : métaphore. Je finirai sur cette image de la métaphore abandonnée. J’allais dire comme un crime inachevé… Mais vraiment ce serait trop de dramatisation. Ne pas dramatiser, trop. Prendre ceci pour des notes-notations :

Toute langue, certes

serait défaillante

de luire et com

prendre seule…

 

JACQUES REDA

Lettre à quelques poètes (en fait pour Marithé)
Souvenez-vous du monde tel qu’il fut depuis les brontosaures : il a filé dans un clin d’oeil bronchant au passage par la tête d’Hésiode Isaïe Dante
(oeil ne rime pas toujours sans conséquence avec cercueil
et nous voici donc à présent poussés en première ligne
celle qui va disparaître à son tour de l’Autre Côté,
ombres sous les éclats de l’éternité verticale
et clac, tout déjà comme si rien n’avait jamais été.
Alors je comprends ce besoin de parler encore vite et vite
(vite et bas je préfère) bien qu’en même temps
je m’incline devant le précepte édictant le contraire :
tourne sept fois ta langue dans ta bouche de traître qui pue le tabac.
D’ailleurs ce soir très ivre (un peu de fièvre, un peu de frime peut-être) once again cruellement mais comme frivolement amoureux
j’ai cru voir à travers ces quartz d’Héraclite, Parménide,
voir je ne sais pas trop quoi :
simultanément j’écoutais trotter Peterson, Bill Basie
ensemble — c’était pareil,
l’un le grand cavaleur volubile d’Elée l’autre un vieil Héraclite plus élémentaire de Red Bank.
Que restera-t-il de ce cliquetis de claviers d’os de syllabes je n’en sais rien, la beauté a réenvahi mon ciel en robe de laine blanche
ben es mortz qui d’amor non sen.
Et là-dessus je ne suis pas plus loin dans mon charabia de poète
que de la pose de la première pierre à Chartres ou par Chéops.
Or j’avais une chose à faire observer dans l’intervalle
savez-vous quoi
quelque chose de brisé perdu mais qui valse et qui se récupère
dans ces bribes en grec ou langue d’oc, le swing souple et puissant.
Car sur ses cordes Ray Brown suit les pures sandales d’Empédocle et le corps de Marie vaut bien Dante et Shakespeare à la fois. C’est très évident — et j’expire à cause de ses longues jambes, du vacillement fugace dans la buée de buée de ses yeux — mais ah qu’est-ce qui compte à la fin (j’ai bu et je le demande)
et que brontosaurement ce con sous sa casquette sache dieu?
Camarades si j’interprète mal le sens de votre enquête
faudra pas m’en vouloir :

il est tard et j’aimerais autant me remettre à ma caisse claire
mais que diraient ma femme les enfants les voisins, et qu’est-ce que j’en dirais moi-même avec le fantôme de Big Sid
Catlett qui rôde et qui s’esclaffe? Alors, avec mon vieux bic si de nouveau j’écrivais quitte à vous affliger, ô têtes
bien pleines et voyant clair à travers la tête de Réda
renvoyée un bon coup à ses désuètes catégories,
à ses dadas compensateurs — su et classé quéqu’part
dans le néo-romantico-classicisme du siècle, nez au vent dans les rues de Paris, parmi ses airs de jazz,
croyant qu’un sourire de Marie expédie tous nos textes
ad patres avec toutes nos gloses sur l’intérêt d’en faire ou pas ?

 

Adorable automne voilà de nouveau ta lumière :
qu’elle ne scintille pas sur des clous coincés entre les dents pour fermer d’avance le couvercle, fais qu’elle s’éternise
pour nous tous encore un instant et que l’inconcevable temps qui pourtant n’existe qu’à peine s’étale en un flot monstrueux d’espérance et d’amour
où si peu que ce soit il me semble que je m’élève? Non?
Fff.

 

LIONEL RAY

Messieurs

L’invite de M. D. me surprend au moment d’une nouvelle mutation. Fatigué d’écrire comme, de répéter Lionel Ray — et j’aurais pu multiplier indéfiniment ce qui pendant quelques années, en dépit de certaines injures, m’a passionnément intéressé. Au point la mécanique de production des textes ! inusable semblait-il ! Du cousu-main ! Le poème à la carte ! Recettes de bonne cuisine! J’aurais pu tout dire, comme ça me chantait. Tout et quand n’importe, et partout. Bref, lassé, aussi fatigué de moi-même que je le fus auparavant de répéter des formes vieilles. L’infidélité à soi-même, la seule règle qui me permette de « rebondir dans la pose du poète ou du révolutionnaire » comme dirait Ponge.
Voilà donc que M. D. nous invite à nous découvrir, à jeter le masque, nous qui justement n’avons de cesse de nous justifier, de nous expliquer sans jamais parvenir à nous convaincre nous-mêmes tout à fait de l’identité de celui que nous dévoilons. Et moi loin actuellement des labyrinthes formels, insoucieux/incurieux de théories, de quoi ai-je donc besoin sinon, si je relis la dernière page écrite, de me reconnaître toujours autre, de fuir le confort de cette fidélité à soi-même dont la critique conservatrice, niaisement, fait l’un des critères majeurs de la qualité. Quelle vertu en effet plus conservatrice que la fidélité? Moi j’ai besoin de muer. Mutation, métamorphoses sont les mots que je préfère. Je ne veux pas être un passant immobile, je veux dire répétant toujours le même pas, ni m’enfermer une fois pour toute dans la même pose, la même forme — dévasteur, formaliste, romantique, poète du bel canto, etc… — ce qui m’intéresse c’est l’incertitude, l’hésitation d’être, toujours sur un seuil, devant le champ du possible, et le risque de tenter une nouvelle parole sans prêter attention à ce qui pourrait s’ensuivre, sans pitié pour le regard des borgnes qui ne voient de vertu que dans la répétition et qui confondent faire et refaire. Donc, faire halte sur ce chemin d’on sait où, se découvrir, mais découvrir qui? Qui parle dans le poème? Selon vous? Qui est je? Question mise en question, à la question, et torturée, torturante aussi, d’autant plus que celui qui nous convie à pareil dévoilement écrivait naguère : « se découvrir est son masque ». O paradoxe! Et c’était dans Figurations.

Il est possible que le geste consistant à jeter le masque m’intéresse plus que le visage démasqué, et ne sommes-nous pas plus présents dans ce geste que sous l’habit du nouveau visage que nous découvrons, ce nouveau masque qui nous cache une fois quitté le masque ancien? Je vais de masque en masque et plus que l’un ou l’autre, c’est le parcours que je montre, et plus que la cible fléchée, c’est la visée qui m’intéresse et le geste par quoi l’atteinte serait possible.

Et puis, il est vrai que le discours théorique intéresse en moi fort peu le poète, me touche médiocrement, je veux dire qu’il ne me sert en rien lorsque j’écris. Il ne joue aucun rôle moteur dans la production du texte. Répond à une curiosité. Quoi de plus? Si; enrichit l’atmosphère, entretient l’ambiance… « La poésie est inadmissible, d’ailleurs elle n’existe pas » : personne ne trouve à redire à cette proposition désormais fameuse mais si quelqu’un s’avisait un jour d’affirmer : « La théorie est inadmissible, d’ailleurs… etc. », quel tollé! L’édifice théorique est-il donc si fragile?
Démontez-moi par exemple la mécanique des métaphores — il faut que j’oublie ce que j’en sais pour en construire une qui ait quelque chance d’être nouvelle. Et pourtant l’atmosphère que développe en ce moment même la croissance et l’excès du discours théorique n’est pas sans incidence sur notre production — mais je ne sais (et vous?) où est l’articulation. A la question : à quoi te sert la théorie lorsque tu écris, je répondrai : à rien. Mais si en revanche l’on me demande si la recherche théorique est nécessaire je dirai oui, résolument, admettant que ces deux propos coexistent, contradictoirement, inconciliables peut-être.

 

Le fait d’écrire consiste en premier lieu à me voir tel que je suis en train d’écrire, mais ce regard ne me paraît chargé de sens que lorsque je me dérobe en partie à lui. Il me faut, quand la vision devient nette, si je veux retrouver quelque chance de « rebondir dans la pose du poète », obscurcir à nouveau par quelque moyen l’image de moi-même, aller vers un autre qui serait également moi mais dont je suis en quête comme d’un étranger qui me ressemble ou d’un frère tout différent, un double radicalement autre. (Ainsi lorsqu’abandonnant ma première identité comme une dépouille vide, je pus me convaincre d’être devenu Lionel Ray, après avoir examiné ce que pareille situation implique, écrire comme je l’avais fait alors ne m’intéressa plus : je n’étais plus assez opaque à moi-même.) Rétablir l’étrangeté, la distance — et c’est là que le poème s’inscrit, dans l’espace d’une différence, dans l’impossibilité de faire coïncider regard et objet regardé, je et l’autre. Mais il me suffit de m’imposer une forme suffisamment contraignante (nombre de pages, de phrases, de syllabes par exemple, retour de termes, limitation du lexique, etc;) pour que tout cela soit possible, l’appétit d’écrire, l’ouverture d’un nouveau champ d’exploration, la fuite en avant vers ce moi nouveau, l’identité nouvelle et le mensonge qui se transforme en vérité. Alors oui, me découvrir est mon masque et ce masque dit vrai.

Je lis ce matin ces vers de Vladimir Bouritch, traduits par Léon Robel :

 

Nous parlons à travers

le vide

la distance

la vitre

l’époque

On commence à ne plus croire

qu’un verre est un verre

qu’une lampe est une lampe

Tout est sans nom.

 

Et je me (vous) demande : s’il en était autrement, de quoi parlerait donc la poésie? y aurait-il une poésie?

 

Faut-il encore le préciser? L’écriture poétique n’est pas représentation, scènes, sinuosités d’un jeu. Certes les apprêts ne manquent pas, la disposition et ses prestiges, l’apparat, l’opéra, l’emphase même de la sincérité, l’appareil des métaphores, la matérialité des mots etc. Le poème serait-il pour autant un spectacle d’illusions où tout reste à déchiffrer, hiéroglyphe ou cryptogramme, rébus et roueries de toutes sortes? Le rituel de nos identités successives, le lacis en excès de nos danses, et parfois le texte asphyxié, la démesure qui ne part pas, cette obscurité dont nous ne venons pas à bout, l’hermétisme notre miroir infidèle, et comme on se donne la comédie de la vigilance, comme on voudrait dans le texte et par le texte assouvir sa faim de l’immédiat, appartenir à la splendeur, « posséder la vérité » ! Le beau romantisme dont, malgré quelques tentatives forcenées, on ne peut se défaire. Le mieux ne serait-il pas de revenir à une lecture myope du poème? Tout prendre à la lettre? Ça veut dire ce que ça veut dire. « Inutile de chercher, inutile de comprendre, car ici rien n’est illusion; tout est vrai » écrit Paul Louis Rossi.

Alors, regardez, voici nos masques : nous- mêmes !

 

PIERRE OSTER-SOUSSOUEV

(…) Nous avons à conquérir, mon cher Michel, une exaltante ressemblance avec les insectes sociaux. Plus curieux, plus forts, nous ferions en sorte que chacun de nos « messages » fût déchiffrable. Le fugace ne nous paraîtrait pas meilleur que les créations construites qu’il faut ranger dans l’ordre du normal. La place de la poésie, entreprise qui transforme toutes limites, nous saurions la dessiner par- delà tous échecs. Les séductions anciennes du mot, de l’image, de la phrase, du nombre, rien ne nous écarterait de vouloir les étendre à la faveur de grandes prosodies soutenues (…)

 

(…)Mais il est bien constant que tu rejettes jusqu’à la possibilité d’une résistance aux divers dogmatismes déjà Terreur; que tu ne veux pas ronger le filet des théoriciens; que le retour à la nudité heureuse, à la netteté magique d’une langue de nouveau travaillée et conçue comme un paysage presque consubstantiel à l’âme, qu’un mouvement de cette nature suscite ton opposition; que tu récuses ceux-là qui, enthousiastes, tranquilles, tentent de fondre l’immensité humaine dans le moule d’un classicisme à recommencer (…)

 

(…) Ainsi mon regard se fixera sur la nuit du simple et du clair. Mes obscurités seront de mon fait, non de mon goût. Grâce à de folles lenteurs, j’imiterai dans leurs danses les abeilles. Mon horizon se bornera à la compréhension de la tâche commune. Ma règle ne sera pas de mourir à moi-même parce que la mode commande de se moquer névrotiquement de la petite pérennité du sujet. L’idée d’un livre qui ne soit un obstacle à personne me gouvernera.

 

HENRI MESCHONNIC

Une lettre sur la poésie, une lettre au(x) poète(s) est-elle une « correspondance »? Autant une irrespondance, — ce qu’il faut, heureusement, d’incompréhension pour qu’il y ait compréhension. L’essentiel, ne pas se rater, nous le faisons quand même, à quelques-uns. Mais l’échange des poètes ressemble plus à la folle partie de thé, dans Alice, qu’à un colloque où ça communique. Plutôt qu’à un nous fictif, à un super-poète dont ceux d’un âge ou d’un groupe seraient les réalisations particulières, — les uns plus unis par leurs dissensions que d’autres par leur doctrine commune — c’est à toi que j’écris autant que je m’écris, en t’écrivant, en te lisant. En laissant venir les questions, avec ce qu’il faut de temps pour arriver à ne pas les laisser étouffer par des réponses.
Une lettre sur la poésie, à toi, aux amis, aux autres, c’est pour moi, aujourd’hui, un débat (je me débats) entre, non pas la poésie et la théorie, ou la théorie et la pratique, mais entre l’activité poétique et l’activité théorique.

Le cliché régnant veut qu’elles s’excluent. Alors qu’elles se sont toujours, au contraire, tenues ensemble. Du temps des rhétoriqueurs à celui des surréalistes, pour ne prendre que deux exemples. Pour ne pas dire toujours. Et en particulier, chez plusieurs, maintenant. L’écriture est empirique. L’artisanat. Elle peut sembler hors-théorie. Ne pas y prédisposer. L’activité théorique s’opposerait à ce qui agit, et qui réalise. Elle est donc suspecte. De contemplation. Mal vue, comme une vaine abstraction. On dit ces derniers temps « inflation théorique ». Elle est donc condamnée. De plus, elle passe pour difficile. Article nouveau pour le dictionnaire des idées reçues. Il n’y a pas : l’écriture — facile, la théorie — difficile. Ni l’inverse. En confondant la théorie avec la critique, ou avec le discours de la glose : il est facile de critiquer… Le romantisme a opposé ceux qui font, ceux qui critiquent. On a renversé tout ça. L’écrivant écrit aussi. Même l’écritoire écrit : ses mémoires. Mais le retournement des clichés n’a que changé de cliché. Aujourd’hui certains croient au continu dans l’écriture. Le commentaire d’un poème est un poème de ce poème. Le langage sur un langage est (comme) ce langage — il n’y a pas de « métalangage ». Illusions ou imposture «en abyme ». Dans le vertige de la chute, la plume à la main, on concilie l’écriture et l’écriture sur l’écriture. Mais l’écriture ne concilie rien. La poésie n’est pas ce qu’on dit dessus. Qu’est-ce que c’est : facile ? Qu’est- ce que c’est : difficile ? Il me semble que c’est l’intégration dans une dans notre culture. Un effet d’optique. Le problème est le même qui oppose et qui lie écriture et littérature. La littérature est l’intégration culturelle de l’écriture. Même chose entre écriture et traduction. Ou la traduction est écriture, transformatrice, ou elle est littérature, — du déjà transformé, qui a le rôle (non méprisable mais à ne pas confondre) d’informateur (1).

C’est le mythe de la Raison qui régit l’opposition de rationnel à irrationnel, de norme (l’adulte normal — ni le fou ni l’enfant ni le génie, chez Husserl) à écart (déviation, surplus), et de prose à poésie, dans l’homologie avec l’opposition du quotidien à la fête. Il me semble que le couple théorie/poésie entre dans la série. Le mythe de la Raison n’a pas eu de plus beau moment, récemment, que le structuralisme. Le structuralisme a l’optimisme de la raison : il croit d’abord en lui-même.
Dans l’exclusion réciproque — qui porte sa date (sa propre historicité, qui ne suit pas les calendriers) — de la poésie et de la théorie, l’université joue un rôle. Péguy inclus, Péguy est ici une borne, les poètes ne sont pas des universitaires, et réciproquement. Il y a même conflit. Péguy est le lieu le plus typique de ce conflit. Jusque dans les polémiques récentes, l’Université est située par des néo-surréalistes selon une représentation binaire un peu simple : le poète est le maudit, le hors-la-loi; l’universitaire est un commis culturel, un répétiteur. L’érudition n’est qu’une spécialisation du rôle. Sur ce plan, le XXe s. sera marqué d’une modification sociologique et théorique-pratique : épisodiquement ou par métier (le premier ? le second ?) des poètes (et des romanciers) sont universitaires, donc des universitaires sont poètes… Ce que T.S. Eliot avait vu il y a déjà une quarantaine d’années. Par là, un rapport nouveau est à concevoir entre l’activité théorique et l’activité d’écriture. (Je laisse tomber deux cas ; d’abord ce qu’on pourrait appeler l’écriture d’universitaire, d’agrégés de ceci ou de philo — on peut en écrire sans être « universitaire ». Il suffit de rester bon élève. Et les universitaires honteux, tournés vers l’écrivain-XIXe s., n’exploitant pas leur situation propre, que personne n’exploitera pour eux.) Un rapport qui n’exclue plus cette activité, fondamentale dans une culture, qu’est l’enseignement. Il est significatif que des poètes s’intéressent de plus en plus à la pédagogie de la poésie.

L’Université alors peut n’être plus le « mauvais rôle » où l’écrivain non-universitaire ferait entrer l’écrivain universitaire. (On a vu dernièrement des écrivains non universitaires brûlant d’entrer dans l’Université qu’ils décriaient, ou brûlant d’y être thésifiés. Il n’y a pas plus lansonien que tel article de Marcelin Pleynet sur Lénine et Tolstoï.) L’Université peut au contraire devenir le lieu le plus favorable, pour ce rapport nouveau. Si, bien sûr, il y a activité théorique et activité poétique. Car l’activité d’enseignement peut aussi seulement être didactique, ou scientifique — sans construire de relation avec l’écriture. De toute manière, l’activité pédagogique même implique, dès la « petite » école, un rapport à la poésie. Ce rapport peut être l’objet d’un travail, ou non. S’il ne l’est pas, c’est le système idéologique, avec l’éclectisme du moment, qui enseignent la littérature. Dans les tâches actuelles de Ce rapport entre l’activité poétique et l’activité théorique, il y a une interaction nouvelle de la poésie et de la philosophie, de la poésie et de la théorie du langage. Pourquoi l’enseignement est un lieu stratégique irremplaçable.

Alors, que fait l’activité théorique ? Elle cherche un savoir qu’elle n’a pas. Elle n’est pas l’énoncé d’un savoir acquis, mais l’exploration des marges de l’ignorance. Elle en est, aussi, l’écriture. On théorise ce qu’on ne connaît pas. Le paradoxe de la théorie est qu’elle fait le discours de ce qu’elle ne peut pas voir, et qu’elle montre pourtant. (Ce n’est pas pour rien que la femme de Loth est fascinante.)

L’activité théorique n’est pas le discours didactique, qui sait tout, sûr et dominateur. Ni le pédagogique, qui paternalise — bien qu’elle soit en relation de métier avec eux (2). L’activité théorique n’est pas la science, qui est à la fois le savoir, la théorie et les techniques de description, d’expérience, de vérification. Identifier la science et la théorie, c’est identifier l’hypothèse et la vérité : recette du dogmatisme. L’activité théorique n’est pas une contemplative (pour ceux qui expliqueraient la théorie par l’étymologie du mot « théorie », qui est l’action de voir du spectateur, et la contemplation par l’esprit), ni une spéculative, pour ne pas dire speculate, prenant pour but son propre formalisme. L’activité théorique se fait par la question d’une pratique sur son comment, son pourquoi. Ce serait l’épistémologie au sens large, une réflexion sur les conditions du savoir, mais avec ce lien, capital, à une pratique. En distinguant au moins deux savoirs : celui qui se connaît comme tel, le savoir du savoir, et le savoir de la pratique. Les deux pouvant parfaitement s’ignorer et cohabiter chez un seul et le même. Derrida, par exemple, connaît et commente Saussure, comme qui ne fait pas aujourd’hui, et il pratique une linguistique pré-saussurienne, une linguistique du mot, une mythologie de l’étymologie et de la motivation naturelle. La théorie est un discours. Elle est un discours de la démonstration, une recherche de la démonstration. Pas ce mode d’affirmation, ce discours qui dit le vrai, et qui fait l’adhésion charismatique, dans la philosophie contemporaine. La poésie, elle, n’est pas démonstration. En un sens, l’affirmation est le mode majeur de la poésie. Ce qu’elle partage avec ce discours philosophique et mythique qui justement, depuis quelques temps, et de plus en plus, poétise. Or une tradition moderne, qui aboutit, par exemple, à Barthes, a retiré la poésie du discours, et le discours de la poésie. Plus on a valorisé et poétisé la poésie, plus on l’a retirée du discours. Il me semble qu’il y a eu là une confusion, entre le discursif narratif ou démonstratif, et la notion linguistique de discours — activité de langage d’un sujet dans une société et dans une histoire. Il me semble qu’il importe aujourd’hui de marquer, pour la poésie, contre l’adoration (philosophique) de la poésie, que la poésie est discours. Spécifique. Une énonciation à ré-énonciation. Discours s’opposant alors à la langue, au savoir de la langue, au travail de la langue où l’étymologie de Heidegger évacue le sujet, où le vieil-haut- allemand et une racine indo-« germanique » tiennent lieu à la fois de la signifiance du poème et de l’inscription qui y figure de ce quelqu’un qui a écrit ce poème, qui s’appelle Trakl, par exemple, poème distinct du dictionnaire étymologique et de la langue.

La poétique ne consiste pas à parler de la poésie. Les deux mots parler de disent précisément ce qui rend leurs propos impossible. Parler de n’a empiriquement qu’un sens : pratiquer une dualité connue, présupposer dans le poème le sens, qu’on paraphrase ensuite. Sans plus pouvoir même demander s’il n’y a pas une spécificité du mode de signifier du poème, et donc de le comprendre — de ne pas le comprendre. La poétique n’est donc pas un discours sur. Ce discours sur existe, il a de nombreuses variétés. Mais la poétique est une interaction de la réflexion et de l’activité poétique. Elle a sa part de non conceptualise – non conceptualisable, jusqu’ici, dans le travail vers le concept, qui fait la passion théorique. Le discours théorique est un mode spécifique du subjectif pour tendre vers l’intersubjectif et le référentiel, l’impersonnel, qu’il faudrait appeler le transpersonnel. Il y a une affectivité du théorique. L’écriture théorique de Saussure est sa manière d’écrire sa vie. Rien n’y est plus opposé, par exemple, que l’arrogance et le manque de rigueur chez Hjelmslev. Tombeau de Du Bellay parle la poésie, pas de la poésie. La technique du poème-déception, et la poétique comme non-assurance, les mots bouturés, les néologismes agglutinés, les sarcasmes du langage pour la disneylaideur du monde dans Interdictions du séjour — c’est une poétique et une poésie qui se font l’une dans l’autre, par l’autre. Ou, chez Roubaud, la théorie métrique et la contrainte des nombres japonais.

La poétique est une pensée « à et par la poésie » (Reliefs, p. 81). Historique en ce qu’à chaque chercheur-trouveur elle est aussi personnelle et impersonnelle que le poème lui-même. Nerval parlait de la longue étude de la poétique. Ses références ne sont plus les nôtres. Aujourd’hui les sciences humaines, les recherches sur le langage font un savoir qui agit sur l’écriture. Le problème d’écriture est alors : Est-ce qu’on écrit avec ce savoir ? par ce savoir ? ou dans ce savoir et malgré lui ? Matisse dans Jazz parlait du peintre qui sait tout en l’oubliant. Et Apollinaire : Où est le Christophe Colomb à qui l’on devra l’oubli d’un continent. Car l’écriture s’émet dans ce dont elle doit sortir indéfiniment. Certainement on écrit avec les idées qu’on a sur la poésie et sur le langage, même si on ne sait pas qu’on les a, même si ce ne sont pas les idées qu’on écrit. La poétique n’est pas seconde. Elle précède autant qu’elle suit.

L’activité théorique peut ne pas se produire. Apparemment. Il n’est pas nécessaire qu’elle se produise. Mais l’absence de théorie (explicite) est autant une théorie, autant à analyser que la théorie. La théorie peut n’être qu’un fragment inachevé : les notes pour le projet de préface aux Fleurs du Mal. Ou devenir un dogme, comme chez Breton. Se développer démesurément, par rapport au poème, chez Valéry.

Mais s’il se fait une activité théorique, il y a un rapport nécessaire entre l’activité théorique et l’activité poétique. Le cliché qui les opposait oubliait Dante, Du Bellay, Goethe, Hugo, Rimbaud, Mallarmé, Rilke, Eluard, entre autres. Quand il n’y a pas théorie, je me demande si notre vue de ce qui est théorique ou non ne nous cache pas un rapport entre poésie et théorie antérieur ou extérieur à notre grille. Par exemple, l’idée que la littérature moderne est expérimentale. J’y opposerais que l’écriture a toujours été expérimentale. Que c’est même sa définition. Ce qui constitue une proposition théorique. Une illusion d’optique établit que la littérature expérimentale commence à Mallarmé-Proust- Joyce, Apollinaire, Khlebnikov ou Cummings. Illusion propre au savoir, où même le savoir de la pratique devient savoir du savoir. La théorie peut prendre tout entière l’aspect de la pratique : la pratique a intériorisé la théorie. Refus du théorique, celui-ci identifié au parler-de. Ce refus n’est pas l’absence. Une pratique neuve ne ferait pas ce qu’elle fait sans une réflexion métapoétique, même incluse. Ce qui se passe dans le phrasé de Jacques Réda.

Poser qu’il n’y a pas de théorie de l’activité poétique sans activité poétique n’est pas une considération dogmatique. C’est une remarque empirique au contraire, qu’il s’agit de mener vers sa théorisation. Théorie de la littérature, rhétorique, thématique, etc. sont autre chose. Distinguer n’est pas établir ici des cloisons étanches. Il n’y en a pas plus qu’entre écrire et ne pas écrire, entre littérature et sous-littérature. Mais il importe, pour la poésie et pour la poétique, de ne pas confondre les points de vue. La rhétorique, par exemple, qui isole les figures pour n’en retenir que la surprise, faisant un principe d’un effet, les prend dans les oeuvres pour les mettre dans la langue : c’est une antipoétique. (Mais la poétique intègre les instruments de la rhétorique.)

La question posée sur la poésie ne me semble plus : Qu’est-ce que la poésie? Mais : que fait la poésie? La poésie n’exprime pas. La fonction expressive de Jakobson s’exerce partout dans le langage, y compris dans la poésie. Elle n’en est pas distinctive. La poésie — ou plutôt les idées qu’on a sur elle — est à sortir de ces cercles vicieux : que la poésie est l’anti-prose; que la poésie est l’anti- arbitraire du signe, comme chez Sartre et Barthes (que les mots y communient avec les choses, pulpeux, on les mangerait); que la poésie est le langage en fête, — la fête, s’opposant au quotidien comme le sacré au profane, met la poésie du côté du sacré. Toutes ces variantes du triomphe du cosmique et du religieux trahissent le langage, l’historicité spécifique du langage et de la poésie. La poésie ne signifie pas. Dire qu’un poème signifie, ou se demander ce que tel poème signifie, c’est présupposer qu’il ressortit au fonctionnement des signes, le réduire d’avance à un plan où il ne peut plus que se (re) diviser en sens et résidu. Le fait qu’un poème ne se traduit pas dans sa propre langue (sinon par une paraphrase, justement en termes de contenu et de forme) prouve empiriquement que le poème n’est pas fait de signes. Bref, le poème oblige à poser la question : qu’est-ce que signifier ?

La poésie est donc une activité de langage qui met en échec la métaphysique occidentale du signe (l’opposition en chaîne corps et âme, lettre esprit, forme et contenu, signifiant et signifié). Elle sert de révélateur. Cette même métaphysique produit une analyse qui convient très bien, jusqu’à un certain point, au récit. On comprend que ceux qui travaillent avec ces prémisses soient peu enclins à mettre en question leur théorie du langage (celle de Hjelmslev) et qu’ils postulent, à travers la littérature, une langue universelle, où se perd la spécificité de la littérature, où disparaissent les problèmes de traduction, le fait même de la traduction. On y baigne déjà naturellement dans cette langue universelle. On reconnaît la poétique science structuraliste d’il y a dix ans, qui s’est justement tournée vers une poétique de la « prose » — une taxinomie des formes du contenu, qu’elle s’appelle analyse structurale ou sémiotique du récit.

De même que Saussure a écrit qu’ « étudier une langue conduit inévitablement à étudier le langage » (lettre à Meillet du 4 janvier 1894), on peut poser qu’étudier la poésie conduit inévitablement à une théorie, et à une théorie historique du langage. Exemple : on a décrit la poésie comme une ambiguïté, comme la polysémie. On présupposait que la monosémie était première, fondamentale. En effet, si le langage est fait de mots, qui soient des noms donnés (depuis Adam) aux choses, à un mot doit correspondre un sens. Mais la polysémie est empiriquement le fait le plus courant — fonctionnellement premier. Comme l’ambiguïté. Une logique (celle de Husserl), et non la linguistique, fait de la monosémie le point de départ et la norme. Logique théologique. Ainsi décrire la poésie implique une théorie de l’ambiguïté, de la polysémie, donc du langage. Autre exemple : le rapport entre la poésie et le dictionnaire. Le dictionnaire, comme Rimbaud, Mallarmé, Ponge, surtout, entre autres, l’utilisent, produit un étalement de nomenclature qu’on fait jouer comme une polysémie. C’est le « montage lexical » moderne dont tu parles (Reliefs, p. 51). En passant, je note que le montage ne permet plus, au moins, le psychologisme de l’expression, où reste une part importante des idées communes sur la littérature, et surtout sur la poésie. Décalage qui fait, en partie, la fameuse difficulté des modernes. Et si le « dérèglement de tous les sens » est un dérèglement (volontaire) de l’emploi des mots, il est mis fin à l’analogie universelle. Autre effet de la modernité. Deux autres conséquences : la théorie n’est pas séparable de l’évolution de la poésie, la poésie n’est pas séparable de l’évolution de la théorie. En rapport avec une poésie de la poésie (qui dit l’impossibilité de la poésie), un roman qui dit l’impossibilité du roman, une philosophie qui dit la fin de la philosophie, — l’intérêt pour la théorie peut aller jusqu’à cette limite que la théorie de l’écriture absorbe toute l’écriture, que la théorie intériorise toute la pratique, — extrême opposé à l’autre intériorisation, celle de la théorie par la pratique. Tu écris : « L’articulation entre le document poétique mené à cette raréfaction susdécrite et sa reconnaissance critique par la prose de type ‘Théorie de la littérature’ n’est pas accidentelle, superfétatoire » (Reliefs, p. 89). Il me semble que cette inflation théorique, cette (pseudo) involution de la poésie ou de l’écriture subjective sur sa propre théorie ne se comprend pas sinon comme une pratique de la philosophie du langage qui mène à la poétique du dictionnaire : la philosophie du travail « de » la langue, où convergent les heideg- gérianismes, les lacanismes d’une vulgate, d’une lacantonade présente. Travail de la langue, sans discours. Pris pour le discours. D’où une dissociation entre poésie et discours. Suit une raréfaction de la lecture. Peut-être aussi la répugnance des poètes, en France, à lire à voix haute, et publique. Parce qu’il n’y a de lecture que d’un discours. Il n’y a pas de lecture d’une langue, ni de la langue. Il y aurait à analyser un goût contemporain pour le Littré : présaus- surien. Pendant que la vulgate structuraliste, par oppositions-couplages-complexité structurelle, fait la caution « scientifique » des pratiques littéraires : une écriture non avec mais par le savoir.

Que la poésie n’est pas séparable de l’évolution de la théorie, la place de la parodie, aujourd’hui, le montre, la notion d’intertextualité comme effet de la connaissance de Lautréamont. Denis Roche. L’ « autocritique » de la poésie dans Eros énergumène est voulue-reconnue telle : « théorie ‘cure
aiguë’» (TXT 6/7, hiver 1974, p. 117), et « Dé-figurer la convention écrite c’est, en écrivant, témoigner de façon continue que la poésie est une convention (de genre) à l’intérieur d’une convention (de communication) ».

On ne peut pas dire que le poème renvoie au monde. Monde est un terme phénoménologique, et la poésie ni la poétique ne peuvent être phénoménologiques, parce que la poésie est de tout le langage, de tout le sujet, de toute l’histoire, et la phénoménologie fait un tri dans le langage, dans le sujet, dans l’histoire, qu’elle partage en deux, le jeu du monde, le jeu dans le monde. Le poème ne transmet pas non plus une expérience. Il la fait. Il se modifie et nous-vous modifie en la modifiant. En modifiant les conditions de l’expérience pendant l’expérience : un « jeu » dont les règles changent pendant la partie. Dès que les règles se fixent, c’est la poétisation, variante de la programmation culturelle. La question n’a jamais été : de quoi parle la poésie. (C’est pourquoi il est, en un sens, à contre-poésie de catégoriser en « poésie d’amour », ou de ceci-cela : la catégorie réintroduit la métaphysique ambiante du signe dans la poésie. Ne voir que le sujet ou thème est déjà avoir fait toute la paraphrase). La poésie ne répond pas. Elle est indéfiniment une question opposée à toute réponse. Alors que la philosophie est un questionnement qui présuppose des réponses. La poésie est une activité de langage. Ou fonctionnement. Pas une fonction du langage. La fonction, au sens de Jakobson, implique une formalisation descriptive qui omet le sujet et l’histoire, le sujet de l’histoire. Activité inclut, engage le sujet l’histoire. Implique une linguistique de l’énonciation. Entourée, située par des écritures précédentes et contemporaines, par des théories conflictuelles, dans une interaction à peine connue avec le reste de la masse idéologique, biologique, etc. Activité suppose un acteur. Ni auteur, ni actant. Acteur comme les poèmes du XVe s. mettaient l’Acteur pour dire le poète. Pas seulement le responsable, l’initiateur, mais celui qui agit le poème, sur qui d’abord le poème agit. Activité suppose que le langage fait quelque chose en même temps qu’il dit (et ne fait pas nécessairement ce qu’il dit). Le savoir qui peut en être obtenu, et qui s’impose par l’action de la poésie, est celui d’un agir, d’un faire autant que d’un dire. Le poème mine l’opposition de la parole et de l’action, méconnaissance, dans notre tradition, qui est un effet de la fascination du cosmique, du rejet de l’historique, qui condamne nécessairement le langage. L’exclusion de la poésie, depuis La République, est une figure de la condamnation
du langage. Condamnation étant toute théorie qui y voit obstacle, tromperie, mensonge, par nature. Et la poésie un contre-langage. Activité signifie une transformation, qui fait intervenir toutes les « fonctions » de Jakobson, mais dans un autre cadre. (Chez lui, elles ne sont pas dissociables de son opposition à l’arbitraire saussurien, de sa fascination pour l’expressivité des phonèmes, — pour la nature). Activité-acteur énonce un statut spécifique du je qui étend sa propriété linguistique de shifter, de glisseur, à une activité entière et à son produit : le poème est un je-ici-maintenant.

Activité n’est pas acte. L’acte poétique étant celui de faire le poème, l’activité est la pratique du langage poétique, autant que le fait du poème. Je laisse, pour bien des raisons, de côté la théorie de cet acte. Le rapport acte-activité-acteur, comme chacun de ses éléments, est à situer comme spécificité historique : une pratique et une tenue de la contradiction. Contradiction entre le sujet et le social, entre l’écriture et la littérature (non dans le binaire, logique de l’opposition, mais dans le multiple). Déplaçant, neutralisant le pire cliché, la contradiction entre vivre et écrire, qui est (il me semble) la contradiction pilier de la philosophie idéaliste du langage et de la littérature, toujours l’âme le corps, le signifié le signifiant. Aragon la récusait dans le Traité du style, quand il écrivait que le rêve ne s’oppose pas à la vie, le rêve s’oppose à l’absence de rêve, la vie à l’absence de vie. La pratique de l’écriture a ceci de figuratif, par rapport aux autres activités de langage, et de fondateur pour la théorie, qu’elle marque, exemplairement, que le langage, toujours, fait et tient cette contradiction, constitutivement. C’est pourquoi l’activité poétique fait le révélateur par excellence de l’activité théorique. Rôle qui n’a plus rien à voir avec le privilège ancien, et sacralisé, de la poésie comme création, mais qui tient à sa spécificité. La poésie est le test des théories du langage parce qu’elle est la réalisation langage du rapport entre la spécificité et l’historicité. Elle fait l’inscription dialectique de l’individu dans le social et du social dans l’individu.

D’où le déplacement, ou extension, de la poétique. D’abord, l’analyse des œuvres spécifiques, puis la théorie de la spécificité des œuvres, vers la théorie de la spécificité et de l’historicité dans le langage, pour une critique de l’anthropologie du langage. Elle consiste dans une double question, réversible : qu’avez-vous fait de la poésie ? posée à la théorie du langage, du sujet, du social, de l’histoire, de l’Etat; et qu’avez-vous fait du langage, du sujet, du social, de l’histoire, de l’Etat, — posée à la poésie, et à la théorie de l’écriture, de la littérature. Aujourd’hui, un problème de l’écriture poétique, un des éléments de sa contradiction, est qu’elle est issue de dada et du surréalisme. Constituée pour être épigonale et double emploi. (Traité du style, encore : « J’appelle bien écrit ce qui ne fait pas double emploi »). Elle est donc condamnée. Mais faire comme si le surréalisme n’avait pas eu lieu est impossible, et constituerait une autre condamnation, par perte de toute historicité. Par là, le problème de l’écriture poétique aujourd’hui est celui même qui a été posé à l’écriture surréaliste, et à toute écriture : chercher-trouver sa spécificité par le rejet de tout ce qui fait les « écrivances », comme dit Barthes, du moment. La modernité est paradoxale. Elle-même, un shift, un glissement, dont le poème est l’un des glisseurs. Elle est l’antiprogrammation même.
Peut-être ce qui s’est passé de plus important depuis le surréalisme, en poésie, est une nouvelle interaction du théorique et du poétique. Un rapport au structuralisme, au formalisme. Un nouveau travail dans la prosodie. Un dégagement du « vers libre » traditionnel, c’est-à-dire surréaliste (voir Roubaud, Notes sur l’évolution récente de la prosodie, dans Action poétique 62). Un rejet des dogmatismes. Rejet, par exemple, de Tel Quel dans le même Action poétique 62. Rejet de la notion d’un sujet absent dans une pratique dite matérialiste de l’écriture (elle confondait le matérialisme et la matérialité des mots).

Comme on pourrait dire que la phénoménologie se manifeste par l’horreur de la naïveté, une certaine modernité poétique, qui lui est liée, peut se définir par la multiplication des procédures visant à l’insaisissable : la parodie, la parodie de la parodie, le prélèvement citationnel généralisé (généralisant les Poésies de Lautre), — des techniques de fuite, une poétique de la ruse. La vieillerie nauséeuse de l’art comme illusion. Cultiver la contre-forme, l’informe, est une contradiction dans les termes. Cultiver, c’est se mettre dans la répétition : annuler précisément l’effet qu’on vise. Sollers fait du néo- Joyce (Bataille, Artaud, etc.) : il signe son acte d’inécriture, qu’il compense par une agitation habile. L’écriture ne se répète pas. L’écriture tue celui qui la répète. Ce que montre son histoire, empiriquement. Etant une pratique de la contradiction, elle est ce qui échappe, dans l’idéologie, à l’idéologie. C’est en ce sens que la poésie moderne est plus prose que vers : le poème travaille vers sa prose.
Tu as dénoncé le montage. Depuis dada, de l’aléatoire à la combinatoire, se répète le montage. J’y remarque, récemment, une élaboration surtout typographique, rien à voir avec le figuratif des Calligrammes, mais une typographisation de l’écriture, qui ne prête plus à la lecture à haute voix. Comme dada était anti-art, Denis Roche fait une poésie anti-lecture. Et ceux qui le suivent. Je ne peux pas ne pas voir, dans cette intra-typo- graphisation, une répétition de la dérision anti-significative. Systématisée. Aventure écrite, mais par ceux qu’on sait. L’illusionnisme multiplie les oreilles, mais ne parle pas.

L’aléatoire est lié à la fête. C’est l’hypermarché des rimbaldismes : la verbalisation. Venue des nombres, c’est une négation du sens, à l’intérieur du sens. Mots du chapeau, pas du ventre. Si le jeu se jouait pour de vrai. Mais le veilleur mène son double jeu. Cette poétique, qui croit se servir du langage, sert le cosmique, et trahit, dans son sens radicalement (c’est le mot de Saussure) historique, le langage. D’où, lointain et peut- être bien, lui, involontaire, l’effet politique de cette poétique.
La combinatoire, qui prétend mener, est étrangement menée par une contradiction qu’elle ne domine pas. Car elle est volontariste. La contrainte des nombres et des formes dit : « place pour tout ce que je veux » (Action poétique 62, p. 181). Sachant trop bien ce qu’elle fait, elle constitue un masque pour une thématique d’autant plus sentimentale ou descriptive, — le masque d’une censure du sujet. Les nombres, les formes imitent les cycles de la nature, et de la vie : à la suite de Finnegan’s Wake (mais sans sa construction symbolique), un livre commence par la fin de la phrase qui le finit. Paradoxalement, en même temps, le montage prête à l’illusion spontanéiste : naïvetés et confusions, que tu décris : il suffit de… (Reliefs, p. 89-90).

Il me semble, contre la poésie-verticalité, pure paradigmatique (ceux qui ont suivi Barthes comme les femmes ont suivi le joueur de flûte dans Le musicien de Saint-Merry, d’Apollinaire) que la poésie a sa discursivité propre. Elle fait qu’une figure dans un poème se lit la figure par le poème, pas le poème par la figure. Qu’un poème est cc que le fait le livre de poèmes, en même temps que le livre de poèmes est un poème d’une autre unité. L’inclusion réciproque du récit dans le récitatif fait tomber une cloison récente entre la fiction et la poésie. La poésie doit retrouver sa transitivité, après une période où elle a été identifiée à l’intransitif seul, parce qu’on l’avait confondue avec d’autres transitivités. Le récit est le développement fonctionnel de la fiction. La poésie n’est pas la fiction. Peut-être parce que la fiction est le dire d’une utopie, jusque dans l’effet de réel et le « réalisme ». La poésie, qui a pu être mêlée à la fiction et au mythe, est le dire du vivre. En quoi elle inclut le dire du dire. Elle peut ressembler au mythe. Le mythe peut être poétique. Mais le discours du mythe est le discours de la vérité et de l’unité, dans ou vers l’origine. Fonctionnellement distinct de la poésie.

Contre l’aléatoire, il me semble que la poésie est l’agir et la figure de la nécessité dans le langage. La motivation interne est son historicité propre (3). Pas l’ambiguïté comme jeu. Dans le ludique moderne, il me semble que deux lignées jouent elles-mêmes à se combiner, contre le langage, c’est-à-dire qu’elles trahissent la poésie dans la poésie. Trahissent l’écriture dans l’écriture. Celle de Nietzsche, et du blasphème contre la transcendance qui reste lié à la transcendance; celle de la combinatoire, qui se met du côté de la transcendance, par le calcul et les nombres. La construction d’une nécessité propre fondait les métriques anciennes, et y dialectisait la contrainte et la liberté. C’est pourquoi l’activité poétique actuelle me semble la repossession de la phrase, de l’histoire, du je, du langage le plus simple non désyntagmatisé (celui qui tire à blancs sur la page). D’où l’actualité polémique, l’inactualité, de Baudelaire (le poncif), de Hugo (mettant en évidence les rapports de la poétique et de la politique), de la traduction comme poétique expérimentale : la Bible ici ronge l’opposition occidentale entre prose et vers, entre écriture et lecture. Je remarque le rôle de la phrase inachevée, dans ce que tu écris (Quasipensées pour pseudopoème, dans Action poétique 62, p. 12) contre le formalisme. Elle mine aussi le contentement leib- nizien-hégélien qui s’étale, naïvement, chez les calculateurs.

L’aléatoire et la combinatoire prennent la subjectivité pour une intrasubjectivité : pour le subjectivisme, l’individualisme « romantique » et « bourgeois ». J’y vois une erreur théorique. Si une écriture produit sa lecture comme reprise indéfinie, elle fait du sujet de l’écriture, et le sujet la fait, une intersubjectivité, une transsubjectivité. Elle fait de l’écriture une énonciation transhistorique. Cette construction de la subjectivité est aussi différente du subjectivisme que du formalisme. Il s’agit d’une hypersubjectivité, au sens où la poésie est un langage qui en sait plus long sur nous que nous-mêmes. Elle ne peut ni se vouloir ni se refuser. Elle neutralise le vouloir dire. L’hypersubjectivité en fait un auto-prophétisme. Apollinaire le savait jusqu’à la superstition. Hugo a écrit : « Les poètes ont peur de devenir prophètes ». La poésie est le dire qui implique le plus de non-dit. Ce qui est tout autre chose que l’ambiguïté. Elle est l’activité de langage qui recule le plus les limites du jamais dit, le plus grand travail de langage sur l’extra-linguistique et sur l’infra-linguistique. L’aventure personnelle n’est donc une écriture que si, par l’écriture, elle est impersonnelle. L’impersonnel n’est pas un sujet zéro, ni une mise naïve à la « troisième personne». C’est une construction du je-ici-maintenant qui étend à une unité discursive plus grande que le mot et que la phrase la propriété linguistique du je opérateur de glissement. Ce que montre la signature de la chanson populaire. Ou chez Apollinaire celle que j’ai perdue L’année dernière en Allemagne Et que je ne reverrai plus… Vrai, biographiquement. Mais l’activité poétique n’a rien à voir avec la vérité biographique. Un poème est du donné non donné. Qu’il y ait « mensonge » (les dates fictives des poèmes de Hugo) ou vérité, le poème est un vivre-écrire qui fait du particulier un concret généralisable, une énonciation-réénonciation. On pourrait ajouter des notes. Justement, on les ajouterait. Comme tu as écrit, la vie, alors, « apparaît plutôt comme un supplément à l’œuvre » (Reliefs, p. 12). Pourtant ce sont des indissolubles. On n’écrit pas ce qu’on veut, mais par et dans ce qu’on vit. Un, qui est singulier. Le poème parle « de très ailleurs et de très près (ibid., p. 14). Comment, sinon? La vraie biographie, l’écriture de la vie, est le poème. C’est l’activité poétique qui fait apparaître le non- poème.

La poésie, étant ce glissement du je, est un présent du passé — du présent — du futur. Elle est et n’est pas (dans) le présent. Il lui faut le retrait, le retour. En quoi tout versus lui est consubstantiel. La rime n’est qu’une figure privilégiée, dans notre culture, de ce retour sur soi. Je parle d’un versus ou d’une « rime » qui fassent tout le système de l’œuvre. Pas du « terrible concert pour oreilles d’âne », comme disait Eluard. La rime au sens courant n’est qu’une figure de ce retour généralisé, une image grossière, devenue insupportable comme code, pour nous — ici — maintenant. Même si les raisons théoriques, pour et contre, n’ont pas toujours été comprises. Pour être justifié, le versus intérieur doit donc être système, valeur : le retour du présent sur lui-même, du sens sur lui-même, du je sur lui-même, inséparablement. Il me semble que c’est par là que la poésie est une recherche du sens du langage, une figure du langage, cette mise à l’épreuve des théories, cette nécessité de la théorie. Contre la dualisation schizophrénique de notre culture, l’activité poétique et l’activité théorique font un même et double travail. Pendant que la méconnaissance des doctes et des politiques fait de la poésie un
épanchement de polysémie, ou du sentiment des choses.

Il a fallu, après l’impossibilité de plusieurs mois, la faille d’un changement de mon temps et de mon espace, pour retrouver le retour du poème, et pour t’écrire, à toi, c’est-à-dire sur la poésie. Tu avais dit : on prendra l’hiver. J’y ai ajouté le printemps. Un des éléments de ce retour est un petit poème, en nahuatl, entraperçu dans une introduction à la langue. Je te le cite de mémoire, et il en est appauvri : « Un enfant mort parle à sa mère et lui dit enterre-moi sous le foyer : quand tu pleureras et qu’on te demandera pourquoi, tu diras c’est à cause de la fumée. » On sait quand le travail du poème commence, on ne sait pas, et on espère ne pas savoir, quand il finit.

A toi.

 

(1) La traduction est une figure de poésie, comme rapport à une spécificité langue- culture. C’est pourquoi la traduction importe à la poésie, et à la théorie : elle fait une poétique expérimentale. C’est ainsi que je te lis : « Peut-être tant qu’il y aura des langues différentes et que l’un n’est pas né dans la langue de l’autre, il y aura ‘poésie’, autrement dit plaisir, à entendre le secret réservé de la langue de l’autre… » (Reliefs, p. 27). Nos langues aussi sont traductibles, — l’une dans l’autre, et nous donnent ce plaisir.

 

(2) La contradiction entre le théorique (qu’on ne sait pas) et le didactique (qui enseigne nécessairement ce qu’il enseigne comme un savoir, vérité établie, sans Contradictions) prolonge et avive la contradiction ancienne entre l’activité poétique, le métier didactique : la répétition de ce qu’ont fait les autres, l’enseignement de l’admiration, le dressage à la répétition, pour la programmation culturelle — l’antipoésie, puisqu’elle pousse à la poétisation. Mais cette contradiction est à tenir, elle nous tient, particulièrement dans une période de professionnalisation de l’intellectuel. Ne serait-ce que pour enseigner la contradiction. Ronger. L’ironie. Quand les temps sont durs, les intellectuels redeviennent des clercs. Des professionnels, qu’on réduit, et dont on réduit l’activité. Toute crise y contribue. Et symboliquement le papier. Leur propre travail théorique a pu trahir les clercs : ils ont fait ce qu’il fallait pour qu’on l’utilise contre eux. Ils ont théorisé le texte, l’intertextualité, feignant la suppression de l’auteur pour lequel ils réclament des droits sociaux. Si tout est texte, il n’y a plus lieu de privilégier l’ancienne « littérature ». Sa relégation « démocratique » déculture des masses qui n’ont plus de culture « populaire », mais une culture de masse. D’où s’agrandit la coupure entre les clercs et la masse. Le lettré jobard macluhanise. Il a préparé la réduction des têtes sous une forme nouvelle, et pour lui-même. Hugo (dans Eclat de rire, dans le reliquat de Châtiments) avait écrit : « Comme un crétin j’avais cru dans votre parole. » Le clerc qui s’écrit, qui rend l’écrit de plus en plus écrit, qui se coupe de l’ora- lité-collectivité, est ce crétin au présent.

 

(3) Qu’est-ce qui fait que le jeu des mots engage toute la transsubjectivité, chez l’un, et n’est, chez un autre, qu’un « jeu de mots » ? La métaphore est et n’est pas métaphore, dans ce qu’écrit Péguy : « Un mot n’est pas le même dans un écrivain et dans un autre. L’un se l’arrache du ventre. L’autre le tire de la poche de son pardessus » (Victor-Marie, comte Hugo, § 11, Gallimard, 14e éd., p. 152). Les métalangages pourront indéfiniment se traduire l’un dans l’autre. Celui-ci reste le langage d’une pratique : c’est sa vérité. Peut-être peut-on distinguer le performatif linguistique, qui fait qu’on dit quand on dit je dis, qu’on promet quand on dit je promets, d’un performatif poétique, qui fait ce qu’il dit à condition que le dire y soit celui du faire, pas d’une intention; et encore un performatif, que j’appellerais mythique, observable dans plusieurs discours contemporains : par la convergence de la « philologie » heideggérienne, de l’écriture psychanalytique et de l’imitation de la schize, des philosophes programment l’écriture selon une motivation dont le patron est une métaphysique de l’origine naturelle du langage. Le jeu des mots peut être celui de toute l’activité, de tout l’acteur, quand il tient à l’histoire de l’acteur, quand chaque jeu a le sens de l’ensemble. L’exemple pourrait en être I am too much in the sun de Hamlet. Mais un travail ponctuel, une programmation philosophique, une psychanalyse appliquée, font semblant d’avoir mal au ventre, de se tirer les mots du ventre : ils trichent, et se les sortent de la poche. Bref, un jeu de mots n’est une valeur dans une écriture que si, au lieu de représenter ou de mimer, il est produit-producteur d’un conflit, d’une histoire, avec laquelle il fait corps. Ce que ne dit pas le jeu de mots par lui-même.

 

LORAND GASPAR

La poésie qui s’était dérobée à ceux qui ont cru la tenir en appliquant studieusement des règles et des recettes, se livrera-t-elle enfin aux physiciens, chimistes et mathématiciens de la langue ? Mais qui a encore besoin de poésie ? Ce dénominateur commun de manifestations apparemment si diverses, cette fluidité rare et impérieuse, cette rugosité qui soudain nous décape, qu’est-ce que c’est ? Le mouvement qui est jeu, chant, continuité, rupture, bégaiement, voire aphasie, est-il lié à une forme, lisible dans une construction, déchiffrable dans des rapports?
La biologie ne s’intéresse qu’au fonctionnement de la vie, à cette architecture vivante en mouvement. Mais parfois un homme s’étonne, s’émerveille devant ce qui apparaît banal à tous, quotidien. Son regard comme lavé voit des choses que d’autres ne voient pas ou ne voient plus. Il perçoit des rapports, des cheminements très neufs et très vieux que son œil dessine, que la lumière dessine dans son œil. Une vivacité nouvelle jaillit d’une ordonnance inattendue et qui n’était nullement inscrite dans les éléments qui leur prêtèrent concours. Une logique certes et des lois, et jusqu’à celles plus rapides que l’œil allié à la lumière, plus vides que la main qui creuse.

Il y a sans doute un fonctionnement dans la langue de poésie et que les meilleurs forcent comme la tête du fœtus le détroit de naissance. Ecart ? Anomalie? Peut-être. Mais cherchons encore, forçons encore. Sentirons- nous l’insoumission centrale du rien où s’exerce notre Cécité?
J’ignore, ou mieux, il m’importe peu de savoir ce qu’est la poésie, ce qu’elle n’est pas, si ce que j’écris « en est » ou pas.

Ce qui m’intéresse dans la langue ce n’est pas qu’elle puisse être un « système indépendant », mais bien ses liens physiques, chimiques et biologiques avec tout ce qui la précède, lui coexiste, en découle. Ce qui me requiert c’est le mouvement que j’aperçois continu à travers langages et langues, à travers les ruptures vivifiantes, les sauts de mutation, les asystolies du cœur. C’est de ce mouvement séditieux que j’aime ressentir l’aiguillon, l’injure et l’insomnie sur ma langue. C’est ce mouvement que je veux que dénude la parole, c’est avec lui, avec sa substance vide au regard que je veux qu’elle fraye.

Il est possible que la séparation de la forme et du contenu, de la forme et du mouvement, soient une tactique efficace au service de la lutte pour la conquête (et la destruction) la plus totale du milieu, de celle plus ardue, menée contre l’irréversibilité thermodynamique. Pour ma part, de la langue j’attends non pas l’adéquation ou l’expression de quelque être mystérieux, ni témoignage, ni traduction, mais bien l’accueil de ce que son propre mouvement a d’inexorable et de fragile; j’attends qu’elle soit matière de ce qui était déjà dans la venue de son dire : identité inguérissable.

 

JACQUES GARELLI

Que dire à des poètes, rompus aux exercices critiques, sinon en termes simples la raison pour laquelle n’importe qui peut être tenté d’écrire? Par exemple : pour faire surgir derrière la vitre de sa fenêtre un son qui serait aussi limpide que du froid et créer dans la brume un accord jamais prononcé avec le bleu inexistant, bien que traversé de sa chambre. Alors, dans l’incertitude, mais aussi le risque cet être anonyme peut esquisser quelque chose comme cela :
La cause des bateaux imperceptibles qui passent dans un bruit de corne et de fleurs à midi leur défi de harpe c’est d’abord le bâillon de l’eau pour la vue l’outrage d’un corps chevauché par trois morceaux de conques défendues
Savoir que nos tables ne sont pas exactes Sur l’opaque muré un silence intact … Tel est peut-être l’ordre des raisons poétiques. Ici, nul message codé à transmettre. Nul destinateur parlant à un destinataire d’un référent; mais un mouvement global de surgissement du monde. Alors pour celui qui
écrit, quelque chose advient. Oui, pour lui : « L’air de la chambre est beau comme des baguettes de tambour. » (1)

Bien amicalement à vous

 

(1) Que l’on ne prenne pas pour de la malignité la référence de cette citation, empruntée à un poème de Breton, intitulé : « Le Verbe Etre. »

 

JEAN-PIERRE FAYE

Je demande : qu’y a-t-il dans le soleil, qui répande dans la langue ? Qu’y a-t-il qui se verse en langage, et quelle est cette langue qui se renverse dans la bouche du langage et se nomme, elle-même, d’un nom étrangement étranger : celui qui se retrouve dans l’opération des liquides et leurs coulée dans le corps, et leur couleur : hémato : poésie ? Je questionne donc, mais aucun d’entre nous, questionnant soleil et (s)ombre, et le moment, l’instant battant entre eux, entre lui et elle, l’éclatante : la giclée.

J’avance dans l’entre, dans la palpe, dans ça qui se langue.
Je questionne ça, le mal d’être deux, qui s’échangent et qui s’entredisent, et d’être, devant ce pouvoir, interdit.

Qu’est-ce qu’on touche, là, qui déchaîne des soleils, des simples décharges écrites ou dites, et dites-moi si vous le savez.

 

ALAIN DUAULT

Je t’écris et t’écrivant je crie dans le vent, et mon cri décrit le vent, comme un oiseau décrit un cercle : ainsi je « fais » comme le poème.
Je veux dire qu’un peu de souffle — mon cri — est pris par le milieu et la possibilité du souffle — l’air — dans sa performance exorbitée — le vent — et que mon cri longe et suit et transforme le vent, l’invente, comme le poème — « mes » mots — est pris dans (les rets de) la langue dans laquelle il s’écrit — mais aussi d’où il s’ex-crit — et le poème aussi longe la langue, la suit, la traverse, l’invente, ou plutôt il invente sa langue, c’est-à-dire qu’il invente un sujet qui lui-même…

Un grand battement de vent vient disperser les oiseaux et les fils gordiennisés d’une comparaison tirée par les cheveux qui se dénouent sur une épaule dorée comme le velours, ici, près de la mer dont j’entends le grand bruissement de comme…
Mais donc, alors que je colore l’écriture, m’interroge au verso la question de cette écriture — que je dis poésie. Comme tu passes aussi par le chas du poème, tires le châle de langue où tu sèmes, je lance vers toi la béance rogatoire de mon étonnement — qu’il y ait poésie. Question qui, d’avérer mon angoisse, me pousse à la prendre à revers, soit : que peut être la poésie, aujourd’hui? Soit encore, mon étonnement n’obérant l’assertorique « il y a (de la) poésie » que de ce qu’il diffère : qu’est-elle cette poésie — aujourd’hui, pour moipour nous !
Assemblée des mots, semblant des voix qu’elle déplisse, la poésie déplace mille questions dans l’écriture — et ôte toute quiétude. Ainsi d’abord à grand(e)s coup(e)s de faux dans le champ : la poésie est-elle un discours? — Et si, d’emblée, tu réponds « non », si je te dis : « c’est un peu court », tu creuses le sillon — grand(e)s coup(e)s de faux dans le champ, d’ivraie (dont tu sais qu’elle nuit au blé) —, c’est dans ce semblé que se fait jour l’activité de/dans la langue dans/de la poésie qui (se) retourne, comme la terre, (dans) les rets de la langue — Mais donc la poésie est-elle un discours? Disons pour simplifier, et pour quadriller vite ce champ que je veux traverser pour atteindre l’autre lisière, que la poésie, qui peut prendre en charge un (des) discours, a une portée beaucoup plus large, où le discours se défait. Accepterais-tu de formuler ceci rapidement en disant que la poésie (dés)intègre le discours? Ou plutôt : le discours n’est pas son objet. — Mais la poésie a-t-elle un objet? C’est-à-dire : l’expérience de la poésie produit-elle un objet, qui lui soit extérieur? De glisser sur un signifiant, je tombe sur le concept — qu’en dis-tu? Il me semble, pour traverser encore cet autre champ balisé, que la poésie n’excipe pas d’un quelconque rapport à l’objet pour affirmer, poser un sujet. Ou pour le dire autrement : c’est le poème qui produite son sujet dans le mouvement de dire la langue : le sujet du poème est effet de la langue — mais le sujet de la poésie ?… Ah qu’il est difficile de bien cerner ce point : il faut que tu m’y aides, car la « question-du-sujet » demeure, malgré l’inflation de sa reprise approximative en tous lieux, une question fondamentale qui peut permettre de penser le poème dans son écart dialectique à la poésie en faisant le saut au-delà d’une simple binarité essentielle.

Peut-être alors lancer quelques propositions pour permettre l’écho : ne peut-on penser le sujet (du poème) non seulement comme effet de la langue, dans le poème, mais aussi comme résultante (dans le) symbolique d’une pratique, ce qui pourrait éviter par exemple le danger d’une définition-production formaliste du (concept de) sujet? Le sujet serait alors à penser comme se produisant dans le mouvement de la pratique, c’est-à-dire en inscrivant les marques symboliques, cette pratique trouvant elle-même son lieu symbolique dans la langue qui la possibilise. Penses-tu qu’on pourrait formuler cela en disant que le sujet est à penser comme effet de la langue pratiquée? Mais il est alors nécessaire de s’interroger, pour obtenir plus précisément le spectre du sujet, sur cette pratique. Cette pratique en jeu dans le poème peut, doit être pensée comme pratique de la poésie : c’est l’enjeu. Disons : pratique d’une expérience (au sens bataillien), cette expérience étant la marque effective du réel sur/dans l’imaginaire, dont la pratique ouvre l’accès au symbolique. Le sujet du poème, alors : effet de la langue pratiquée dans son expérience? — Mais le sujet de la poésie? « une position éthique » dit-il ? Dis-moi…

Ce tressage complexe peut te paraître bien chargé pour notre sujet… Mais je te pose la question : sauf à (se) répéter académiquement, voire en choisissant son académisme, se donnât-il une apparence avant-gardiste, la poésie peut-elle prétendre aujourd’hui continuer d’inventer une langue pour son temps, comme ce doit être son voeu, voire en reprenant-transformant les formes anciennes, en évitant de s’interroger précisément sur son possible et ses moyens ?

Inventer une langue pour son temps : cela ne veut pas dire tomber dans une sorte de fantasme moderniste-avant-gardiste tel qu’au début du siècle il se figurait par exemple dans l’hymne à la technique, mais ce peut être plutôt reprendre-transformer telle ou telle forme-à-poèmes ancienne pour la réinscrire dans notre modernité, par décalages, déplacements, changements d’angles, anamorphoses et métamorphoses, comme ce peut être aussi reprendre tel ou tel « contenu » longtemps quadrillé en l’inscrivant dans une perspective d’écriture neuve, en le faisant traverser la langue : par exemple, la poésie peut-elle se passer de ré-arpenter l’« amour », mais, en même temps, peut- elle le faire en suivant le vieux lit romantique, c’est-à-dire sans, entre autres, passer par le corps et sa langue déployée ?… Refusant tout pouvoir qui lui soit extérieur, la poésie réinvente l’audace dans le frayage infini des différences, c’est pourquoi elle ne craint pas de prendre en écharpe tel savoir, telle croyance, voire telle « forme fixe » : sans manier nécessairement le paradoxe, la poésie est plutôt hétérodoxe, et elle s’ouvre ainsi les possibles de la réinvention — de nouveaux parcours, de nouveaux transports, de nouvelles différences.

Par exemple, la question de la beauté. Coincée dogmatiquement entre l’esthétisme dilettante et la sommation impérative des croisés de l’illisible, la poésie semble parfois récuser toute exigence de beauté, prétendant — je l’ai entendu — que la recherche (de 1’) esthétique entraîne une « perte d’énergie textuelle efficace » ! (comme si, par exemple, le bel canto avait entraîné une décadence de l’opéra…), ou plus simplement, paraît l’ignorer, se préoccupant exclusivement de « fonctionnement textuel ». Mais bien sûr, tu ne manqueras pas de me l’objecter, il faudrait d’abord (re)définir des termes aussi vieillement communs et vagues que beauté, esthétique, en ce qu’ils ne sont pour le moment que des critères étroitement subjectifs ou des alibis bêtement académiques. C’est bien pourquoi je lance cette question de la beauté, en nous la proposant à réinventer — c’est-à-dire en demandant d’abord qu’elle ne soit pas purement et simplement éliminée comme si c’était res nullius, ou comme si le problème était résolu de simplement le dénier.

Cette question, il faut la préciser en se demandant si la poésie a une fonction esthétique, ou même une fonction de connaissance esthétique ? Pour prendre un exemple banal, peut-on dire que la poésie révèle la (les) beauté(s) de la langue, sa musicalité (comme le chant l’a révélé spécifiquement pour la langue italienne), et peut-on dire que cet effet est de connaissance esthétique? Ou, en avançant, peut-on dire que la poésie re-dispose le sujet par rapport à lui-même en regard de sa langue, c’est-à-dire le transforme en transformant son rapport au référentiel (de sa) langue — non pas seulement en lui « faisant voir » autrement le « monde », ce qui serait limiter l’effet à l’ordre spéculaire de la représentation, mais en traversant la stratification des affects pour déployer depuis le sujet une nouvelle connaissance esthétique en effets différenciés? Mais peut-être cette question de la beauté ou de l’esthétique dans la poésie ne peut-elle se poser qu’en traversant les questions du plaisir et de la jouissance — c’est-à-dire aussitôt en venant y buter. Car comment imaginer une poésie moderne qui n’ait pour terme de s’ouvrir à la jouissance, au sans- limite, à la dépense infinie ? Or le plaisir (se) compte — et comment imaginer pour la poésie une écriture qui compte ? — C’est peut-être là d’ailleurs que se dessine la « frontière » entre la « poésie » et la « prose » : entre une écriture qui compte (et qui conte) et une autre qui ne compte pas, qui (s’)éclate — Et puis : le plaisir requiert un discours qui communique du signifié, alors que la poésie, comme « dérèglement de tous les sens », dérègle d’abord le code : elle est aux prises avec le signifiant. C’est-à-dire qu’elle diffère la signification (où peut se prendre, comme dans une toile, le plaisir) pour produire le sens (comme différence) : ainsi, elle dé-compose la langue — et lui donne cet éclat intense qui est celui de la jouissance, ou de la mort. Car le plaisir est positif, alors que la poésie, par l’incorporation d’une négativité non médiatisable, non dialectique, (s’)ouvre le champ d’une dépense, d’une prodigalité, d’un jour qui apparaît comme le défi perpétuel à toutes notions d’accumulation, de réserve, ou de plus-value, qui caractérisent le plaisir. Donc, il nous faut penser pour la poésie un effet esthétique qui ne soit pas de plaisir, une beauté éclatante qui ne rassure pas, mais désassure, qui fasse défaillir : une beauté qui fasse éclater le langage; une beauté qui fasse éclater la beauté. C’est-à-dire que l’expérience plurielle et contradictoire de la jouissance ouvre à une pratique de la beauté où se reformule le sujet.

Penses-tu donc qu’on puisse spécifier l’écriture poétique comme une écriture de (la) jouissance où le joui de la beauté fait sens! (Mais aussi la connotation totalisatrice (ou totalisante de la jouissance doit-elle éliminer la demande, ou, à tout le moins, la possibilité du plaisir dans la poésie et alors la jouissance ne risque-t-elle pas de se réinvestir, à travers son immanence même comme une nouvelle transcendance ?)
Buisson de questions où se lient les printemps de la poésie… Et je, tu, il, nous écrivons… La poésie nous change pendant que nous essayons avec elle de changer de langue dans la langue, d’inventer peut-être une nouvelle langue à plusieurs langues, une langue enflammée de mille éclats… Mais la relation à la langue est d’une délicatesse extrême, car c’est une relation avec mon propre corps. Et peut-être ne t’ai-je écrit que pour essayer de poser avec toi cette question du corps-dans-la-langue, de la jouissance oui, d’une certaine façon, de la manière dont ma langue ancrée (encrée) dans mon corps m’invente en poème, dont « je » m’entends la poésie. Peut-être ne t’ai-je écrit que pour avancer, comme une autre question vers toi lancée, ma « réponse » à cette question donc, un pro-gramme.

Je crois de plus en plus — et je dis ceci dans le mouvement de l’écriture, sa pratique — que la chance de réinvention que peut porter la poésie, sa possibilité d’un refrayage de la différence, ne peut plus s’avérer dans un langage qui ne s’éprouve à son usure qu’à y trouver valeur d’échange. C’est-à-dire que les termes de l’échange, référables à la communication (qui infère de quelque façon le discours), sont à transgresser ou, plus vif, à trancher du tranchant de la langue. Ce qui, de s’échanger, perd l’appui d’une valeur d’usage, ruine son poids symbolique et retourne au commerce qui, fût-il aimable est d’abord futile. Au contraire, la possibilité aujourd’hui de tracer l’espace où se refraye la différence en acte, et où s’inscrive le (du) symbolique, passe par une pratique dont la spécificité s’assigne (à) la poésie : la vocalité.

La vocalité est cette attention extrême (et flottante) à la voix dans la langue, qui fait du poète un compositeur de la langue, et qui porte la langue à l’acmé de son possible sonore (Ce n’est peut-être pas un hasard, j’y pense en relisant, si je croise là un titre d’opéra : Lakmé, où se trouve précisément un très célèbre air de coloratur aiguë : l’air des « clochettes »). Emportant la syntaxe, la pratique de la vocalité va à l’impossible sémantique et fait voler la langue (en éclats). Semblable en cela au désir, elle ne se laisse soumettre par rien, elle s’ouvre à la jouissance comme une grande puissance d’errance (de diff-errance) qui lui fait traverser des contrées sans limite — l’inconscient, le savoir, la mémoire — sans jamais s’y fixer : la vocalité détermine une mobilité essentielle de la langue, touchant (tou-chant) à tout sans se laisser prendre; elle est ce lieu impossible du sujet qui n’existe que dans la différence effectuée, irrésumable ou mieux : imphotographiable comme le battement.
La vocalité agit dans l’écriture par changements de vitesse, rapprochements, contiguïtés, ellipses, giclées, allitérations, rimes, paronomases, et toutes sortes de coulées sonores, ignorant le « sens commun », mettant en mouvement une poussière de syllabes qui s’assemblent et se désagrègent selon des lignes de force où l’inconscient se dispose. La vocalité fait danser la langue sur une scène qu’elle dessine, et invente une écriture tour à tour rugueuse, fluide, haletante, ralentie, aérienne, pâteuse : musicale. Comme ayant branché un sismographe dans la bouche ou sur la peau, elle fait entendre les sanglots, les silences, les halètements, les pleurs, les rêves, la toux, les cris, la tristesse, la souffrance, l’appel, la mélancolie, les mille contrées de l’imaginaire — comme un accouchement (du) symbolique. Elle fait aussi se nouer ou se croiser les codes, passant à travers ce miroir interne qu’elle tend de tous côtés dans la langue, mariant par exemple pour un instant amaurose et amoureuse. Elle invente ainsi une métaphorique non spéculaire où la métaphore ne fait plus seulement (ou d’abord) référence à l’image mais au rythme et/ou à l’ouïr : elle définit dans son mouvement une nouvelle pratique de la métaphore, non liée à la signification. Traversée de coulées chantantes, le poème e(s)t mon corps : la voix qui le touche, le grand échovoix qui l’affecte, le lance avec cette force musicale, l’éclate et le re- et dé-compose : la pratique de la vocalité comme pratique infinie de la différence dans la langue fait du poème un mouvement sans fin, intarissable, qui ne se heurte qu’à la mort — et donc qui implicitement questionne la mort. Tu sais, je dis : aller à l’écriture comme on va à la mort. Mais écrire dans la pratique de la vocalité, c’est aussi bien rêver, fondre dans l’abîme du corps qui se dérobe, s’ouvrir à la mort et aussi, en même temps, à son battement dans l’Autre. C’est se laisser travailler par l’Autre, être l’antre résonnante de l’Autre, et l’entre de l’Autre avec moi, cette déperdition folle du sens, c’est interroger la mort dans l’Autre qui me fait moi. L’Autre étant bien sûr toujours déjà impliqué dans la langue — ce qui ne veut pas dire que c’est l’Autre qui fait ma langue, mais que c’est l’Autre qui me fait faisant ma langue, dans la langue. Ecrire comme se chercher dans la jouissance, dans l’érotisme, comme avoir avec corps une relation de proximité qui lui fasse écho, comme aimer l’Autre dans la langue non pas pour le retenir, le figer, mais pour se donner avec lui le plus de mouvement de vie possible : c’est le privilège de la vocalité, de l’écriture-voix-musique qui tresse et trame et compose le poème, l’essouflant ou le déchirant, lui donnant une puissance de silence comme une puissance de cri.

Car, par la pratique de la vocalité, le poème s’ouvre au-delà de toute valeur d’échange, à cette prodigalité, cette surabondance, cet inutile dont la part sauvage est le lieu le plus vif de la langue d’où le sujet surgit comme l’inconscient, ce lieu où ne cesse jamais de résonner ce qui, venu du plus profond passé, m’a touché un jour une nuit et de m’avoir traversé, arraché à moi-même un instant, garde le pouvoir de m’affecter : le chant, la première musique, celle de la première voix d’amour, où le corps pour la première fois frémit.

Aujourd’hui, la chance de la poésie, à travers la pratique de la vocalité, c’est d’être le chant de la langue. Ce n’est que depuis ce chant de la langue que la poésie peut encore espérer nous affecter, que la poésie peut être encore aujourd’hui fabuleuse, ou fibuleuse : inventant par/dans la langue les fibules qui agrafent lieu et temps où se métamorphose le référentiel en légendaire. L’écriture doit pour cela se jeter dans la langue, comme une rivière dans la mer, dans l’amour : elle doit s’ouvrir aussi à la pulsation qui l’invente, au battement de la différence — question du rythme, qui ne se réduit pas à la théorie, i.e. ne se laisse pas réduire par la théorie, et qu’il importe de ne pas confondre avec la scansion : le rythme est une nécessité interne à la langue. D’ailleurs, il faudrait se demander si la langue a un rythme propre, comme cela semble implicite chez certains de nos amis poètes, ou si le rythme accordé à la langue n’est pas plutôt l’effet du corps du sujet dans la langue. Mais vois-tu, j’ai l’impression de t’avoir lancé d’un seul coup mon sol d’écriture (et, eu égard, à cette fonction musicale, je ferais mieux de dire : mon la), et à présent, te laissant cette jachère, je n’ai plus envie que de me relancer dans l’orchestre de ma langue où me perdre, le corps ouvert et les yeux blancs.
Je n’ai plus envie que de te demander si tu connais la musique, l’opéra, et ce grand chant éclatant de beauté qui m’étonne d’exister : la poésie, grand chant à mille ma voix écrite comme la vie : me poussant vers la mort. Et peut-être pour clore cette lettte où se mêlent le vent, le sable et le grand bruit de la mer, courrais-je, en riant, te lancer, comme une formule, comme une question : qu’écrire c’est apprendre à jouir

 

MICHEL DEGUY

Pris sous un certain angle tout poème est « tautologie ». On montrerait, à des exemples claudéliens entre autres, que la vocifération comporte un signifié latent, cette leçon : que le poème est manière de dire « il vit que c’était bien », traduisant le « Et Dieu vit que cela était bon » de la Genèse. Le poème dit : « c’est bien qu’il en soit ainsi; c’est bien ainsi»; (que l’eau soit liquide, etc.). Mais quoi? Ce qui est bien ainsi c’est la langue ; et elle s’en félicite en « rendant grâce ». Grâce à la valeur des mots au sens saussurien, à la permutabilité, circularité, substituabilité, du lexique; et grâce à la proposition prédicative ou jugement analytique en gigogne ou sorite, capacité redoublée par l’effet propre au poème au plan du signifiant « en même temps » (« sorites » par le signifiant que sont l’anagramme et l’hypogramme), la fonction de louanges (l’éloge persien) rapporte ce qui est comme c’est au compte du Grand Synthétiseur Primordial, ou « Dieu », dans le cas de Claudel : représentant de la langue. Le dire est un re-dire, et comme il n’y a rien à redire, il y a tout à re-dire. Ce faisant donc, et si l’on décompte le virement opéré par la croyance au compte d’un supposé Créateur dont le poète ne serait que la réplique, ce que nous avons à entendre c’est « ce qui est bien ainsi c’est la langue ! Elle s’en félicite ».

Pourtant le caractère tautologique du poème ne se bloque pas, ne se love pas sur lui-même comme en un « pur délire sans chemin », mais est référance. A détailler : de même qu’une certaine entente « populaire » de la langue consiste à entendre tout énoncé selon le « sens obscène second » (qu’on dirait aussi bien premier) qu’elle cèle, comme si le langage « secret » de la langue consistait en une isotopie sexologique latente en tout énoncé, il est bien vrai qu’il y a pour toute proposition émise (coup de dés) une possibilité de l’entendre selon cette grande « isotopie » poétique, à savoir selon que « l’homme parle en étant la parabole de la langue » (Heidegger), comme si la puissance du dire pouvait être auscultée en tout ce qui comporte un « message » — comme si la capacité de la langue à dire était le cryptogramme sans crypte de la poéticité : à la manière dont, par exemple, on peut disposer n’importe quelle phrase en colonne de mots pour tourner l’attention vers la polysémie et la tournure…
Voulons-nous dire que l’usage poétique consiste en ce recul en la langue, en ce dire (de) soi de la langue, tautégorie de toutes les allégories, tautologie de toutes les analogies, comme si la « poésie » désirait, et manquait, d’accomplir le recul en une dimension autarcique de complaisance et puissance solitaire ? Non. Précisément elle ne se fait pas un refuge, elle n’offre rien de substantiel, aucune pause. Pourquoi? Parce qu’elle est référance, lieu d’un rapport actif s’ouvrant à autre qu’elle, un autre qui n’est pas un objet (elle n’est pas réaliste); le recul méfiant, mécréant (et pour citer D. Roche : mécrivant, donc), humoristique, parodique, polémique mais aussi bien irénique, en l’épaisseur non-substantielle de la langue est une rentrée dans son insuffisance, c’est-à- dire plutôt dans son ouverture-sur, laquelle ne se repose en aucun corrélat réaliste, pas davantage essentialiste. Ni des essences; ni des objets; ni des entités nominales (d’où la lutte incessante, redisons-le, contre la sclérose idéologique de la langue, l’embolie des signifiés, l’infection stéréotypique). Comment appeler ce à quoi se fie alors cette « rigoureuse douceur » (Heidegger), ce mouvement de rétrocéder en la référance de langage ? Serait-ce pas ce que maints écrivains, maints « artistes » ont appelé le silence ? Je veux dire cette référance, le retrait en la dimension de dire qui découvre son ouverture-sur, ne peut-il être nommé silence, nulle idole, nul asinorum-asylus ? mais silence ce qui attend, intente, soutient, le retrait-recès du langage en tant que parole s’ouvrant à ce qui peut s’ouvrir sur lui. Et la lutte contre tout ce qui vient obturer cette rentrée possible dans le langage de la langue (contre les objets, idées, entités) est donc matière du travail poétique cherchant à céder à la tension de la référance — référance au « monde », qui n’est pas l’enclos des mass-media miroitants, ni une « réalité » qu’on puisse atteindre en prenant des chemins tracés au-dehors dans l’utopie de la gression vers, par exemple, la « nature », parce que la nature n’est qu’un des noms (pseudonymes) de ce à quoi la langue peut se référer en tant que parole se défiant d’elle-même en elle-même pour s’accorder (le temps de la résonance d’un poème) à l’accord fragile avec ce qui est à dire qui « faut ». Plus longuement ailleurs il faudra diversifier et spécifier la « référence » pour éviter qu’elle devienne une notion jouant à son tour comme une entité — axes de référance : à la pensée; à la mémoire des œuvres ou contexte; au « monde » comme non-objet, non-visible etc…

 

La langue exige son conservatoire. Le besoin de tout locuteur-né d’entendre le langage de sa langue — la pulsation-rythme, l’éruption- gésine de la bouillie (in)signifiante, nappe conjonctive de laquelle va surgir, se découper, la chaîne discontinue « sensée » des Sa/ Sé, la couche de rumeur « française » en l’occurence, si j’y prête « l’oreille » c’est comme si j’entendais… « pluvieusavai/javalaiflan/auragénetrombe / sijamaisgrouperêriefougue / vementridalomine / abratranchemalgra / obsidieuseramoravagine / vousafïermintende / nocenvaSicrarnetadosemeur/enplancenoirsimeuse… » etc, etc, le flux de « vocables » pas encore, osmose au coeur du corps creux remontant vomi, je peux continuer longtemps à nous dénoncer… Cela « justifie », s’il en était besoin, la persistance du feuillage indispensable de la chanson et de la poésie académique en son jeu floral. Le besoin de reconfier les significations admises (découpées, héritées, « communiquées ») au « chaos », citérieur même à « l’hésitation prolongée entre sens et son », « comme à l’origine » du parler, se trouve satisfait, sans qu’il soit question d’ésotérisme ou d’avant-garde etc, au niveau du jeu-de-mots de la chanson. Cette remise « au chaos » prendra chez le poète jugé d’avant-garde des risques plus difficiles et les proportions d’un atelier à néologismes, désyntaxation, etc…

 

Le rapport « poétique » à la langue me paraît, ce matin, bifide jusqu’à l’écartèlement, consister en une tension double, portée aux extrêmes que je vais typifier, en elle-même par conséquent contradictoire, et fatalement paradoxale, je veux dire éloignée de l’usage et de l’entente ordinaires, communs, en d’autres termes éloignée de la vulgarité (ce mot n’étant pas celui d’une injure, mais d’une analyse à faire multiplement, de l’état de la « parole » (Saussure) s’il pouvait être décrit sociologiquement à un moment donné — par exemple ce matin).

D’une part en effet ce sujet de la langue, qui s’intitule « poète », en est un qui fut préformé, ce fut l’éducation et l’enseignement, à être bâti en diapason pour le « la » d’une mémoire profonde du bien-dire de la langue ; en conservatoire, où peut se rejouer à tout instant l’orthorythmie-et-graphie de la langue, l’eugénie de son histoire, le bonheur syntaxique et la foison lexicale; de la langue où il s’immisça, « maternelle ». Il aime fréquenter le pavillon-de-Breteuil de la littérature, s’y faire rejouer, en amont de la rangée « classique », la bouleversante rumeur étymologique (en général) des œuvres archaïques, et y surveiller les dernières acquisitions. D’autre part et diamétralement, il est rien moins que conservateur. Non seulement il ne s’alarme pas a priori des novations, étant d’intelligence avec l’audace de toute auctoritas de « nomothètes » qui font comme si la langue continuait de commencer avec leur prouesse, de s’originer en leur invention; et il trahirait joyeusement la loi pour le meilleur et pour le pire; mais encore, une force de rupture anime en lui une fureur d’en sortir, une impatience des limites; et lisant et relisant tel texte prisé, recommandé, ingénieux, emporté, rien ne l’étonne…! Ce ne sont jamais, se dit-il, que nœuds et dénouements de « noms et d’épithètes », de « verbes et de conjonctions », etc, suffisamment référencés à un quasi-réel pour pouvoir nous décontenancer. Non ! lassitude… Il faudrait jouer à la limite contre les limites, (sans les perdre pour autant puisqu’alors on ne serait plus reliable à de la littérature, mais exclu, méconnaissable…) Il faudrait en sortir comme les peintres iconoclastes et retenus, (déformer des poèmes inouïs, inaudibles, toujours mieux ajointant disjointés, implosifs explosifs, jointoyant le discord ;… il rôde à ces confins et en revient…)

Mais n’est-il que cette oreille ; ne s’intéresse- t-il, et ne s’intéresse-t-on à lui, que pour cette vigilance transgressive intraverbale ? Pas seulement; il est cependant un jugement promené parmi les choses et « l’actualité » ; son devis devrait être attendu; son discours sur l’état de la Désunion entendu. Il a intérêt à ne pas s’y tromper. Sur cet axe, qu’on peut nommer, avec les linguistes, de la référance (de la déférance, pourquoi pas), une relation elle aussi double est à indiquer : dans la dimension d’un échange d’abord, ne l’oublions pas : comme (c’est-à-dire pas comme) au marché des marchandises, il y a un marché pour un échange hors d’usure, celui, pour prendre un exemple qui l’assimile au mot de passe du temps-qu’il-fait, des dizaines de millions de soleils (ce matin celui que j’ai, en me levant tôt sur cette petite pointe de genêts, ce lieu de la vieille terre redorée, refrappé, relancé, réémis…) en ces millions d’autant de lieux de la terre qui fut telle (belle, célébrée, célèbre autant que la Reine Victoria, et que, comme elle, on met au musée, en réserves, en effigie, en timbres, en jubilés) et que les hommes désirent échanger à propos de leurs propos, entretenue en leur entretien de marchandage étrange, sans bénéfice, sans accumulation, et on ne sait toujours pas en quoi consiste la transaction (et souvent aujourd’hui c’est sous les espèces de la photographie qu’ils échangent ces soleils racontés, se les montrant, reconstituant la circonstance, où les autres n’étaient pas, autour de la preuve-image); il faut avouer que pendant des siècles ils confièrent au « poème » ce commerce spécial, le soin de valoir-pour, de représenter (quoi? pour qui? etc, monnaie non abstraite, pas universelle…)

Déférence, d’autre part, à du non perceptible autrement que dit. Sur cette voie, mille fois reprise, je recommence : ce qui est à dire se réfère à du non-visible; entendez, celui-ci, différent de « l’invisible »; avec le poème il s’agit de mystique du visible. Alors en quel sens ? En ce sens où, par exemple, ce qui est d’une certaine échelle échappe à toute autre, mais peut par transposition machinée, y être rapporté (« méta-phore »), remarqué, réinscrit. De même que la pyramide, du Nil ou du Yukatan, propose un objet d’échelle inattendue, faisant se demander : c’est pour qui par qui ?, un objet « d’art », peint, sculpté, écrit, paraît renvoyer à, « réfléchir » comme on dit d’un miroir, mais braqué vers ce non-visible qui ne paraîtra pas autrement que condensé-déplacé dans ce (re) présentant. De l’objet, poème, nous disons donc qu’il réfère, déféremment, à ce qui est montré-dit en tant que comme ça : nous n’en savons, saurons, rien d’autre sinon qu’il est comme ce que l’artiste nous propose ici, tel. Attention, le rapport comparé-comparant est
l’inverse de ce que croit le sens commun. (Dans le récent livre de P. Ricœur sur la métaphore vive, on lit page 357 « / …/ que méta-phorique veut dire transport du sens propre vers le sens figuré ». Or c’est plutôt l’inverse : le métaphorique poétique opère du sens figuré vers un « sens propre » — qui n’existe pas.)
Le à-dire, aux prises avec le visible où il est pris épars avec lui et, n’étant pas de nature visible sur le mode d’un objet (sans quoi on l’aurait vu et tout serait dit), est afférent (c’est l’à-faire poétique) à l’affaire humainement machinée. C’est une chose non-chose qui devient quelque chose comme ça. Suivre la question de la poésie plus en détail consiste alors à se demander comment le langage en sa complexion intrinsèque de langue s’y prend pour faire un objet tel, avec quels moyens de provoquer l’imagerie…

lalie-gel

gel imagine l’aube tardive de décembre quand le noir craque comme un nom sous le froid et bleuit
lalie et dans ce gel le cri-chant d’un bébé chaud, babillage proche, écho… L’opposition — ou l’appeler la lutte? — aurait plutôt la forme en général, non rationnelle et non rationalisable, de l’oppugnance aveugle, de la répulsion (réciproque ?) sourde et muette — comme un magnolia contre un névé, une banquise contre une loutre, n’importe quoi
Pas de commune mesure, de meson-medium, élément, latence dialectique, filigrane énergique et « sympathique » en train d’arranger, de mieux disposer, (le) tout. « Il n’y a rien à faire. » C’est-à-dire, ce que « je » peux faire je le fais « contre » des forces autres, déchaînées aveuglément selon leur loi dans leur chair, qui quelque part recouvrent recoupent indivisément « le mien », celui où j’erre comme le corbeau noctambule de la légende esquimau sans que lumière se fasse, et nous nous heurtons comme des meubles pour l’autre, et « cela » donne figure admise dans certains plans de « projection » où l’histoire se régularise comme au théâtre; et qu’est-ce que j’expie, quelle infirmité fatale, que je ne me suis pas faite à moi-même, je ne sais, tout en le sachant — c’est en tant qu’« innocence » que je commets la faute; hétérogénéités conjointes, l’un décide que cela donne le sens « malgré tout », l’autre que cela n’est jamais assez disjoint…

Que faisons-nous? Ne nous contentons-nous pas de relever la « vulgarité » (la remarquer, la transporter, la « sauver »)? Cette vieille aux cheveux rouge-oranges et blanc-mousseux, qui lave comme une cuisine un morceau de rue basse, elle est imprévisible et « splendide » : ideuse, et je la « Iis » comme une « épiphanie »… Mais elle est ignorante à jamais, insoucieuse de cette fonction « mythologique » que « je » lui réserve; le « peuple » chez qui elle vit ne la voit nullement en divinité, et se moque bien de cette relève de son aspect…
Il n’y a pas de lieu commun au « poète » (riche en culture, et cherchant ce graal d’un dernier effet de mythique, mémoré et projeté) et au peuple (arraché à toute « culture » par son devenir petit-bourgeois, illettré sous acculturation), pas de lieu commun à nous,«enfer ou paradis » partagé, où nous puissions voir ensemble l’épiphanie de l’obèse lavandière orange. Pour qui faisons-nous le poème?

 

Y a-t-il vraiment, comme s’en plaignent les publicateurs de livre-de-poème, absence de public? Ou plutôt sa transformation? Le contexte pour un livre a changé : les media le produisent. Le « référent » est assuré : celui qui, étant là, permet qu’on fasse signe. Considérons un livre produit et lancé, par exemple la confession d’une jeune femme abandonnée, qui doit élever ses enfants etc. Je retourne le livre : il y a le « prière d’insérer», et la photo. D’autres abstractions, d’autres référents sont en jeu (que du temps de Mallarmé) :
1. le physique de l’auteur comme image dans un rapport de vraisemblance avec le système- de-la-mode et le « thème narré » ;
2. le certificat (réaliste) de son rôle, état social, emploi : références à une vie « réelle », dans la sphère des media (journaliste, actrice à la T.V.) : espèce de confirmation tautologique, rapport en miroir qui renforce, constitue même, l’objet-à-consommer. Des activités autres mais incorporées aux media (T. V.) répondent d’elle, et elle d’eux, allêlique-
ment : cercle, tournoiement spéculaire qui renforce le réalisme du vraisemblable;
3. la conformité, et le conformisme global, de, et avec, la sphère de réel (produit, artefact de part en part) dont elle dépend, nous est attestée dans le certificat biographique associé au livre : divorce, année de la femme, souci écologique etc. C’est pour cela et par rapport à cela qu’elle écrit-publie (écrire = publier). C’est tout un autre conte, une autre configuration… En ce qui concerne la poésie : comment percer ce référent, et vers quoi?

 

Ne va-t-il pas de soi que la poésie appartient à la culture? Si c’est le « fonds le plus propre » d’une société en son séjour et en sa langue, alors le culturel qui est l’appropriation, la requête, la mobilisation de ce fonds n’a-t-il pas à domestiquer surtout le poétique, à faire remonter ce fonds le plus propre pour se l’approprier et l’exploiter? Précisément. Seulement, à partir du moment où quelque chose comme la « culture » existe en tant que telle, à part, comme une préoccupation et un affairement organisés relevant d’une tutelle politique, alors il se pourrait que le souci de la poésie, loin de coopérer à ce traitement et à cette exploitation « culturelle » de fonds, ait à « résister ». Plus rien n’échappe à la culture qui est un des noms de ce que Heidegger nomme la Technique, revendiquant la totalité de la vie.

La Technique est productrice, nous le savons. Et c’est cette productivité qui est aussi mortifère. Car la remontée du fonds, l’exploitation exhaustive de la vie, son découpage, sa comptabilisation et exposition en tant que « richesse » (ex. : on dénombre les monuments d’un pays), bref son analyse en vue de la préservation, mise-en-réserve, stockage etc. c’est à la fois une « élévation du niveau de la vie » et une éradication très dangereuse.
Que la culture existe à part (« en tant que telle » : comme domaine reconnu, etc.), sa gestion politique le montre bien, qui est le stade de réalisation effective de son essentia- lité, de sa « distinction » philosophique, et, comme toute partie détachée du tout selon le déploiement de la scission « métaphysique », elle revendique le tout, son droit au tout et sur le tout : « destin de la métaphysique ».

La mauvaise querelle en est une, qui feindrait de se livrer, c’est plus facile, contre la supposée tiédeur ou incurie des « autres », censément non-lecteurs ou mauvais lecteurs de « poésie » ; mise en scène d’une contradiction-alibi, comme souvent, à la place de celle, plus secrète et réelle, où nous serions mis en cause : la pseudo-contradiction entre grave représentant de la poésie et public frivole et détourné. Alibi ? Car au moment, et là, où la mise en scène a lieu, c’est précisément l’inverse qui est manifeste : l’affaire est instruite en maison de culture, devant un public chaleureux, gagné et leurré parce que non provoqué à la secrète difficulté qui le mettrait aussi en cause, lui, dans son intérêt pour la poésie soupçonné. Il est inexact de prétendre — baudruche pour un simulacre de combat — qu’il n’y a pas d’intérêt pour la poésie. Il n’y a que ça, il y en a trop, voyez les anthologies, les manuels, les prix honorifiques, les plaquettes, les prestations multiples, les é’oges, les références incessantes. Ou plutôt, comme toujours il faut dire : il y a intérêt comme jamais pour la poésie et indifférence et malentendu comme jamais pour la poésie; l’un avec l’autre, l’un par l’autre. Ce qu’il faut analyser, déconstruire, peut-être détruire, en tout cas agresser et faire évoluer, c’est ce type même d’intérêt qui se porte vers les récitals, festivals, anthologies, etc. Il vaudrait mieux qu’il y eût une vraie guerre, avec de vrais ennemis; et qui sont les adversaires du poétique? Que le poème ait et voie ses ennemis, pour les affronter en courant de vrais risques! Et s’il s’agit de télévision, je préférerais que la poésie se mette, dise qu’elle se met, et apprenne comment, au service de la technique, plutôt que l’inverse, c’est-à- dire en refusant la soi-disant humilité et secondarité du « technique » et de ses techniciens qui « prêtent leurs services » à la « poésie éternelle » et croient se faire petits en toute bonne foi (géant qui arrange tout et qui s’arrange pour qu’on ne le voie pas! puisqu’en effet on ne voit aucun des appareils de la production sur « l’image » à l’écran, etc…). Il faut exhiber le rapport, la subordination à la technique — et ne pas faire comme en ces interviews ou émissions radiophoniques où on feint d’avoir affaire à la « parole vive, naturelle, spontanée », etc., au
moment où, chacun le sait depuis longtemps, c’est plutôt la technique du montage découpant et recollant, montant en épingle, ou dispersant, à partir de l’optique du maître de la mise en scène, c’est-à-dire en fin de compte de la Technique, qui a son idée sur l’interview et l’interviewé, la technique qui naturalise la voix et fait la loi.

Et pour ce qui est du culturel en général, il vaudrait mieux tenter de reconnaître, identifier et décrire dans son étrangeté radicale au sein de la familiarité extrême, l’une dissimulant l’autre, le « culturel » dans sa différence avec la culture, comme j’y ai fait allusion. Il vaudrait mieux en effet, plutôt qu’elle ne s’imagine que c’est seulement un changement de décor (studio d’enregistrement, micros ou caméras, etc.) qui ne « change pas grand-chose » et que la bonne vieille représentation de la poésie se poursuit, il vaudrait mieux qu’elle s’avise de son nouvel élément, et du nouveau matériau, pour y reconnaître non une modification mais sa condition et très nouvelle. Car si nous songeons par exemple aux effets, références, répercussions, traductions du poème et du poétique (dans la perspective pour qui, en vue de quoi, en rapport à quoi, etc.), nous devons constater que c’est dans le monde culturel auquel il appartient maintenant que le poème (le poétique) les a, pour toujours; c’est là où il a lieu et comme il a lieu qu’il est inclus. Cet enclos (par exemple « la maison de la culture », ou le studio…) ne lui offre pas « de nouveaux moyens » de se faire entendre dans sa vieille disposition, mais est et fait le tout, la matière, la forme, la fin et la cause productive. Ou encore : son contexte est de studio, d’affiche, de récital, de tract, de transistor, de manif-culturelle, de décibel et de poster, etc.; dans le cercle tournoyant de la production-consommation « artistique ». Le culturel : survie en artificiel des « différences »? Entrer dans cette contradiction…

 

L’Etat ? Ce qui est visible sous le nom de torture, loin d’être exception aberrante ici ou là, se lève et se montre comme le mode d’anéantissement des opposants-à-la-croissance, impliqué donc par la gestion des «Take-off»; est l’aspect et la désignation de l’assujettissement formidable requis par le processus de mise au pas et à niveau, d’« homogénéisation », économico-social planétaire, de tous « individus » et groupes réfractaires. La « démesure » de violence « isolée » du type « bande à Baader » ne fait que mesurer, comme un thermomètre, la violence non visible du processus en cours ; c’est un « voyant lumineux » de la contrainte sociale qui est elle-même « aspect » de l’organisation des vases-communicants planétaires du développement. La question serait alors de répondre clairement aux questions : en vue de quoi la résistance ? par quels moyens résister ?

 

Misanthropie, misologie, mishologie, « grand refus » accru… même cela, ce soulèvement de « tristesse aveugle », l’injuste écoeurement iconoclaste qui désespère de la poésie, sert, malgré tout, à soulever la chappe de mazout qui plombe nos mers, à faire le vide au profit de ce qui serait comme une libération.