Exclusivement vôtre

« … surgir du fond des eaux le regret souriant »
Baudelaire

 

« Tout a peut-être commencé par la beauté » : ainsi Jean-Marie Pontevia, philosophe, intitulait-il son livre en 1985.
L’écriture inclusive est laide. C’est la première considération. Elle ne l’est pas pour les usagers de 2021 – à l’exception peut-être des institutrices camerounaises présentées par Pivot il y a vingt ans, qui aimaient leur langue française, et continuent.
Donc la cause est entendue : la langue française est langue morte, ainsi que le soutient Jean-Claude Milner depuis des lustres. Nous, ses écrivains, sommes jetables.

 

Les considérations suivantes concernent le neutre et l’épicène. Rappelons la définition de celle-ci (ou celui-ci ?), ouvrons la Grévisse : « Les noms dits « épicènes » n’ont qu’un genre, quel que soit le sexe des personnes désignées » (p. 748). Personnes et mammifères : la girafe est mâle ou femelle. La mouche aussi… Cette régularité est troublée par « l’exception » des trans, comme nous essaierons de le comprendre.
La plus ardente des féministes ne s’étouffe pas en disant « il pleut ». En français le neutre abonde, mais il n’est pas assez remarqué et exige aujourd’hui d’être renforcé. « Ce dont il s’agit… nous en parlerons ». Le « Das » allemand fait défaut ; il faut donc lui faire la place dans l’inventivité de l’écriture contemporaine : un supplément de neutralité. Ainsi m’efforcé-je depuis très longtemps de faire entendre le culturel, le phénomène social total du culturel.

 

Fini le temps du « masculin qui l’emporte ». Et ne perdons pas de temps à « faire en sorte » (selon l’élément de langage favori de l’exécutif) que ce soit au tour du féminin de « l’emporter » – en détruisant la langue. Ni l’un ni l’autre ne l’emporte… à condition que le neutre et l’épicène (du grec « koïnon ») se mettent au travail dans la langue. « Eux » est épicène. Les gens, comme disent les gens, aussi. Or, puisque le masculin est l’orthographe du neutre, ça ne va pas être facile. Tout le monde n’a pas la chance de vivre en Belgique, où le discours du Ministre n’est pas tenu au vocatif initial « Belges ! Belges ! »

 

Ce n’est pas une question « statistique » – de pourcents. L’exception reste l’exception. Le sociétal aligne le social sur la trans-ition.
Chacun est la règle. L’égalité aligne tout sur le traitement matériel de l’individu. Le handicap s’émancipe, et le métro par exemple ne devrait plus avoir que des ascenseurs. Mais le trans impossibilise toute stabilité. Le trans (ni transcendant ni transcendantal) refuse l’identité dans les sociétés – qui sont identitaires/ADN. Ça vacille tous les matins.
Le sens commun ne veut que du concret… L’abstrait est un ni-ni.
Que faire avec l’article ? Le « ça » de Freud, comme une substance psychique neutre, et le « Das » (« Dasein » de Heidegger), comment leur frayer le français ?

Michel Deguy

 

 

Poésie et « journée »

À Chawki Abdelamir

 

Une « journée » de la poésie ? Pourquoi pas toutes ? Journée du travail, journée de la femme, journée de la paix… Chacune de ces grandes choses exige tout le temps. C’est le propre du culturel commémorant (phénomène social total, eût dit Marcel Mauss en 1904 à une époque où, par exemple, la « morphologie sociale d’une société esquimau » n’était que double) de fixer le calendrier annuel des « Journées », soumises aussi à un régime Unesco des « trésors de l’humanité » (les dernières en date étant trésor de la pizza et celui du couscous).

 

La prédominance du culturel, géré par un Ministère, répand le « poétiquement correct ». Nous avons donc à nous demander quelles formes peut prendre la résilience de l’ancienne culture, elle-même repensée en inventivité plutôt qu’en réaction.

La séquence cultuel-culture-culturel, elle-même fertile en injonctions contradictoires, demande une réponse attentive à la possibilité, à l’ouverture du champ (chant) du possible, c’est-à-dire à l’imagination au pouvoir, à l’ouverture du « posse », du nous de « possumus ».

Je me rappelle les jours en 1968 de La Revue de poésie, qui précéda l’invention de la revue Po&sie, aujourd’hui dans sa quarantième-quatrième année, quand nous distribuions des cahiers blancs à remplir de propositions « par tous ». Aujourd’hui il faut orienter ces questions pour déterminer des réponses.

C’est à ce point que nous rejoignons les analyses et les défrichements de Bruno Latour – qui écrit dans Le Monde du 13/02/21 « la question n’est plus de savoir si nous avons assez de ressources à exploiter pour continuer comme avant, mais comment participer au maintien de l’habitabilité du territoire dont nous dépendons ». Souci éco-logique, venu de Hölderlin et de son leit-motiv du « c’est poétiquement que l’homme habite » – c’est-à-dire pour nous de l’écologie poétique.

 

Si c’est bien la langue (les parlers vernaculaires ancestraux veillés par Saussure sous l’angle du rapport de la langue et de la parole) qui est menacée de dissolution, aggravation entropique de l’obsolescence (Günter Anders) sous l’empire de la communication, de la publicité mondiale et de la mondialisation du sabir « globish », deux modes de résistance, ou plutôt de dernier secours, s’imposent. L’abandon du rapport nostalgique, « romantique » à la « magie de la poésie » (ce qui implique une nouvelle « Dévotion » insoumise au culte de Rimbaud même) ; ET la traduction qui recreuse la différence d’une langue à l’autre, chacune « intraduisible » et parfaite en cela que singulière, cherchant à comprendre la possibilité de s’entendre.

Écologie poétique et poétique de l’écologie : c’est par le parler et son « vouloir dire » que l’attachement au terrestre pourrait lutter contre la déterrestration.

Michel Deguy

Le droit de ne pas mourir

L’humanité naquit des crimes contre l’humanité.
En 1550, la controverse de Valladolid entendit les théologiens catholiques, le chanoine Sepulveda, et le dominicain Las Casas : les Indiens du Nouveau Monde possèdent-ils une âme ? Sont-ils des êtres humains créatures de Dieu, comme nous les Espagnols ? Oui, reconnut Charles Quint. L’âme éparse fut reconnue aux sauvages.

Mais les Noirs avaient été laissés pour compte. On crut l’affaire terminée avec la guerre de Sécession. Pourtant, « si c’est un homme »… ? De combien s’en faut-il ? Les Allemands s’obstinaient à exterminer les Juifs.

 

*

 

Ce qu’on appelle « l’Opinion » consiste en séquences idéologiques de crédulités insécables, comme une chaîne virale. En voici une grosse molécule dont je détaille les éléments : au commencement est « ma » sensibilité en « sensations ». Mon corps vivant pathétique, aujourd’hui identifié en Vie absolue, celle-ci mutée en longévité scientifico-technique : la mort est bannie par un « j’ai le droit de ne pas mourir », entérinant une judiciarisation américaine.

 

*

 

Tous les vingt jours le pays s’effondrait. Les entrepôts du port explosaient, qu’on avait cru volatilisés d’abord avec la destruction de toute habitation. Les factions corrompues « renoncèrent à former un gouvernement ». La jeunesse quittait le pays en radeaux de carton, à corps perdus. Les dieux sacrifiaient les peuples. Les riches retranchés dans leurs demeures indestructibles s’approvisionnaient pour le demi-siècle pandémique. Israël emmurait la Terre Sainte.

 

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Le centre est partout, et n’existe pas. « Majorité silencieuse ». En fait, le pouvoir ne tient la durée non renversable qu’avec son consentement tacite, approbation du « raisonnable » sociétal, d’un en-même-temps centriste faufilé sous le tohu-bohu théâtral des extrêmes.

 

*

 

Pas une heure ne passe sans que les réponses les plus mauvaises possibles soient apportées partout aux conflits géopolitiques qui menacent le monde de fin.

L’Amérique des USA, génocidaire d’est en ouest dès son commencement, récemment destructrice du Vietnam puis de l’Irak, pourrait-elle, après la catastrophe trumpiste et sous la présidence « apaisée » de Biden, inaugurer un renversement décisif du cours mondial des choses ? Je ne le crois pas. Mais imaginons en quoi il « devrait » consister. Si chaque puissance se justifie en se défendant préventivement de l’agression de l’autre, c’est « America first », cette devise divine, aussitôt imitée par les autres (Russie first ! Chine first ! Erdogan first !…) qui installe le suspens mondial au bord de l’abîme, ce laps en fin du western où les meilleurs tireurs vont devoir dégainer ensemble.
Oui « l’Amérique », exorbitante du droit international depuis Nixon, maîtresse de tous les contentieux, ne reconnaissant aucune autre législation devant aucune Cour internationale, en fait « État voyou » (Jacques Derrida) le plus voyou…

Et en bord d’abîme, donc, comme dans un cartoon disneyique, on finit par y tomber.

Michel Deguy

Culture et patrimoine – Approche critique

MICHEL DEGUY : Pierre Caye est un savant hors pair, doctissime chercheur, philosophe et sociologue, anthropologue et juriste, qui a tout lu. Une exhaustivité acribique est sa marque. Mon admiration et mon respect assidu de lecteur et d’auditeur, je les ai maintes fois murmurés aux séances où j’ai pu l’écouter à l’ENS.

Théoricien, est-il irréfutable ? Mais s’agit-il d’une théorie, dont la « falsifiabilité » garantirait la scientificité ?

Que pourrait être le « se tromper » dans son cas ?

L’affaire est celle du patrimoine, et de l’espoir que Caye entretient quant au sens traditionnel de la patrimonialité. Une autre clairvoyance est-elle « opposable » ? La mévue n’est pas une bévue.

Voici les généralités de mon approche différente qui porte sur

  • La faiblesse de la notion d’« environnement » ;
  • Le trop tard de l’écologie impuissante ;
  • L’ignorance du phénomène culturel social total, qui a dépatrimonialisé le patrimoine en le « culturel-isant » ;
  • L’hégémonie trompeuse de la permanence de termes, non seulement vidés de leur sens, mais remplacés par leur contraire à mauvais escient ;
  • La faiblesse insigne de la distinction spiritualiste entre matériel et immatériel (que la notion lyotardienne de « l’immatérial » n’a pas amendée), si la matérialité est celle du signifiant ;
  • L’obsolescence de l’homme (Günther Anders), et sa fin prochaine.

Il est stupéfiant que dans un ouvrage aussi considérable que Durer, qui fait suite à un exercice de lucidité aussi éclairant que celui qui concerne « la destruction créatrice », c’est-à-dire la pensée-unique économiste de la croissance par la consommation, aucun développement autonome ne cible la publicité, qui est le foyer central de l’annihilation.

La publicité n’est pas « un aspect des choses ». Le moteur de la croissance de la croissance est la relance par la novation. Un rasoir à cinq lames, « qui change la vie », relègue à la déchetterie le rasoir à quatre lames – en attendant le six lames. La 5G c’est beaucoup mieux que la 4G, en attendant la 6. Mais l’obsolescence, pour l’oreille philosophique, c’est en fin de compte l’obsolescence de l’homme, comme l’avait vu Günther Anders.

Reprenons.

 Hitler conquit son peuple et l’Europe par la propagande. Or la publicité est 10ⁿ fois plus puissante que la vieille propagande. Il faut regarder cette méduse en face, sous peine de cécité.

a) La vie des humains au 21ème siècle est entièrement « screenisée ».

b) La publicité occupe tous-les-écrans (comme eût dit Lagarce), c’est-à-dire tout le temps « libre » (!) des corps envahis de cadrans de contrôle, et d’« applications ».

c) Ce phénomène social total est dénié par la publicité. « Nous reprenons dans un instant », martèlent les médias.

d) L’énoncé publicitaire (L’Oréal lave plus blanc), le slogan, ni vrai ni faux non poppérien, arrache le parler humain à la faculté de juger, et installe le régime universel de la « fakerie » (Trump).

e) La signification kantienne, ou des « Lumières », de l’espace public d’émancipation, vidée de son sens, est remplacée homonymiquement par son contraire. Car les mots demeurent « les mêmes » pendant que les choses changent du tout au tout. L’obscurantisme installe la nuit.

f) La « servitude volontaire », mutée en obéissance massivement contrainte au « politiquement correct », emporte l’adhésion populaire.

Ne pas reconnaître ces faits, c’est se laisser méduser.

 

PIERRE CAYE : Vous vous étonnez du peu de place qu’accorde à la publicité ma critique du système productif et de l’économie de marché, omission d’autant plus étrange et déplorable qu’on ne saurait minimiser, et je suis tout à fait d’accord avec vous sur ce point, le rôle considérable que joue la publicité dans la constitution symbolique de notre réalité contemporaine. On pourrait citer à cet égard la formule provocante de Patrick Le Lay, l’ancien P.-D.G de TF1, affirmant que « ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. » Le P.-D.G de TF1 ne se contente pas de signifier l’importance dans l’industrie des programmes télévisuels de la publicité et de sa puissance financière. Il dit quelque chose de moins banal, à savoir que la publicité et son efficace dépendent d’un dispositif narratif plus vaste, où elle-même s’inscrit, qui comprend non seulement l’industrie des programmes, mais l’ensemble des activités d’information et de communication ainsi que les nouvelles technologies qui en soutiennent la diffusion, sans oublier la communication politique ou l’ingénierie culturelle. La publicité n’est pas simplement une industrie tertiaire parmi d’autres au service du développement « hyperindustriel » de nos sociétés productives, mais elle constitue un régime général de la narration, omniprésent, dominant et codé, qui conduit sans aucun doute à l’appauvrissement de la langue, de l’imaginaire et de leur ordre symbolique. Cela ne m’échappe pas. Pourtant je n’en fais pas le nœud de ma critique. Et assurément je dois m’en expliquer.

À la lecture de l’Action humaine, le grand traité d’économie de Ludwig van Mises de 1949, qui pose les principes de la marchandisation générale de la société, ce que Mises appelle la « praxéologie », je suis frappé par le mépris que ce texte porte à la publicité, qu’il réduit à de la propagande. Pour Mises, la publicité ne fait que fausser l’allocation optimale des facteurs de production à laquelle conduit la liberté des interactions favorisées par l’échange monétaire. La publicité n’est rien d’autre, selon lui, qu’un mode d’intervention politique au service des grands trusts – d’où son assimilation à la propagande – dans le libre champ de l’économie.

Pourtant, on ne peut que constater que, sans la publicité, le marché n’aurait pu autant se propager et imposer ses règles, et qu’elle constitue l’un des instruments principaux de la marchandisation générale de la société. Mais en est-elle pour autant l’essence ? Ou bien n’en est-elle qu’un instrument ou une prothèse ? Il apparaît en tout cas assez clairement que le système économique actuel est un dispositif practico-discursif complexe qui ne saurait entièrement correspondre aux principes de la doctrine néolibérale mais qui, pour mieux fonctionner, intègre des éléments qui parfois rentrent en contradiction avec celle-ci. Dans ces conditions, est-il encore nécessaire de parler de thèse et de prothèse, d’essence et de supplément, de centre et de périphérie ? La prothèse ne finit-elle pas par se substituer à ce qu’elle est censée suppléer ? Mais, pour que cela se vérifie, il faudrait pouvoir renverser la proposition, c’est-à-dire affirmer non plus que la publicité est l’instrument et la prothèse du marché comme je viens de le faire, mais, inversement, que le marché et l’échange ne sont que la prothèse ou plus exactement le prétexte du devenir publicitaire de la narration qui caractérise les sociétés contemporaines. Et cela je ne crois qu’on puisse à ce point l’affirmer, du moins en l’état actuel du marché et de son fonctionnement. La publicité rend visible le marché, et tout dispositif practico-discursif a certes besoin de visibilité pour dominer. Mais, – et c’est là sans doute où je m’écarte de vous d’un point de vue proprement philosophique –, le marché domine la société non pas par sa visibilité, mais, au contraire, par l’invisibilité de ses mécanismes, comme en témoigne l’industrie financière, par sa domination aveugle, par son mutisme, dont fait preuve par exemple l’instrument monétaire, une invisibilité et un mutisme que gèrent non pas la publicité, mais les nouvelles technologies fondées sur les big data et les algorithmes dont le règne relève de tout autres principes que celui de la narration, serait-elle publicitaire. Il faut mesurer aujourd’hui la puissance sur les choses des chiffres qui se substituent aux mots et aux images, et qui destituent ainsi le règne symbolique de la narration publicitaire sur le réel, un règne en lui-même déjà fragilisé par l’appauvrissement de la langue sur lequel il repose.

 

MICHEL DEGUY : Ici je renforce notre différend. Charles Péguy, l’admirable dreyfusard, l’inoubliable recréateur du monde oublié des Hussards noirs de la République, des instituteurs et du monde du travail, écrit dans L’Argent (1913, Cahier XIV, tome III des Œuvres en prose, édition Pléiade page 800) :

« Mais comment ne pas regretter la sagesse d’avant, comment ne pas donner un dernier souvenir à cette innocence que nous ne reverrons plus. On ne peut se représenter ce qu’était alors la santé de cette race. Et surtout cette bonne humeur, générale, constante, ce climat de bonne humeur. Et ce bonheur, ce climat de bonheur. Évidemment on ne vivait point encore dans l’égalité. On n’y pensait même pas, à l’égalité, j’entends à une égalité sociale. Une inégalité commune, communément acceptée, une inégalité générale, un ordre, une hiérarchie qui paraissait naturelle ne faisaient qu’étager les différents niveaux d’un commun bonheur. On ne parle aujourd’hui que de l’égalité ; et nous vivons dans la plus monstrueuse inégalité économique que l’on ait jamais vu dans l’histoire du monde. On vivait alors. On avait des enfants. Ils n’avaient nullement cette impression que nous avons d’être au bagne. Ils n’avaient pas comme nous cette impression d’un étranglement économique, d’un collier de fer qui tient à la gorge et qui se serre tous les jours d’un cran. Ils n’avaient point inventé cet admirable mécanisme de la grève moderne à jet continu, qui fait toujours monter les salaires d’un tiers, et le prix de la vie d’une bonne moitié, et la misère, de la différence. »

 

Description de l’ancienneté patrimoniale. C’était l’âge du patrimoine. Auquel ont succédé des âges de dévastation jusqu’à celui-ci, le nôtre, âge de la défiance, de la vengeance, de la haine en réseaux sociétaux, et de l’ingérabilité des sociétés – que seul le contrôle « chinois », total, implacable, « solutionnera » comme dit la novlangue (pour qui les verbes du troisième groupe sont « trop difficiles »).

 

PIERRE CAYE : En agitant le spectre de l’inflation et de ses conséquences sociales, Péguy exprimait d’abord son hostilité aux flux de l’économie que vous symbolisez justement sous la forme des réseaux sociaux et de l’ingérabilité des sociétés. Et à ce titre vous avez raison de définir sa conception de la société comme patrimoniale s’il est vrai que le patrimoine ne renvoie à rien d’autre qu’à cette part de la richesse que l’on essaie d’une façon ou d’une autre d’extraire des flux du commerce et de l’échange pour former une réserve, un trésor qu’il convient de protéger et de transmettre, conception de la richesse qui s’oppose ainsi frontalement à la gestion anomique du capital que favorise notre époque, par prédation et accumulation sauvages. Il n’est pas d’autre façon d’assumer pour la génération présente sa responsabilité à l’égard des générations futures que de patrimonialiser ce qu’il est nécessaire de transmettre. Et à ce titre j’adhère pleinement à ce texte de Péguy.  J’ajouterai, pour en rester à la dimension économique qu’évoque ce texte, que la patrimonialisation permet de favoriser le développement social sans nécessairement recourir à la croissance.

Je ne crois pas néanmoins que la patrimonialisation des biens soit nécessairement liée à la hiérarchie et à l’inégalité des anciennes sociétés qui l’ont instaurée, et qui l’ont instaurée précisément pour assurer leur développement en l’absence de croissance économique. Les régimes juridiques qui mettent en valeur la notion de patrimoine aujourd’hui, le domaine public ou le Patrimoine commun de l’humanité, visent au contraire un meilleur partage sinon des biens, du moins de leur usage. La patrimonialisation est une façon d’étendre l’usage universel et public du capital.

 

MICHEL DEGUY : « Le couscous entre au patrimoine mondial immatériel universel de l’humanité » — le couscous apaisé, enfin égalé à la pizza, trésor des mois d’avant. Que signifie cet énoncé extravagant ?

Comment le couscous devient-il « immatériel », et du coup patrimonialisé « mondialement » ? C’est-à-dire partout, i.e. « ni vu ni connu » : il n’a pas lieu d’être mangé.

La valeur, la valeur nietzschéenne, imposa la question universelle du 19ème siècle « mes valeurs, nos valeurs, tes valeurs »… En quoi a muté la « valeur » ?

Une proclamation de l’ONU arrache une chose à sa matérialité de bon repas goûteux maghrébin.

Je dis « couscous », et hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour en tant que quelque chose d’autre que les merguez connues, musicalement se lève, idée même et suave, l’absent de tout repas.

Opération mondiale médiatique instantanée, le couscous entre au menu de tous les écrans, concurrent publicitaire – pareil à une entrée en Bourse.

Le trésor mondial n’est pas « marchandise » ; mais proposé en fin dernière (« telos ») à l’humanité touristique.

Il faut parler du tourisme.

Le tourisme n’est pas un « secteur économique » parmi d’autres ni le symbole du « loisir » de privilégiés, etc… mais la partie qui montre le tout. La réponse au « Que faire ? » de Lénine : l’avenir de l’humanité en croisières de curiosité culturelle, en retraites, autrement dit la récompense de vivre enfin (en fin de vie, occultée par la longévité, pour sa seconde moitié désœuvrée (de 60 à 100 ans).

 

PIERRE CAYE : De mon côté, j’aborde la notion de patrimoine plus en juriste qu’en administrateur de la culture. Le patrimoine, avant de concerner la conservation des biens culturels, définit d’abord un régime général des biens. Or, le patrimoine culturel qui apparaît pour l’opinion commune comme le patrimoine par excellence, se révèle sur ce point de plus en plus vulnérable. La politique culturelle actuelle consiste à marchandiser le patrimoine, à en faire une source de profit, c’est-à-dire, si on s’en tient du moins à la définition du patrimoine que je viens de donner plus haut, à « dépatrimonialiser » le patrimoine, à le réintégrer dans les flux commerciaux dont son régime juridique tend pourtant à l’extraire ; en témoigne le récent rapport Perrault-Bélaval qui vise à transformer l’environnement de Notre-Dame – l’Hôtel-Dieu ainsi que les sous-sols de la place de Lutèce et du parvis de la cathédrale – en zone commerciale. Je ne crois pas que ce projet soit à la hauteur des sentiments qu’a partout suscités l’incendie de Notre-Dame. Il est évident que cette marchandisation du patrimoine artistique est étroitement liée au développement du tourisme et de ses nouvelles pratiques que vous dénoncez. Ne reste plus du patrimoine au ministère de la Culture que le nom de sa direction.  Reste à définir ce que doit être une véritable politique culturelle du patrimoine au service du public, digne des enjeux politiques, juridiques et sociaux qu’implique cette notion prise en son essence. Sans doute faudrait-il déjà s’engager dans un processus de « démarketing » du patrimoine comme certains acteurs publics au demeurant commencent à le préconiser.

 

MICHEL DEGUY : Venons-en au Gestell. Je ne crois pas du tout que « l’industrialisation scientifique du monde », selon une des formulations heideggériennes (ici dans Qu’est-ce que la métaphysique), manque la vérité à cause d’une vue rendue myope par la « mobilisation totale » (Jünger) au service du Plan. L’hypercomplexité Big Data. I.A., la « screenisation générale de l’existence (notre « vie » est une application), l’identification par ADN et algorithmes ne font que déployer le Gestell, le prouver, si on peut dire.

 

PIERRE CAYE : Je ne dis pas que le Gestell ou dispositif de la technique ne puisse décrire notre siècle. Davantage, je reconnais pleinement avec Heidegger la nature métaphysique du dispositif, le fait qu’il représente un état du système, c’est-à-dire de l’articulation de l’être humain, du monde et du principe qui, sous forme du dispositif technique, se présente pétrifié, bloqué, réduit à l’immanence radicale d’une exposition universelle d’étants. Mais je suis moins en accord avec l’idée heideggérienne que le règne de la technique constitue la fin ou l’accomplissement de la métaphysique, et que l’histoire de cette métaphysique se résume à ce long processus de subjectivation et de rationalisation du réel au service de sa disponibilité infinie. À la suite de la crise de 1929, la technique vient à dominer l’économie ; Heidegger ne parle jamais d’économie ; la technique à ses yeux vaut pour toute domination. On ne saurait pourtant faire le procès la domination actuelle sans questionner l’économie ; de fait, à partir des années 1980, la révolution néo-libérale renverse ce rapport : c’est l’économie qui détermine la technique comme en témoigne la théorie économique, aujourd’hui dominante, dite « de la croissance endogène ». La nature du dispositif s’en trouve radicalement changée ; le triomphe du marché s’accompagne d’un processus de désubjectivation qu’Agamben décrit dans son petit essai sur Qu’est-ce qu’un dispositif ? Le marché ne repose plus, comme le Gestell technique, sur une accumulation de subjectivité, mais, ainsi que le note Sloterdijk dans La mobilisation infinie, sur une accumulation, je dirai plutôt une intensification, de l’énergie cinétique. Ce n’est plus le blocage du système, sa rationalisation, qui sont en cause, mais sa fluidification, sa désinstitutionnalisation généralisées, voire son chaos organisé. Nous passons de la mobilisation totale à la mobilisation infinie. Or, les notions de mise en mouvement et de mobilité ne sont pas les mêmes d’une mobilisation à l’autre. La question de la métaphysique et de sa critique change alors de nature : il ne suffit plus de dénoncer le primat de l’acte sur la puissance qui caractériserait l’ontologie traditionnelle, mais de remettre en cause le couple de l’acte et de la puissance en son ensemble, comme origine de la mobilisation du monde et de l’intensification de son énergie cinétique. Ce qui implique une critique non plus interne mais externe de l’ontologie qui renvoie à son tour à une tout autre généalogie de la métaphysique, celle non plus de l’oubli de l’être, mais de l’oubli de son autre : l’un. Ce qui m’a conduit à relire les néoplatoniciens, Plotin, Proclus, Damascius, les penseurs de l’un, de façon assez différente par rapport à ceux qui se contentent d’en faire la matrice de l’onto-théologie.

 

MICHEL DEGUY : « Die Frage nach dem Dinge ». De quoi est-il question avec Heidegger ? Il s’agit du rapport de l’Être au Dire, (« einaï/legeïn »). L’être « veut dire ». Que veut dire « ça veut dire » ? Or se joue en ce siècle le destin de « l’être-parlant ». Les êtres-parlant sont expulsés du langage de leur langue. Certes la domestication prête son ouïe anthropomorphiste à un « vouloir dire » du chat, du chien, du cheval. Mais le « vouloir dire » de la girafe au vermisseau, ou du platane au chêne, n’est pas audible. Or j’ajoute que je ne crois pas que l’écologie salvatrice repose sur cette croyance.

L’être veut dire. Il invente la parole (« le « logos »). Il veut dire quelque chose en choses qui le font oublier. La différence entre « étant », chose, objet est pensable, dans l’attention à Heidegger.

 

PIERRE CAYE : Vous rappelez combien Heidegger est le philosophe par excellence de la différence, précisément parce qu’il est le seul à fonder la différence anthropologique entre l’homme et l’animal (le Da-sein) sur la différence métaphysique, et plus précisément, ontologique, entre l’Être et les étants. Davantage, vous rappelez que la Parole articule ces deux différences l’une à l’autre, et les fait vivre. L’expulsion hors de la langue des êtres-parlants est la conséquence de la réduction de la différence. Et vous êtes tout à fait en droit de me demander : « Et votre différence, parle-t-elle ?  Où est sa possibilité poétique ? »  L’architecture est à mes yeux la poétique de l’Un, ce qui assure la médiation entre l’un et l’être dans le respect de leur irréductible différence ; la poétique architecturale est inscrite, pour le meilleur et pour le pire, au sein même du système productif, au risque de s’y dissoudre mais aussi, pour contrepartie, avec la possibilité même de le renverser de l’intérieur. Il est vrai qu’il y a quelque chose de mutique dans l’architecture. N’est-elle pas, comme l’écrit Nietzsche dans le Crépuscule des Idoles, l’art « qui n’a pas besoin de démonstration, qui dédaigne de plaire, qui répond difficilement, qui ne se sent pas de témoin autour d’elle, qui, sans en avoir conscience, vit des objections qu’on fait contre elle » ! En devient-elle pour autant étrangère à la Parole ?

 

MICHEL DEGUY : C’est le transcendantal qui demande à être repensé. La relation kantienne de la subjectivité à l’objectivité reposant sur la distinction séparatrice du phénomène et du noumène aboutit à la dualité postmarxiste, disons communiste, du « subjectif erroné » et de « l’objectif » décrété par l’État totalitaire.

Il n’y a pas d’en soi. Le phénoménal, notre monde de la Terre, ouvre l’être « comme il est ».

La différence hénologique ne « remplace » pas, venue des néoplatoniciens, la différence ontologique. L’être et l’un, c’est la question parménidienne : l’Un et le Multiple.

La multiplicité est la splendeur éclatée de l’Un.

 

PIERRE CAYE : Oui, bien sûr, la transformation du système productif, la démobilisation du marché sont une affaire de transcendantal. Le transcendantal se présente sous deux modalités : esthétique et métaphysique. L’esthétique transcendantale rend raison de notre rapport au temps et à l’espace, qui lui-même conditionne nos conceptions et nos perceptions ; le transcendantal métaphysique relève de la différence, ontologique ou hénologique, peu importe ici. Heidegger a su mieux que tout autre entretisser ces deux modalités, et faire de ce tissage le travail le plus haut de la philosophie. Simplement, il me semble que, pour répondre à l’instantanéisme et à l’ubiquisme du marché et des nouvelles technologies de l’information et de communication qui en assurent la logistique, il importe de dilater l’espace et le temps, qui relève d’un espacement, d’une « diastématisation », d’une mise en intervalle, requérant une force de tenue et de maintien que seule est en mesure de garantir la différence hénologique, c’est-à-dire la différence entre l’un et l’être, entre le principe de cohérence du monde et son principe d’existence.

C’est pourquoi, j’hésiterai à chanter avec vous « la splendeur éclatée de l’Un », qui conduit à la dispersion et à la dissémination du multiple jusqu’à l’impossibilité même de le penser comme nous en avertit Platon dans son Parménide. La différence ontologique est alors dissoute, à moins que la violence divine, au sens de Benjamin, vienne relever l’être, son éclatement et son éclat. Je préférerais parler pour ma part de la splendeur de l’Un imparticipable, de son ermitage, de son retrait par rapport à toute substance, de toute unitotalité immanente, qui fait de la différence hénologique la gardienne même de la différence ontologique. Voilà sans doute le point sensible de notre différend sur la différence : la différence ontologique a-t-elle besoin d’une garde ? Si oui, cette garde relève-t-elle encore du travail de la métaphysique (ma position) ou dépend-elle d’événements singuliers, voire, comme l’évoque in fine Heidegger, de la possibilité, sinon de l’advenue, d’un dieu.

Flocons hivernaux

Le chagrin

1450 : « Un état de tristesse profonde mêlée d’amertume » (Robert).

Balzac invente la mythologie de la « peau » qui rétrécit. Marc Goldschmit reprend cette figuration clairvoyante dans « la peau du langage » (éditions Kimé, 2020).

La langue se chagrine.

 


D’Olivier Duhamel, ces deux choses :

La condamnation unanime de son habitus lui reproche une arrogance, une supériorité satisfaite dans un copinage sans mesure. Or son maintien habituel à la télévision (LCI) fut, à l’inverse, une modestie sympathique (« mon opinion ne compte pas ») et une reconnaissance d’ignorances, une autolimitation constante.

Attentif à tel de mes poèmes dans une longue amitié, un jour il m’écrivit que l’avait entre tous atteint cet alexandrin : « Nous nous faisons à tous un défaut si cruel ».

Il fut habité par son défaut.

 


Atomes

Au sens grec moderne « atomos » désigne une « personne » (maximum
5 atomoi dans l’ascenseur).

Atomisés : milliards d’individus lancés vers le néant, s’entrechoquant dans le vide, auxquels la longévité promise (Silicon Valley), entièrement technique, fait oublier cette condition. Platon disait : « ils meurent sans s’en apercevoir ». Il dirait : ils vivent sans s’en apercevoir.

La sociologie naissait (Durkheim, Lévy-Bruhl) en sachant qu’une société (une « communauté », dirait-on peut-être aujourd’hui) tient ensemble par la « religion » : ceux qu’Auguste Comte appelait les morts, « ses » morts, infiniment plus nombreux que les vivants. Croyance en leur « vie éternelle », en un au-delà de justice.

Qu’est-ce qui remplace cette croyance éteinte ? Peut-être après quelques décennies de guerres, le « patriotisme » : mort pour la patrie des héros sacrifiés.

Et après ?

 


Vaccin

L’humanité mobilisée contre la mort en vue d’une longévité technique interminable, devenue « l’obscur objet du Désir », méconnaît le sens de la vie.

Le programme : massacre universel ET vaccin pour tous.

 


Genre

Les hommes sont meurtriers. Surtout les hommes. De quinze à quarante-cinq ans ils se massacrent par tous les moyens. Y a-t-il un avenir par les femmes ?

Elles donnent la vie plutôt qu’elles ne la prennent.

 


Pensée de Pascal, La passerelle sur l’abîme

Si vous leur ouvrez les yeux, le vertige les emporte, ils chutent dans l’abîme. Si vous ne montrez pas, mais rassurez, vous préparez la chute finale. « C’est la chute finale », nouvelle Internationale.

 

Michel Deguy

Quatre grumeaux dans le marc de café 2021

Du « en même temps »

Les esprits supérieurs (Luc Ferry, tous les dimanches) ne comprennent pas le « en même temps », et croient que « Macron » n’a pas les moyens intellectuels (sic) pour penser son action (rires au centre). Est-ce la peine de discuter avec Ferry de la contrariété non dialectique, de l’article de Freud de 1910 sur les sens opposés dans les mots primitifs, du « phénomène du double sens antithétique », de la différance derridienne, du « pharmakon » stieglérien ? Je ne crois pas.

De la porosité

 La question n’est pas de « l’Islam radical », mais de l’attentisme passif des « modérés ». Islam ou Gilets jaunes, il se passe le même phénomène, de la porosité : du soutien muet populaire qui « regarde les casseurs » casser. Question de l’osmose, de « l’imitation » (Tarde, 1890), de la servitude volontaire ou « correction politique ».

USA 2021

 La catastrophe trumpiste, agonie presque fatale de la démocratie US, fit courir à l’Amérique le risque du nazisme. Un Plutarque contemporain eût pu écrire les vies parallèles de Trump et de Hitler : propagande inouïe (à puissance publicitaire moderne sans précédent), fin de la vérité, prise légale du pouvoir, culte du chef (Führer, Lider Massimo, qui ne peut ni se tromper ni nous tromper), confusion des Pouvoirs, corruption, élimination physique des adversaires (non assassinés en démocratie américaine).

Si quelque chose comme l’ONU a de l’avenir, il est nécessaire que les USA renoncent à leur exception mondiale exorbitante de tout droit « universel », et reconnaissent la justice commune. Fin de « America first » : Amérique égale.

(Faible probabilité d’échéance).

De l’antisémitisme

Un des courants les plus profonds de l’Histoire, sur toute la terre, immense dérive des continents, ou pareil au stream El Niño du Pacifique, ou à ce bras de mer qu’on voit passer emportant tout bâtiment sans que les terrestres, riverains et marins comprennent le pourquoi-comment, en bref « le sens de l’Histoire » très lourde, s’appelle l’antisémitisme. Ce « comme l’océan » est-il une image ? Non. C’est la vue de la configuration de l’Histoire, du voir ce qui est comme.

L’origine, le modèle (je ne sais encore quel terme convient le mieux dans cette approche) de tout complotisme, de tout Protocole des sages de Sion, de la xénophobie, du bouc émissaire, du « À mort ! », de l’irrépressible pulsion de purifier, serait l’antisémitisme.

C’est pourquoi « le salut par les Juifs » veut dire que la fin de l’antisémitisme sera (?) le commencement de la sagesse des Nations.

 

Michel Deguy

1er janvier 2021

 

Pour passer l’an

Brexit

À Boris Johnson

Les Anglais n’ont qu’une seule avance sur nous, mais irrattrapable : ils parlent anglais. C’est ce qui aveugle leur vue.

Le Brexit est une erreur et une faute impardonnables. L’Angleterre est un membre européen. Amputée, leur insularité impériale est devenue leur membre fantôme. L’illusion du Commonwealth et de leur enfantement des USA « persiste ». Or être avec et non pas contre était le sens de l’Histoire. L’affaiblissement du Royaume-Uni est fatal.

God save the Queen ? La Royauté millénaire fait un lien solide avec Dieu. Et le lien spécial avec Trump scellait l’illusion.

Quant à sa relation avec la France, ennemie intime que le voisinage devait changer (« changeant le cours de l’Histoire ») en solidarité perpétuelle, et puisqu’elle a toujours gagné, contre Napoléon ou Pétain, l’Angleterre pense qu’une nouvelle bataille de la Royal Navy contre les pêcheurs français réglera tout. Le pied sur Gibraltar et le pouce sur Jersey-Guernesey paralysent le Gulliver européen.

Comme toujours, la vulgarité ethnique, ou populisme, entrave le dépassement des haines sécularisées et l’esprit de « vérité et réconciliation ». Tableauids, inondation de bière dans les pubs, invasion de supporters enivrent l’orgueil national.

Reprendre Gibraltar et Jersey-Guernesey s’impose, mais n’arrangerait pas les choses.

 

*

 

Le mur des cons

À Gérald Darmanin

Le monosyllabe « fuck » ponctue chaque phrase du film américain. Un coup de fuck toutes les trois secondes, entre deux bouffées d’herbe.

Notre américanisation « sociétale » invasive se traduit par l’emploi inconsidéré de « con » dans le parler médiatico-politique. La « communication » a enrôlé la connerie. Quoi de plus simplificateur, cancérigène, lamentable ? Un ministre – et de l’Intérieur – , mais tout responsable dans son exposition publique, syndicaliste inclus, devrait s’interdire ce franchissement d’une limite. Il devient politiquement correct de s’aligner dans la « connerie ». La traditionnelle correction du langage s’offense.

Que Norpois dans son privé traite mal sa femme, ou Nixon dans son conseil « off the record » ne soit que grossièreté, nous le savons. Mais la différence (la « distinction », oui, Bourdieu !) ne s’abolit qu’au prix de la destruction du parler.

(Le con d’Irène était plus secret).

 

*

 

Le couscous mondial

À Pierre Caye

« Le couscous entre au patrimoine mondial immatériel universel de l’humanité ».

Que signifie cet énoncé extravagant ?

Comment le couscous devient-il « immatériel », et du coup patrimonialisé « mondialement » ? C’est-à-dire partout, où « ni vu ni connu » , il n’a pas lieu d’être mangé.

C’est la valeur, la vieille valeur nietzschéenne, qui imposa la question universelle du 19ème siècle « mes valeurs, nos valeurs, tes valeurs »… qui a muté… en quoi ?

Une proclamation de l’ONU arrache une chose à sa matérialité de bon repas goûteux maghrébin.

Je dis « couscous », et hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour en tant que quelque chose d’autre que la graine connue, musicalement se lève, idée même et suave, l’absent de tout repas.

Opération mondiale médiatique instantanée, le couscous entre au menu de tous les écrans, concurrent publicitaire – pareil à une entrée en bourse.

 

*

 

Trêve ontologique

Aux lecteurs de Heidegger

« Lui » aussi, « l’Être », avec son article, il est comme ce qu’il n’est pas, à savoir un étant : ça commence avec sa grammaire, « das Sein ». Sa logie, son discours, sa dictée, nous les êtres-parlant nous « devons » donc les retourner tropologiquement vers lui en ce comme quoi il est, par exemple « fervescent » dans la plus récente tentative de Fédier.

De même qu’on disait séculairement quelque chose du Dieu « indicible » en refusant, déniant apo-(tropaïquement-phatiquement-stasiquement) défectueusement « ce » comme quoi il serait : aucun prédicat ne lui sied.

Le poème de l’Être est la dernière chance de la parole avant l’oubli de l’oubli. Le logiciel algorithmique techno super IA de l’identité : Léthé de la pensée.

 

*

 

Cartons jaunes et rouges

À Cynthia Fleury, philosophe du « ressentiment » (dont je n’ai pas lu le livre) qui réussit dans son interview télévisée à ne pas citer Nietzsche et à ne pas rouvrir la question décisive de l’Égalité.

À Jean Baubérot qui, pour ses intérêts de Réformé, grignote de biais la laïcité française.

À Luc Ferry,  ancien calomniateur de l’écologie, ignorant de la « pensée  68 » (déconstruction) , prétentieux « ami » de tous les notables, qui résout le problème par la « notoriété ».

 

Mais reconnaissance à Caroline Fourest pour son impeccable intelligence.

 

Michel Deguy

Virus et vaccin

 Mon propos ici est de capturer le langage du virus pandémique et du vaccin salvateur.

 

Quelle est la pandémie, et quel le virus mondialisé défaisant le monde aujourd’hui ?

Nous pourrions le nommer « Trumpisme » chassant la vérité de l’ancien monde, nuage circumterrestre polluant, mensonge et haine tweetés : réseau des « réseaux sociaux » complotistes, ignorants, superstitieux, concourant à la dévastation antiécologique, à la menace de guerre perpétuelle en bord d’abîme thermonucléaire – et de dix autres noms revenant « au même » : corruption, mafiosisation, déportation, criminalité universelle.

 

La « grandeur » d’un pays ne dépendait nullement de sa taille : grandeur de la Tchécoslovaquie de Havel, de la Pologne de Geremek.

 

Où va l’argent ? a/ au armement (sic) ; b/ à la conquête de l’espace ou extraterrestration ; c/ à la victoire sur la mort. Les extraterrestres que nous sommes devenus sont déjà aux commandes et malgré les films américains ne seront pas vaincus par « America first » puisqu’ils sont dans la place.

 

Quel devrait donc être le vaccin ? Comment immuniser collectivement 60% de l’humanité contre les « vagues » successives de la peste croissante ? Quel serait le « bon pharmakon » de l’intelligence, de la tolérance et de la bienveillance ?

On ne peut laver le cerveau de l’humanité, ressusciter « l’intelligence collective » d’avant l’IA.

Il n’y aura pas de vaccin ; mais j’en connais un, de composition française, et je le recommande :

  • Méditation de la fin des dieux (telle que pensée, par exemple, dans le livre de Jean-Luc Nancy Des lieux divins [1] ;
  • Compréhension de la « laïcité » française, telle qu’exposée par Catherine Kintzler [2] ;
  • L’éco-logie poéticienne, telle que proposée par maints écrivains, Jean-Claude Pinson, votre serviteur, et mille « Verts » radicaux.

Michel Deguy


Notes

 

[1] Des lieux divins, éditions TER, 1987.

[2] Penser la laïcité, Minerve, 2014.

De la reconnaissance

La réduction de sens de la « reconnaissance » à une signification d’intelligence artificielle (IA) est « fatale », comme disait Primo Levi de « la recherche » : nihiliste.

Il n’y a pas deux significations de « reconnaissance », une « propre » du côté de la gnosie (sémiotique), et une « figurée » avec les « connotations » de la gratitude et de la grâce. Mais un seul sens, et pour couper court : celui du « visage » de Levinas.

Visage et reconnaissance sont une seule et même chose, la relation.

Maintenant ce que Levinas n’aurait peut-être pas admis : qu’est-ce qu’une chose ? Une chose a un visage.

« Je la reconnus, écrit Proust, c’était Venise ». Phrase finale de la Recherche.

L’humain augmenté, l’humain à prothèses, a quitté la parole reconnaissante.

 

*

 

Imaginez !

Deux modes de l’imagination demandent à être essentiellement distingués :

– « Imaginer ta présence », ou du peu-visible

Quand j’abordais le schématisme kantien avec les étudiants, je leur citais une chanson de Tino Rossi où la voix de l’amant se commandait dans les bras-mêmes de la bien-aimée : « Imaginer ta présence ! » La représentation doit imaginer la présence du perceptible actuel. Ce qui est visible est peu-visible. Ce que vous pourriez voir de vos yeux ne saute pas aux yeux et aujourd’hui, en considération du « monde » par les images aux écrans, est frappé de virtualité. Nous ne « réalisons » pas, dit le parler ordinaire, le carnage et la dévastation réels.

– L’ouvrage de l’art

La pensée politique poéticienne, l’écriture, le faire ouvrage exprès, ajoute.

Où sommes-nous ? La pensée parlante se rapporte à l’être-ensemble des choses comparaissant les unes « comme » les autres : elle opère un rapprochement possible, une circonstance ou relation éclairante imaginée dans l’infinie diversité. Mon exemple favori : entre la bénédiction de Jacob par Isaac et la marée montante bretonne, quel rapport ? La marée foisonne les berges « comme Isaac tâtonnant la toison de Jacob » [1].

 

*

 

Mais quand sommes-nous ? « Il n’est plus temps ». Plus temps de maintenir séparés ou adversaires les deux « changer la vie ! », le contexte politique où « s’engager », et l’accomplissement par l’art.

L’éco-logie radicale fusionne poétique et politique.

 

Michel Deguy

 


Note

 

[1] Signifiant foison/toison.

 

Poétique de l’inégalité

Liberté, c’est fraternité de fait dans l’inégalité des conditions, et peut-être grâce à elles ? Quel sens donner à « inégalité » pour faire admettre cette formulation scandaleuse ?

Ce sont les faits, les circonstances sociales et « sociétales » qui nous contraignent à ne plus faire tourner en rond la devise mantra autour de son pivot mais plutôt, sans la déposer de nos frontons, ni la taguer comme « on » fait de Colbert ou de Ferry, à la questionner trois siècles après son inauguration iconoclaste. Comment l’adapter (la ré-adopter), comment freiner ce moteur à explosion de l’ascenseur social devenu si explosif que « l’expression de la volonté générale » ne fait bruire dans l’espace public que colère et haine. Le geste de l’égalisation emprunte l’image de la décapitation. Et toute cette situation hobbesienne ne semble pas contraindre le Léviathan à aliéner ses millions d’atomes au despotisme d’un Prince sauveur des vies.

 

*

 

Marx n’a vu que la force de travail nue, brute. Il a créé le prolétariat ; l’homme sans qualité, l’abstraction rase. Sa vision perd de vue le Tiers-État – l’Intellect Agent, Proudhon, Saint-Simon, le Peuple entrepreneur, constructeur, « classe moyenne », intelligence collective inventeuse de travail, esprit commun. Comme si l’esseulement de masse devait, dans cette perspective sotériologique, affronter révolutionnairement (sacrificiellement ?) l’effreinement de la propriété exploitrice de la force de travail – histoire dont nous connaissons la fin, l’utopie soviétique, l’impérialisme stalinien, la nomenklatura, corruption meurtrière des élites.

 

*

 

« L’esclavage ou la mort ! »

La peur originaire de la Mort qui fait esclave la moitié peureuse de l’humanité est la fable hégélienne.

L’inégalité est le moment de construction du Tiers, ou « État de droit », où par compromis – une fois abolies la Noblesse et le Clergé – les deux côtés, législateur et peuple, ont à construire une relation d’inégalité (souveraineté et obéissance) non envieuse, c’est-à-dire dont l’Argent ne serait pas le seul médium (unité de mesure, élément, équivalence générale).

Or, contre toute attente intellectuelle à ce point, la pensée peut recourir à la poétique de l’être-comme, qui ignore le « comparatif » grammatical en « plus ; moins ; égal » (de supériorité, infériorité, égalité). La comparaison des incomparables, ou rapprochement (et non pas des « extrêmes » chers à Breton, mais du « très ailleurs-très près ») ouvre le champ du possible, infiniment. Comment déminer la machination de l’égalité, dont l’irruption au cœur de la Devise ourdit la désintégration sociale ?

Le courage du démineur entre en scène : avec la différance et la dissémination derridiennes.

Que veut dire « ça diffère » ? Disséminant la supériorité/infériorité, déconstruisant la verticalité, ouvrant le donné au possible… jusqu’à ce que l’agir, qui ne peut pas ne pas passer à l’action, fasse passer avant tout un engagement politique.

Étrangement, il n’y a que l’art (la « poésie ») qui maintienne une possibilité de paix. Poétique et politique, en guerre au 20ème siècle (quant au « changer le monde »), il s’agit de les réunir, les indiviser, « éco-logiquement ».

Nous sommes au bord de la destruction, que la déconstruction nous faisait le don de pouvoir éviter.

Michel Deguy