Quatre notices en hommage à Jean-Luc Parant

 

Cette partition de musique ancienne, dessinée et remplie de petites boules et de textes manuscrits par Jean-Luc Parant à l’encre de Chine, paraît en couverture du numéro 185-186 de la revue Po&sie. Je laisse la parole à Jean-Luc pour faire écho à cette image, en déchiffrant son texte manuscrit : « Si nous ne pouvons pas lire c’est parce que nous ne pouvons pas écrire et que nous n’avons pas de mains. Nous n’avons pas de mains parce que nous sommes restés couchés. Debout nous aurions pu cacher le soleil d’une seule main dans le ciel. Nous n’avons pas pu faire surgir la lumière devant nous. Debout nous aurions pu aller avec nos yeux là où nous ne pouvons pas aller avec notre corps, nous aurions pu entrer partout. Debout nos yeux nous auraient portés jusqu’à nous projeter tout entiers en eux… » Jean-Luc donne la parole à un oiseau, aux animaux. Il n’a jamais cessé d’interroger la capacité humaine à dire, lire et écrire. Et il a toujours fait le lien entre la station debout de l’humanité – qui nous différencie des animaux – et son aptitude au langage ; entre la station debout de l’humanité et la projection de ses yeux au-delà de son corps. Nous avons ouvert deux portes sur l’infini en nos yeux. D’une manière plus objective, nous savons que le langage articulé s’est développé chez l’humain grâce à la forme coudée spécifique de son système phonatoire qui a été permise par la station debout. Alors cet oiseau, dressé sur ses plumes comme sur de multiples jambes, est peut-être en train d’apprendre à projeter ses yeux et à parler. En tout cas il chante le monde bouleversé et bouleversant de Jean-Luc Parant.

 

 

Ce portrait de Jean-Luc a été pris en 2015 par le photographe François Rousseau à la galerie Pierre-Alain Challier qui représente le travail de Jean-Luc à Paris. C’était une séance de photos totalement improvisée. Nous étions de passage à la galerie pour saluer Pierre-Alain et François Rousseau était là, son matériel en place pour l’un de ses projets avec Pierre-Alain. Il a proposé à Jean-Luc de poser pour quelques clichés.

François Rousseau avait exposé à la galerie Challier quelques années auparavant à l’occasion de son autre exposition intitulée Atelier à la Maison européenne de la photographie en 2009, et inspirée du roman de Patrick Grainville L’Atelier du peintre sur la relation du peintre avec ses modèles.

Ici, dans cette photographie, c’est le peintre ou plutôt l’artiste Jean-Luc Parant qui devient le modèle du photographe François Rousseau. Jean-Luc regarde François droit dans les yeux et François laisse sa trace dans le regard de Jean-Luc puisque l’on distingue le reflet d’un parapluie blanc sur les pupilles de Jean-Luc. Un parapluie pour diffuser la lumière avec moins de débordement et concentrer la lumière sur celui dont on souhaite tirer le portrait, pour un effet d’éclairage plus dramatique. Et finalement ce portrait a pris pour moi un éclairage encore plus dramatique, je pourrais même dire tragique, quand je l’ai choisi pour illustrer l’article nécrologique paru dans le journal Le Monde daté du 31 juillet 2022 au sujet de la disparition de Jean-Luc. Un mystère reste enfermé à jamais dans cette photographie : celui de l’apparition de Jean-Luc qui nous regarde alors même qu’il a disparu pour toujours.

 

 

Ce dessin de François Boisrond a été réalisé à l’occasion d’une exposition en hommage à Jean-Luc Parant qui s’est tenue au musée Paul Valéry de Sète de novembre 2022 à février 2023. J’avais invité François à y participer et il a choisi, pour rendre hommage à Jean-Luc, de représenter le tas de boules en cire à cacheter avec des inclusions d’animaux naturalisés et de coquillages qui fait partie de la collection du musée et dont le titre est L’éboulement merveilleux, en écho avec le titre de l’exposition de Jean-Luc Mémoire du Merveilleux qui avait été présentée en 2015 dans ce même musée. Une partie de l’éboulement monumental avait été acquise par le musée Paul Valéry en 2015 et se trouve depuis régulièrement présentée dans ses salles d’exposition permanente. François Boisrond a dessiné l’éboulement de Jean-Luc d’une façon très particulière : le sol de l’espace d’exposition est oblique, de telle sorte que l’éboulement semble rouler vers nous, ses regardeurs. La perspective exagérée de François Boisrond crée une pente et donc un mouvement. Or c’est le mouvement continu de l’espace sans fin qui a créé les boules que sont toutes les planètes qui peuplent notre univers. François a redonné tout son esprit à cet éboulement car Jean-Luc disait toujours que le propre d’une boule est de ne pas avoir de sens. En effet, une boule qui roule n’a plus de sens. Elle n’a plus de haut ni de bas, plus de dessus ni de dessous. Avec François Boisrond, les boules de Jean-Luc Parant roulent dans les mouvements permanents de rotation sur elles-mêmes et de translation autour du soleil pour permettre l’alternance continue du jour et de la nuit, de la vie et de la mort.

 

 

Le 26 juillet 2022, au lendemain de la mort de Jean-Luc Parant mais aussi de l’anniversaire de Mark Brusse, Mark m’écrivait, à propos de Jean-Luc : « Sa boule de cire il la roulait avec ses mains au Bout des Bordes passant par la lune vers le soleil… », et m’envoyait cette image d’une peinture sur toile de sa main, intitulée Many moons, que l’on pourrait traduire par De nombreuses lunes. De nombreuses lunes comme de nombreuses boules échappées des mains de leur fabricant Jean-Luc Parant, rejointes par sa pensée échappée de son corps disparu, par une échelle reliant le corps au ciel.

Jean-Luc disait toujours que ses boules, de cire ou de terre cuite, étaient des textes en cas de nuit totale. Que s’il faisait nuit complètement on retrouverait les mots de ses textes rien qu’en touchant la surface de ses boules de cire ou de terre. Ces nombreuses lunes peintes par Mark sont-elles les mots d’un texte de Jean-Luc à déchiffrer dans la nuit sans fin ?

Cette tête munie de deux yeux qui n’en font qu’un en la vue et en la pensée est ce qui ouvre à l’infini : et si deux fait naître le nombre infini c’est que les yeux ont fait surgir la tête comme quelque chose d’unique qui contiendrait l’univers et qui serait le produit d’un seul œil qui serait lui-même celui de deux yeux (JLP).

Mark Brusse représente, par cette tête projetée dans de nombreuses lunes, une tête en avance d’un corps, une pensée projetée dans l’infini.

 

Kristell Loquet

 

Zemmour ?

Peut-être Zemmour nous offre-t-il la chance de rassembler d’une manière complète et concrète tout ce qu’il faut maintenant refuser avec la dernière énergie sous peine de catastrophe terminale. Si l’être vivant que nous sommes est tenu, par des conditions physiologiques, à l’illusion d’un suprématisme qui engendre la différence des races, nous devons métisser la descendance humaine — d’autant plus ironiquement que metis en grec, ou intelligence, indique le but sauveur, le mélange général de toutes les capacités pour répondre aux problèmes qui nous défient. Pour abolir l’erreur et la vengeance, il faut chercher toujours à fédérer nos impotences diverses sur le modèle des Vérités et Réconciliations nationales, multipliées autant que les cas d’hostilité insolubles l’exigent, comme Tutu et Mandela ont affronté l’apartheid.

Michel Deguy

 

De la superstition

La clef — pour employer le mot de Paulhan qui croyait possible de faire la clarté — ouvrirait l’arcane de la superstition [1].

Son objet et le dire de cette recherche pourraient s’appeler L’image au miroir. Comme l’artisan prépare ses travaux en juxtaposant d’abord tous les outils de l’opération, il convient de se laisser guider dans tous les sens par cette préoccupation d’une même chose.

Notre temps (21e siècle de l’ère chrétienne) est propice, puisque c’est l’âge du selfie. « Tu veux ma photo ? — Oui, rien d’autre. — Seul ou avec toi ? »

Les éléments du narcissisme, ceux dont le mythe dessine le puzzle depuis toujours (adoration paralysante de mon image-reflet au miroir de toutes les surfaces), ubiquisés, réfléchis indéfiniment, se prêtent à la déconstruction de toute l’affaire en fin derridienne de film : la grande illusion fondatrice de l’humanité se laisse ramasser en quelques grandes étapes. Et j’ai cru parfois voir ce que l’homme a cru voir.

Un des très grands artistes de la possibilité de cette lucidité terminale est Orson Welles. La vie-œuvre de Welles nous offre la chance de comprendre la progression du dessillement depuis La Dame de Shangaï, et comment la palinodie de l’existence peut la remplir jusqu’à l’exception. Car enfin, pourquoi, d’une manière ou d’une autre, la poésie fait-elle exception ? Comme si elle faisait échapper à la mort quelque chose — quoi ? Comme si, grand stade du miroir ou miroitement de la réplique, elle révélait ce qu’est l’image. Comme si la figurine-homme de taille réduite (Le Troisième Homme ou le petit dans le grand, tel un petit sujet dans le grand), déchaînant l’anthropomorphisme général, avait fait de l’Homme le Fils de l’Homme.

Michel Deguy

 


Note

[1] En suivant le schème de David Hume derrière Xavier Papaïs.

 

De la réaction

« Il ne fallait pas outrepasser les limites infranchissables ! », c’est ce que serine la réaction. Mais comment saurais-je qu’il y en a sinon par la transgression ?

« La Recherche est le fatum de l’humanité », dit Primo Levi. Rabelais disait : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme. » Et le conte raconte : « N’ouvre pas cette porte, ou tu rejoindrais mes victimes ! » Trop tard…

On appelle « science » ce qui peut passer de l’autre côté et « vérité » son objet. Tout ce qui peut être expérimenté, tenté et réalisé, le sera — quel que soit le principe de précaution hypocritement affirmé d’un autre côté de la table des Lois pour leurrer, d’une dénégation, le parti réactionnaire.

 

Si nous ouvrons une rubrique TRANS, pour accueillir le motif de la novation sans précédent (phase de l’évolution ?), celle d’un humain augmenté, c’est-à-dire affrontant et déplaçant les trois traits de sa « nature », à savoir ceux de l’être sexué, l’être parlant (Milner) et mortel, alors nous constatons que cette transgression l’emporte irrésistiblement, quoique non-voulue par quatre-vingt-quinze pour cent du genre humain, non-réfléchie comme telle et totalement impensable pour une pensée de l’enracinement de type Simone-Weilien.

 

Zemmour condense le contresens maximal : puisque le métissage est l’avenir de l’humanité (s’il en est un), et que les national-populismes sont amenés à disparaître dans une « mondialisation » de la servitude.

Michel Deguy

République

Le député Républicain Ciotti, représentant de la nation élu à Nice, a déclaré publiquement sur une chaîne de télévision nationale, à l’heure de grande écoute, que si Macron restait seul face à Zemmour, il voterait, lui, pour Zemmour, donnant ainsi à la France comme son chef un relapse sexagénaire. Tel forfait déclaré appelle à destitution immédiate de son auteur prévue par Mélenchon.

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La maire, qui a engourdi Paris, réduit cette cité mondiale à un gros bourg de province, il faudrait décrire et prouver place après place, rue après rue, le procès et le procédé de l’enlaidissement de la capitale, l’esprit de médiocrité qui perpétra cet abaissement : delenda erat Lutetia.

Et j’ai peur que ce soit, au fond des choses, le principe d’égalisation qui l’ait emporté.

 

« Tout a peut-être commencé par la beauté » (Jean-Marie Pontévia).

 

Michel Deguy

 

Nietzsche aujourd’hui pour qui ?

Nietzsche est un membre fantôme pour philosophes presbytes : diverses obédiences et espérances « bricolent » (Lévi-Strauss) un maintien en ambiance d’un respirateur artificiel non loin du lit ; néanmoins une obsolescence de survie en thèmes et en ventes leurre les libraires et la critique.

a/ L’homme commun, l’humain « planétaire », identitaire, statistique, est un malade-à-vie, assuré socialement (Covid).

b/ Il a oublié sa mortalité, « vaincu la mort ». La prolongation de la longévité (du côté des 120 ans) est programmée, qui remplace la « fin de vie » et fait oublier publicitairement et scientifiquement l’extermination générale.

La suprématie de chaque puissance nationale (America first ; Russia first ; China first, etc.) précipite la fin (de l’Histoire).

 

Michel Deguy

 

 

Politique et pourcentage

 

 

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Le milieu d’entente entre contemporains concitoyens est accaparé par la statistique, comme si le discord portait sur le comptage.

Les faits, tous faussables (Trump), sont devenus des pourcents. Le pourcentage est l’objet du discours (ci-devant politique, aussi incertain que certain — « hors jugement »).

Le sondage fait venir en avant les variables inessentielles du cours de la communication. Sigles majusculés, les étiquettes désignent les figurants : naguère PCF, MRP, Divers-gauche. Un thème sociétal (par exemple, le vaccin) répartit son « pour » et son « contre ». La substitution des pourcents aux généralités, c’est-à-dire aux idées, est mortelle. Elle a eu lieu. Le comptage quantitatif (et donc la comparaison la plus vide en plus et en moins) a pour but le recomptage, semblance démocratique.

Michel Deguy

 

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L’insoluble et l’inéluctable

L’insoluble est une situation qui retarde l’inéluctable.

Ce qui ne trouve aucune solution entre « puissances humaines », à savoir celles qui ont mondialisé la Terre en sa guerre perpétuelle (ensevelissant ainsi le Kant des Lumières, et il conviendrait d’en faire la liste comme des protagonistes de la dernière tragédie, Chine, USA, Russie, dernières démocraties…) est précisément ce qui ne peut pas ne pas échoir, inéluctablement, comme une saison quand la Terre se promettait la paix (dernier exemple avec l’ONU). Prenons l’exemple le plus simplement éclairant : celui de l’Apartheid, solution infernale et viable pendant des générations, qui fut, dut et put être aboli réalistement en une accolade de cinq minutes pour que l’histoire continue. L’inéluctable anéantissait l’insoluble.

Les apartheids innombrables et terribles de 2021 ne sont plus solubles dans le compromis, et j’en fais digression à l’instant pour la clarté : qu’est-ce qui soutenait « l’esprit Cohn-Bendit » dans un monde récent encore habitable ? Le compromis : compromis possible, acceptable, améliorable continûment, politique ? C’est ce que la Haine fatale, le réseau des réseaux, a remplacé. La fin de ce que Sakharov appelait « l’autolimitation » – étouffement qui voue le présent chinois à la cessation de tout conflit.

Mais.

Mais revenons au possible impossible : le propre de la dernière modernité, la nôtre (21ème siècle), est de montrer l’inéluctable simplicité d’une solution possible à un conflit « éternel », c’est-à-dire comment une aporie superficiellement paradoxale pourrait, si elle était éclairée par une omnipotence intelligente ultra-contemporaine, se résoudre en un instant.

Soit cet exemple lumineux : les femmes sont et seront, même en Arabie ou en Turquie, les égales des hommes : des êtres humains. Une égalité réelle (juridique) fera la réalité sociale même là où on jurerait qu’elle ne peut avoir lieu, c’est-à-dire sur les trois-quarts de la Terre.

 

Nous perdons du temps : il est inéluctablement impossible qu’Israël, État indestructible reconnu à l’ONU par 138 nations soit détruit par ceux qui l’ignorent, dont l’aveuglement feint qu’il n’existe pas, dans l’Irréel du présent des imbéciles (Bernanos). Seule la clairvoyance ferait disparaître la fausseté terrestre butée dans la clarté d’un possible inéluctable.

L’agendum moral est déterminable en termes de vérité et réconciliation. La vérité ne peut pas tenir en UN.

 

L’irréparable ne peut pas être réparé. La Colonisation [1] a eu lieu. On n’en effacera rien. Ajoutons que feindre d’en exiger réparation fait alibi, comme la légitime défense pour une puissance totalitaire qui anticipe (précipite) sa conquête en la justifiant : selon le modèle hitlérien à jamais historique.

 

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C’est peut-être Poutine qui révèle aujourd’hui la perfection totalitaire : il peut bien feindre de participer à une conférence écologique ! La prise de l’Arctique pour une exploitation sans limites, totale, des « réserves d’énergie » ridiculise avec cynisme mille mesures de « protection de l’environnement ». L’Arctique n’est pas environnement. Tel s’accomplira l’accaparement ultime de la Terre – ce que la naïveté de Pierre Caye croit pouvoir « préserver » comme patrimoine.

Michel Deguy

 


Note

 

[1] On relira l’admirable livre de Marie-Josée Mondzain, K comme Kolonie, La Fabrique éditions, 2020.

Le vendredi 28 mai, l’Allemagne a pour la première fois qualifié de « génocide » les massacres perpétrés en 1904 dans son ancienne colonie de la Namibie. Excuses jugées insuffisantes.

 

Lapidaires

La conquête de l’Espace

Conquérir : annoncer l’objet, se préparer ; Troie ou Paris ; s’emparer de la proie : la dévorer à sa façon. Achever.

Mais l’Espace est infini. Il n’y a donc pas de conquête de l’Espace. Il faut entendre le génitif dans l’autre sens : c’est l’Espace infini qui conquiert l’humanité, c’est-à-dire la transforme, la fait muter, l’« augmente », l’arrachant au langage et à la mort (au « zum Tode »).

 

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Les sept plaies

Quel âge ai-je ? À quel âge appartiens-je ? Autrement dit, combien d’exterminations, de fins-du-monde, d’« autres-mondes » eurent-elles cours en moins d’un siècle ? Au-delà de sept, si je compte bien :

– Hitler

– Staline

– Hiroshima

– Le Cambodge

– Tchernobyl

– Fukushima

– Le Trumpisme (l’ère du fake).

 

Quelles mutations imminentes (entamées) nous imposent de constater la fin de la « condition humaine » ?

– La sortie du langage de langues (« L’humanité n’attend plus rien du se-parler », Elon Musk).

– La mort repoussée (« victoire » scientifique de longévité remplaçante).

– La « conquête de l’Espace », c’est-à-dire par l’espace infini (déterrestration).

– L’arme absolue, détenue par une puissance (Poutine).

– La surveillance intégrale, ou « sinisation » (Mr Xi)

– Le guerrier augmenté : robot meurtrier (sous le vernis « éthique » de Mme Parly).

– La transcendance humaine amnésiée.

 

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Écologie : suite sans fin

Partons cette fois de la domestication ; du phénomène (« Ur-phaenomenon ») de la domestication. « Domus », à la maison, locatif ; les animaux à la maison (oikos). Sans bibliographie : des milliers de travaux qui quantifient, pourcentent le phénomène, établissent le fait : racontent le mouton, la vache, le chien, etc. Rien à prouver par la statistique.

Pendant des millénaires, l’humanité, cherchant sa délimitation, mythologiquement, théologiquement, philosophiquement (les dieux, le Dieu, l’Être) fit entrer les animaux à la maison. Le partage d’une sauvagerie irréductiblement féroce maintint l’extériorité d’une bestialité et d’une humanité non cohabitables (fable de Jurassic Park).

Le visage (Levinas) d’un loup devenu chien – ou d’un singe kafkaïen capturé par des marins – tourne vers les êtres-parlants ses yeux implorants. Il aplatit son souffle véloce au pied du maître (cf. la nouvelle de Thomas Mann).

L’âge cartésien des animaux-machines rend métaphysique (« dualiste ») la séparation occidentale des vivants. Au 21e siècle, âge de Disney, un zoo-anthropomorphisme renverse tout. L’homme est réanimalisé, mais puérilement, comme un petit sujet dans le jardin. Un tête-à-tête sans vérité devient la réalité, le robot transhumain est son anthropomorphisation en animal de compagnie japonais.

 

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Élévation

Ne croyez pas que nous allons laisser tomber (au sens grec : ελεγχειν) l’universel sous les coups de la correction politique en philosophie. Il convient plutôt de nous rapprocher de son besoin dans la sensibilité avant d’en ré-aborder la notion.

C’est notre imagination qui désire l’universel avant sa majusculation, et c’est ce que j’aimerais faire sentir, voir, en en proposant un schème aspectuel, une image-genèse.

« L’Universel, c’est quand ? » Ainsi parlent les enfants, et j’appelle « image » ce qu’on essaierait à ce moment de partager en invention descriptive. Une silhouette se découpe sous le ciel depuis une hauteur, un profil méditatif enveloppé d’une ample robe de safran – bouddhiste, si l’on veut – sur fond de ciel, ni masculin ni féminin, mais l’un et l’autre, indiscernables, comme en surimpression, ni enfant, ni vieillard, mais en âge du milieu de la vie, figure spirituelle, non sectaire mais « universelle, alias humaine », une singularité sans particularité communautaire.

À chaque abandon de particulier, tu peux gravir.

(Note : quant à ma patrie, ta patrie, notre patrie, vous n’êtes pas forcés de l’aimer, vous pouvez dire sobrement une légère préférence, argumentée de raison raisonnable.)

 

Michel Deguy